Kael époque !
Sonatine Editions publie Écrits sur le cinéma de Pauline Kael (1919-2001), critique pendant près de quatre décennies, principalement pour The New Yorker. Ce livre de plus de 1000 pages est stimulant et précieux pour qui s'intéresse à la critique de cinéma et à son historicité. Les écrits de la plus connue et controversée critique des Etats-Unis sont presque des essais personnels, aigus, brillants, engagés.
Pauline Kael est une spectatrice d'une exigence folle, et ainsi sont ses critiques, féroces ou aimantes. Elle est entière dans ce qu'elle éreinte comme dans ce qu'elle étreint. La liberté de ses écrits à l'égard des studios frappe, quand la critique de cinéma actuelle voit rogner la sienne, ainsi que le Syndicat français de la critique le dénonçait, dans une tribune parue le 9 novembre, sur le site du journal Le Monde.
Pages 353 à 363 du livre de Kael: sa critique de Le Dernier Tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci, aujourd'hui champ de bataille sociétal, en raison de sa scène de sodomie à la motte de beurre. Que s’est-il passé sur le plateau de tournage ? Un metteur en scène et un acteur, Bernardo Bertolucci et Marlon Brando, qui piègent une jeune actrice, Maria Schneider. Une scène simulée qui n'était pas dans le script, mais ce n'était pas que la fiction: une agression sexuelle, incontestablement, vécue par la victime comme un viol par surprise.
Pauline Kael parle d'un choc face à "cette surprenante sexualité et au réalisme novateur des interprètes". Mais loue aussi Bertolucci, qui "impose son élégance de grand cinéaste". Cette vision raccord avec une époque qui négligeait largement les conditions de production de l'œuvre, la violence derrière la mise en scène de la violence, raconte le rôle de la critique dans la construction des schémas sexistes, à déconstruire aujourd'hui.
Du personnage interprété par Brando, Pauline Kael identifie la "furie sexuelle" et "ses pulsions d'humiliation", signale qu'il exige de la jeune femme jouée par Maria Schneider "une soumission totale à ses envies sexuelles". Elle voit dans ce récit "une version intensifiée et accélérée de l'histoire des relations sexuelles d'hommes dominants et de femmes soumises qui ont défini le modèle sexuel des dernières décennies -modèle qui est en train de s'effondrer. "
Nous sommes en 1972. Pauline Kael aime ce film, "sûrement le plus puissamment érotique jamais réalisé". "Le cinéma fait enfin sa révolution", écrit-elle. Étonnamment prédictrice, vigoureusement vigilante, elle ne méconnaît pourtant pas que Le Dernier Tango à Paris interpelle par la cruauté et la violence masculine mises à l'écran, qui révèlent quelque chose d’effrayant dans la façon que le cinéma a de les exposer: "C'est un film qui pendant de longues années initiera de nombreuses discussions enfiévrées".
Pauline Kael avait vu juste. Nous y sommes encore, un peu plus de 50 ans plus tard. La Cinémathèque française a déprogrammé Le Dernier Tango à Paris, pour éteindre une polémique. Un écran noir sur la normalisation des violences sexuelles à l'écran, et l’opportunité de la discuter.
Regarder le cinéma le plus offensant, le plus violent, le plus dérangeant est un impératif. Pour analyser, penser, comprendre les implications sociales, esthétiques, et morales des œuvres. Pour juger des films, de leurs conditions de fabrication, de leurs représentations. Demain, sont-ce les films sur les guerres, les génocides, les traumatismes collectifs qui seront retirés d'une programmation? On prétextera que ces événements étaient trop choquants. On finira par éteindre la lumière sur tout ce qui nous oblige frontalement à réfléchir. Voir, toujours voir. Dans le procès des viols de Mazan, Gisèle Pelicot a demandé qu'il soit public, que les images soient vues, nécessaires à la manifestation de la vérité. Elle a raison: leur absence est toujours manquante au jugement.
La critique de cinéma exige de voir. Il s'agit d'engagement. Il lui faut rester un espace de confrontation des idées, des esthétiques, mais aussi de questionnement de la représentation de la société, aussi choquante soit-elle. Si nous renonçons à voir ou montrer des films parce que contestés, nous renonçons aussi à les débattre, à les contextualiser, à les mettre en perspective. Il est sain que des controverses émergent, que des prises de parole soient organisées. Invisibiliser les œuvres, n'est-ce pas ce que réclame la cancel culture ? Nous ne pouvons pas nous permettre une cécité collective. Le pire serait de laisser le champ visuel rétréci par l'obturateur de l’anathème.
Le cinéma est un art de lumière et d’ombre. Si nous éteignons la lumière sur ses zones sombres, nous cessons de voir cet art dans son entièreté.
Nathalie Chifflet
Présidente du Syndicat Français de la Critique de Cinéma