Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?

Réponses de Ariane Allard

1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ? 

Je suis issue de la classe moyenne – une espèce en voie de disparition -, de celle qui croyait il n’y a pas si longtemps encore aux vertus des études et du travail pour trouver sa (petite) place dans le monde, à défaut de toujours bien le déchiffrer. Doux rêveurs… Sinon, je ne viens ni de Paris ni de province, mais d’un territoire plus flou dénommé banlieue. Si loin si proche d’une cinéphilie parisiano-centrée… que j’ai pu pratiquer très jeune, malgré tout, grâce aux avantages conjugués d’une carte Orange tarif réduit (famille nombreuse) et de la bienveillance de mes parents (aucun des deux n’était branché cinéma pourtant). Envie d’ailleurs, sûrement ! Je précise que j’ai également vécu et travaillé 4 ans à Arles et 15 ans à Marseille, à l’âge adulte, histoire d’approfondir ma vision périphérique des choses, et que j’ai adoré… faire ce pas de côté.

2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?

Variée. Tout dépend, comme souvent, des personnes, de leur éducation, de leur parcours, de leur curiosité, de leur finesse, de leur goût des autres… ou pas. De leur rapport au pouvoir et à la domination, aussi. Attention spoiler : la misogynie a encore de beaux restes aujourd’hui ! De fait, même en 2024, on n’est jamais à l’abri d’une réflexion “gentiment” sexiste, d’une parole promptement coupée, ou d’un petit sourire rogue qui te ramène à ton statut d’invitée, de non-titulaire, dans la cour des grands cinéphiles importants. J’ai appris à ne pas/plus m’en soucier. D’autant que les choses sont en train, lentement, de changer. Lorsque j’ai commencé, ado, à écouter, Le Masque et la plume sur Inter, à la fin des années 1970, puis à lire des revues de cinéma (Les Cahiers, Positif) au début des années 1980, elles étaient exclusivement dirigées par des hommes, et essentiellement écrites ou animées par eux. Mais comme j’avais 15-18 ans, j’aimais croire qu’en dépit de ce cadre très XY, tout allait péter et que tout me serait permis. Le fait que je rêvais, aussi, de vivre dans un film de Jacques Demy aurait pourtant dû m’éclairer… sur ma capacité à m’émerveiller et m’emballer plus que de raison. Plus tard, à la fin des années 80, lorsque j’ai commencé à travailler en presse écrite (comme reporter, puis cheffe d’édition, puis critique attitrée de cinéma), les médias - et leurs services culture - étaient encore en grande majorité tenus par des hommes, à de très rares exceptions près. Horizon bouché, sentiment d’injustice, plafond de verre incassable : ça a commencé sérieusement à me tarabuster… Je note que, trente-cinq ans après, ce “power model” n’a pas énormément changé (il suffit de jeter un œil sur l’organigramme testostéroné des médias actuels, print ou web), même si j’observe, avec intérêt et bonheur, que de plus en plus de (jeunes) femmes critiques s’immiscent dans ce boys club frileux. Bienvenue à elles, et vive la diversité !

3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?

Je me leurre peut-être, mais je n’ai pas l’impression de la pratiquer, même si je revendique bien évidemment des affinités électives avec certain.es cinéastes plus qu’avec d’autres, donc une part subjective dans le choix de mes chroniques (puisque je ne peux pas écrire sur tout). Plutôt Kelly Reichardt que Jean Richard, en gros. Reste que si l’un.e de mes chouchou.tes me déroute, me déçoit ou me perd au détour d’un nouveau film, je n’hésite pas à le dire ou à l’écrire. Et j’attends avec impatience son prochain opus !

4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?

Cela fera peut-être sourire, mais j’aime assez que notre métier, passablement chahuté, déprécié, voire remis en cause ces dernières années, continue de respecter une certaine déontologie, donc une certaine distance avec les “professionnels de la profession”. Cela ne m’empêche pas d’admirer la vision de certain.es cinéastes comme la vista de certain.es critiques, et de leur dire à l’occasion. Je suis toujours contente de débattre avec eux et elles, de toute façon, et de continuer d’apprendre. Cela peut aussi bien me permettre d’approfondir une intuition, voire une réflexion, que d’envisager une autre façon de voir un film, et peut-être de changer d’avis. Dans ce monde d’ombres et de lumières, on n’est jamais à l’abri d’une épiphanie. Ou d’une belle rencontre. Michel Ciment et son «cinéma en partage» en font assurément partie.

5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?

Très bien, car je n’ai jamais eu envie de “faire” un film. Mon statut de spectatrice professionnelle, un brin obsessionnelle, et de passeuse cinéphile me ravit. Il ne me lasse toujours pas. Je regarde, je découvre, je m’immerge (de préférence au premier rang), chaque fois avec le même appétit ; puis je décortique, lance des pistes, partage et transmets (mon point de vue, ma passion). Eventuellement je guide et je prescris (l’idée étant avant tout d’éclairer). Et je me trompe parfois, aussi.

6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ? 

Je ne parle et n’écris que sur des films que j’ai vus, plutôt deux fois qu’une ! J’évite par ailleurs de descendre un film de façon lapidaire, pour le seul plaisir d’un bon mot. Même raté à mon goût, je n’oublie pas qu’il est l’aboutissement d’un travail (collectif) de 3, 4 ans minimum. Voire d’une vie. Et puis je n’aime pas blesser. Bien sûr, les conditions d’exercice de ce métier nous forcent de plus en plus, aujourd’hui, à jouer aux snipers, à l’oral comme à l’écrit. Faute de temps, faute d’espace. Je le regrette. Quoi qu’il en soit, je déteste les critiques qui se “paient” un auteur, ou règlent leur sort en deux phrases via leur clavier agacé, dédaigneux ou amer. Allez coucher ailleurs ! (ou prenez le temps de vous réconcilier avec la vie en regardant un film d’Howard Hawks). Bref, je pense avant tout que «la critique est l’art d’aimer», comme le disait si bien Jean Douchet.

7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?

Aïe ! Je réfléchis rarement en termes de générations, de “communautés” ou de “chapelles”, trop limitatives, plutôt en termes d’élans, de sensibilités et de convergences. Reste que “my generation” intermédiaire de critiques, qui se situe entre les post-soixante-huitards et les Millennials, s’est coltiné deux mutations notables. L’explosion des magnétoscopes et des magasins de location de vidéo dans les années 1980 a pas mal révolutionné notre rapport à l’image, aux films, et pas mal facilité notre jeune cinéphilie/ boulimie d’alors, donc youpi. Par ailleurs, si l’essor d’internet à la mi-temps des années 90 a décuplé nos envies, il a aussi signé le déclin inexorable de la presse écrite… et considérablement précarisé notre métier. Si l’on a pu en vivre décemment – et exclusivement - pendant quelques années, ça n’est plus le cas aujourd’hui pour une grande majorité d’entre nous.