Où est passé le public des films art et essai ?
Nota Bene : les entretiens ayant été réalisés entre fin décembre 2021 et fin janvier 2022, les chiffres des entrées de certains films peuvent donc avoir évolué depuis ces dates.
Depuis deux ans de crise Covid, le cinéma d’art et essai souffre du départ de son public fidèle en salle. La baisse, qui atteint 40% sur beaucoup de films, fragilise les distributeurs indépendants. Que faire pour arrêter l’hémorragie ?
Nous allons bientôt “fêter” deux ans de Covid. Après dix mois de fermeture des salles sur ces deux ans, suivis de jauges, de couvre-feux, de masques et de passes sanitaires, l’année 2021 se clôt sur le chiffre de 96 millions de spectateurs, presqu’une bonne nouvelle… En comparant la période d’ouverture (juin à décembre) à la même période de 2019, le CNC se réjouit même d’un recul global limité à 23,2 %. Mais déjà le décompte du mois de janvier est tombé : 10,7 millions d’entrées, soit 40% de moins qu’en janvier 2019. Attention, ce n’est que le début des chiffres qui vont parsemer cet article, qui vous demandera donc plus de 5 minutes de lecture...
Les Américains et les franchises françaises s’en sortent
On pourrait se laisser bercer par la jolie part de marché des films français en 2020 et 2021, respectivement à 44% et 41%. Mais la reprise ne concerne pas tout le monde. « Depuis la fin de l'été et sur les dernières semaines de l'année 2021, les films américains dominent nettement, reconnait Bertrand Lott, fondateur de l’Observatoire de la satisfaction. Cela semble assez clairement s'expliquer par un retour des jeunes spectateurs dans les salles, alors que les spectateurs plus âgés sont moins revenus. Sans doute la crainte de la contamination Covid. Les jeunes spectateurs sont très adeptes de blockbusters américains, d'où leur prééminence en fin d'année, particulièrement sur Spider-Man No Way Home, qui a dépassé les 6 millions d'entrées et finira sans doute au-dessus de 7 millions (un score inédit depuis La Reine des Neiges 2 sorti fin 2019). Côté Français, poursuit-il, plusieurs films ont performé, voire même sur-performé en 2021. Performance pour Kaamelott - Premier Volet, premier film français en 2021 avec 2,7 millions d'entrées. D'autant qu'on estime que le film a perdu 40% de sa fréquentation du fait de l'instauration du Pass Sanitaire le jour de sa sortie. Il avait sans doute le potentiel pour faire entre 3,5 et 4 millions d'entrées. Le coeur de cible du film (les 15-34 ans) est de retour au cinéma, d'où son succès. Il y a aussi les performances supérieures à ce qu'on attendait pour Bac Nord (2,2 millions d'entrées) et pour Boite Noire (1,2 millions d'entrées). Ce sont des films destinés à un public plus âgé, mais en tant que films de genre ils sont parvenus à mobiliser sans doute plus de jeunes qu'habituellement. Ces deux succès s'appuient sur un bouche à oreille hors norme, avec d'excellents retours spectateurs. » Et puis bien sûr, on peut rajouter à cette liste les franchises françaises comme Les Tuche 4, Les Bodin’s en Thaïlande et OSS 117 : Alerte rouge en Afrique noire, qui ont tous rassemblé entre 1,5 et 2 millions de spectateurs.
Chute des films recommandés art et essai
Tout ne va pas si bien dans le meilleur des mondes d’après. En effet, l’ADRC, association pour le développement régional du cinéma, offre une analyse plus pointue de l’année qui vient de s’écouler : selon son baromètre le plus récent, sur les 32 semaines d’ouverture de 2021, le résultat brut des entrées pour tous les distributeurs indépendants est en baisse de 43 % par rapport à leur moyenne de 2016 à 2019.
Peu connu du grand public, le distributeur indépendant est pourtant un maillon indispensable de la chaîne des films d’art et essai : c’est une tête chercheuse, qui investit sur les films avant leur tournage. C’est le premier qui croit à un réalisateur et son producteur. Il permet le déblocage d’autres financements, et orchestre la promotion du film, de plus en plus coûteuse.
Cette baisse énorme, François Aymé, qui dirige le cinéma Jean Eustache à Pessac et préside l'AFCAE (Association Française des Cinémas d’art et essai), l’a constatée aussi : « Les sept derniers mois de 2021, comparés aux sept derniers mois d’avant Covid, montrent une baisse de 22 % des entrées pour nos salles de cinéma d’art et essai. Mais cette baisse est beaucoup plus forte pour les films recommandés art et essai : en 2019 ce marché représentait environ 1 million de spectateurs par semaine. Or depuis mai 2021, il est en moyenne à 600 000 entrées par semaine, soit une baisse de 40%. »
Des films français comme Annette, La Fracture, Tout s'est bien passé, Les Olympiades, De son vivant, L'Evénement, ont rassemblé entre 300 000 et 100 000 spectateurs, des résultats en deçà de ce que leur parcours et leur médiatisation laissaient espérer. Les Illusions perdues, qui atteindra sans doute le million après les César, La Panthère des Neiges qui a dépassé les 500 000 entrées, et dans une moindre mesure Ouistreham qui va vers les 300 000 spectateurs sont trois arbres qui cachent la forêt.
Eric Lagesse, distributeur chez Pyramide et coprésident du Dire, a comparé les recettes en salles de ses films entre 2019 et 2021 : « Elles baissent de 45%. Aujourd’hui va-t-on se réjouir de faire des scores en salle de 200 000 spectateurs sur des films porteurs et de 50 000 sur des films d’auteurs ? » Il n’y a pas si longtemps, ces chiffres étaient inquiétants. La coprésidente du Dire, Carole Scotta, de Haut et Court, a vécu une année moins difficile grâce aux succès de La Panthère des neiges et de Compartiment N°6, mais décevante pour Les Amours d’Anaïs ou Fragile. Aujourd’hui, les distributeurs indépendants ont moins de moyens financiers pour accompagner les producteurs français : « Au temps T, nous prenons des décisions pour dans deux ans, explique Carole Scotta. Les films sortis aujourd’hui, nous les avons achetés pour des montants d’avant la crise et ils font aujourd’hui des recettes de crise. » « Pour un distributeur, prendre la bonne décision n'est pas simple, souligne Bertrand Lott : car on peut reporter une sortie en craignant un effondrement du marché qui ne se produira finalement pas. Le constat global c'est qu’à part le report de la sortie, il était très difficile de limiter la casse en 2020 : les films qui ont le mieux marché sont ceux pour lesquels les distributeurs ont eu l'audace payante de sortir dans un contexte faible et d'apporter ainsi une offre forte au public.» L’expérience a montré que le report des sorties n’était pas forcément une bonne solution à long terme. Les succès de L'Ombre de Staline et la surprise d’Antoinette dans les Cévennes à l’été 2020 sont deux exemples d’œuvres qui ont soudain eu de la place pour exister sur les écrans ! Autres belles performances art et essai de l’année 2021, Nomadland, The Father, ou encore Les 2 Alfred et Adieu les cons, ont été portés par les Oscars ou les César et distribués par de grands groupes : Disney UGC et Gaumont.
Les distributeurs sont les plus touchés
Dans le cinéma comme ailleurs, le Covid a accéléré des mouvements qui étaient déjà en germe. Dont le vieillissement du public des films art et essai, une population qui a davantage peur du Covid que les plus jeunes. Une étude du ministère de la culture, en octobre dernier, soulevait le problème : depuis l’instauration du pass sanitaire, sur les 76 % de Français répondants qui avaient fréquenté les salles au cours d’une année normale, 49% n’y étaient pas retournés depuis le 21 juillet 2021. Et 32 % de l’ensemble des spectateurs indiquaient qu’à la rentrée ils iraient moins souvent au cinéma qu’avant la pandémie.
Pendant ces deux années de crise, les salles de cinéma ont été bien soutenues financièrement par l’Etat et même les collectivités locales. « Notre crainte aujourd’hui, c’est que la baisse structurelle du marché, de 20% des spectateurs, se confirme à long terme, reconnait François Aymé. Nous subissons la concurrence des plateformes, le transfert des talents (Jane Campion, Paolo Sorrentino etc). L’offre de films exceptionnelle après la réouverture des salles, le “mur de films” de la rentrée 2021, va se calmer. 2022 sera donc une année déterminante pour savoir si on va vers une baisse significative des spectateurs. »
Mais du côté de la distribution, les aides de l’Etat ont été moins importantes(1), et la crise est toujours là. « Si notre public cœur de cible ne revient plus au cinéma, s’il part vivre loin de Paris dans des villes où il n’y a plus de salle, s’il choisit de pirater des films ou de regarder les plateformes, ça va tout changer pour nous, distributeurs indépendants, alerte Eric Lagesse de Pyramide. Nous allons sortir moins de films, nos sociétés auront des équipes moins importantes, et ça aura des conséquences sur les producteurs, les réalisateurs, les scénaristes…. Sur toute la chaîne. »
Cela fait longtemps que l’on évoque le nombre trop important de sorties de films, l’inflation du nombre de copies, la durée de vie très courte d’un film en salle (4 semaines contre 8 semaines il y a 20 ans), autant de mouvements défavorables aux films art et essai français. On peut y ajouter les frais de promotion de plus en plus élevés pour les distributeurs, qui peinent à faire connaitre leurs films dans un environnement saturé.
Alors que faire ?
A court terme, les distributeurs indépendants français demandent de l’aide : prolongation de la revalorisation de leur compte de soutien, création d’un crédit d’impôt distribution, les solutions sont à portée de main. Mais à plus long terme, il faut changer, comme le souligne Carole Scotta, et mobiliser la profession : « Nous sommes plongés dans une situation de banalisation de la diffusion des images, notamment de fiction, par les plateformes. Nous ne baissons pas les bras. Il faut réfléchir ensemble aux moyens d’avoir de la place pour nos films en salles, de mieux communiquer, de toucher les jeunes spectateurs. »
« Si le marché confirme sa baisse, lance François Aymé, l’exploitation devra changer et miser davantage sur l’animation, la fidélisation, une carrière longue des films. On se rapprocherait de l’édition avec les livres. D’ailleurs, actuellement certains distributeurs ont des sorties plus larges : les salles du réseau art et essai qui ont les meilleures évolutions sont situées dans des petites villes de moins de 20 000 habitants. »
On le sait, ce que les exploitants appellent “l’animation” autour d’un film fait la différence : avant-premières, rencontres, mobilisation d’associations locales, festivals thématiques. Le documentaire Indes galantes (nommé aux César), a ainsi pu dépasser les 65 000 entrées en quatre mois, comme un autre documentaire nommé aux César, Debout les femmes !, qui avec 130 000 spectateurs reste quand même une petite déception. Dernier exemple, First Cow sorti le 20 octobre dernier. Alexis Mas, distributeur chez Condor, a raconté en 39 tweets passionnants l’aventure de l’achat et de la sortie de cette pépite qui a dépassé les 100 000 spectateurs, soit le meilleur score de Kelly Reichardt en France. Mais cela reste des exemples de films de cinéphiles, “de niche”, alors que nombre de films art et essai ont le potentiel de rassembler cinq à dix fois plus de spectateurs.
La question prioritaire est celle de la fin d’une génération de cinéphiles qui allait régulièrement en salles, lisait des critiques dans des journaux papier, écoutait Le Masque et la plume et privilégiaient l’art et essai. Pour Eric Lagesse, « notre objectif numéro 1 a toujours été de renouveler notre public. On pense aussi aux jeunes distributeurs de 30 ans. La question est maintenant : comment donner envie aux spectateurs de 25 ans de venir voir de l’art et essai, puisque ce public est revenu au cinéma, comme les scores de Spider-Man le prouvent ? »
Les scolaires continuent de remplir les salles en matinée via Lycéens et Collégiens au cinéma, la crise Covid ne les a pas ralentis. Mais sont-ils intéressés par les films qu’ils découvrent ? Que retournent-ils voir quand il s’agit de payer leur billet ? A la rentrée de septembre, le CNC a mobilisé 2 M€ pour un appel à projets à destination des cinémas proposant un travail de diffusion culturelle auprès des 15/25 ans : 250 salles ont postulé. D’ailleurs les CIP (Cinémas Indépendants Parisiens) viennent de lancer un Open Screen Club, façon Open Mic, deux fois par mois, à destination de ce qu’on aime appeler “le public jeune”. Le Festival Télérama, après un arrêt forcé en 2021, vient de réunir 225 000 spectateurs dans 450 salles en janvier dernier. Et l’Afcae a tenté une initiative d’avant-premières surprises de films art et essai : 170 cinémas y participent, pour mobiliser leur public de fidèles sur de nouveaux films. « Pour l’instant, les résultats sont en deçà de nos attentes, concède François Aymé. Mais c’est un nouveau dispositif que nous souhaitons prolonger sur le long terme. »
Or le temps ne se déroule pas à la même vitesse pour les salles de cinéma et les plateformes, les réseaux sociaux, les écrans : si la profession ne se mobilise pas pour inverser la tendance, la diversité du cinéma français en sera la première victime.
Valérie Ganne
(1) : Selon le rapport de la Cour des comptes de septembre 2021 (Les mesures spécifiques de soutien au secteur du cinéma pendant la crise sanitaire), les exploitants ont bénéficié de 134 M€ d’aides, à l’inverse des distributeurs (30 M€). Selon ce même rapport, le chiffre d’affaires des distributeurs avait diminué de 70 % en 2020. 150 sociétés de distribution sont concernées.