Découvrir et transmettre
Entretien avec Grégory Coutaut et Nicolas Bardot, fondateurs du site Le Polyester
Créé en 2018 par Grégory Coutaut et Nicolas Bardot, deux anciens du site FilmdeCulte.com, Le Polyester - espièglement sous-titré “La fibre du cinéma d’auteur” - s’est très vite fait une place dans le paysage des revues en ligne grâce à ses choix éditoriaux reposant en priorité sur la curiosité et le désir de sortir des sentiers battus.
Le site s’est en effet spécialisé dans la couverture de festivals aussi divers et variés que Visions du réel, Sundance, Busan, CPH:DOX ou encore la Berlinale, ce qui leur permet de mettre en lumière des films qui ne bénéficieront parfois d’une sortie française que des mois plus tard - lorsqu’ils sortent. Animé par ce désir de découvrir - et de faire découvrir - ce qu’est le cinéma mondial aujourd’hui, ils ne s’arrêtent pas non plus aux standards de l'industrie et mettent sur un pied d’égalité longs et courts métrages, fiction, documentaire et cinéma expérimental, prise de vue continue et animation.
Discussion forcément cinéphile avec les deux membres-fondateurs du site qui reviennent sur leur ligne éditoriale, la passion qui les anime, et leur vision du rôle de la critique dans le parcours de vie des films.
Quel est votre parcours avant le Polyester ?
Gregory Coutaut : J’ai fait des études de cinéma et d’anglais. Je fais partie de cette génération de critiques qui a commencé par ce qu’on appelle la “micro-critique”, c’est-à-dire en postant des avis sur des forums. De fil en aiguille, ça s’est transformé en textes sur des blogs, sur des sites.
Nicolas Bardot : Mon parcours est similaire : j’ai fait une fac de cinéma et une fac d’anglais, j’ai écrit sur des forums, puis sur des sites et d’autres parutions. On se connaît depuis quinze ans, mais nous avons un parcours parallèle depuis une vingtaine d’années !
GC : On s’est rencontré au sein de la rédaction de Film de culte, et nous avons pris la décision de fonder notre propre site en 2018, Le Polyester.
Quelle était l’idée de départ en créant le site ? Simplement avoir votre propre espace de liberté, ou y avait-il tout de suite la volonté de vous démarquer sur le plan éditorial ?
GC : C’est un mélange des deux. Déjà parce qu’au Polyester, il n’y a que Nicolas et moi, ce qui simplifie plein de choses en matière d’organisation. Entre parenthèses, nous sommes mariés et vivons ensemble, nous aimons les mêmes films globalement… Il y a une forme d’évidence. Donc on ne se rend pas vraiment compte du temps qu’on passe à travailler sur le site !
À la base, nous avions envie d’un espace dans lequel nous pourrions écrire à 100% sur ce qui nous plaît, de la façon la plus éclectique possible. Il n’y a pas vraiment eu de stratégie mais quand il a fallu construire le site dans les premiers mois, nous nous sommes dit que nous n’avions pas envie de nous restreindre sur le plan éditorial.
NB : Pour moi, l’idée était d’avoir le contenu le plus riche possible dans sa diversité. D’avoir un espace où le court et le long métrage ont la même place. Où l’animation et le documentaire ne sont pas à la marge mais au centre, au même titre que les autres films. Où nos interlocuteurs et interlocutrices viennent de tous les horizons. C’est une question de diversité de points de vue, et bien entendu cela enrichit la perspective que l’on peut avoir sur le cinéma. Nous essayons d'apporter quelque chose de personnel, et de spécifique. Car si cela nous intéresse, ça signifie que cela intéresse sûrement d’autres gens.
GC : Quand on a lancé le site, j’avais la crainte qu’on s’invisibilise en parlant de choses qui nous intéressent nous, en sortant du cadre des sorties du mercredi. Et ça a eu l’effet inverse. Cela nous a ouvert des portes bien plus rapidement. Nous avons été repérés très vite par des festivals à l’étranger.
NB : Même s’il y a plein de sites qui font très bien leur boulot, il y en a tellement qu’on peut vite être noyé au milieu des autres si on se contente de couvrir l’actualité.
Quand on aime le cinéma, ce n’est pas forcément une évidence de choisir d’écrire dessus. Comment expliquez-vous ce désir?
NB : Quand j’étais petit, je faisais déjà des petits journaux, notamment sur le cinéma… Et le deuxième déclic, c’est dans la deuxième moitié des années 90, quand j’ai commencé à lire des critiques. Je m'intéressais au cinéma comme on peut s’y intéresser quand on est ado : on consomme ce que propose le marché. Quand j’ai commencé à lire des critiques, ça m’a ouvert de nouvelles perspectives, notamment l’envie de voir des films qui ne passaient pas forcément dans ma petite ville de Seine Saint-Denis. J’ai aussi tout de suite été intéressé par la question du point de vue : comment on le construit ? Comment on le transmet ? Je suis resté lecteur pendant plusieurs années, puis petit à petit, je me suis exercé à mon tour. C’est une chose à laquelle j’ai pris beaucoup de plaisir et qui me semblait avoir du sens. C’est venu de manière assez fluide et naturelle.
GC : Peut-être que la critique n’était pas ma première, ni ma seule porte d’entrée dans le cinéma. Les études que j’ai faites portaient spécifiquement sur l’écriture de scénario, et finalement mon parcours m’a mené ailleurs. Je sais qu’il y a beaucoup de critiques pour lesquels la critique est avant tout un art littéraire, un art des mots, de la pensée, de l’articulation. C’est un aspect qui m’intéresse beaucoup effectivement, mais ce n’est pas mon désir premier. Ce n’est pas ce qui me pousse à être critique, ou ce qui me procure du plaisir quand je fais ce métier. C’est peut-être présomptueux, mais j’ai envie que la critique soit quelque chose de très concret. Que cela participe vraiment à la vie d’un film.
Nous avons aussi une expérience de distributeur. Au moment du lancement du Polyester, nous avons monté Aloha Distribution, qui hélas n’existe plus aujourd’hui. La société n’a pas survécu financièrement à la fermeture des salles. Mais quand on a commencé à faire de la distribution, je n’ai pas eu le sentiment de faire un métier fondamentalement différent. Il y a une image que j’aime bien utiliser, qui est la chaîne de vie d’un film, entre le moment où il est terminé et celui où il va trouver son public. Il a besoin de différents acteurs, dans un ordre chronologique : les programmateurs de festival, les vendeurs internationaux, les distributeurs, les exploitants. En général, le critique arrive à la fin, au moment de la sortie, et il est fondamental que ce rôle-là continue à exister, mais je trouve qu’il y a aussi une vertu à ce que la critique puisse intervenir en amont, quand le film vient d’être montré en festival, quand il n’est pas encore dans le circuit. Avant qu’il soit acheté et distribué. Là, la critique peut avoir un rôle.
À force d’aller en festival, on s’est rendu compte qu’il y a beaucoup de films qui sont très bons dont on ne parle pas en France car ils ne sont pas distribués. Nous avons commencé à en parler, et nous en avons fait une spécialité en couvrant de plus en plus de festivals. Nous avons eu beaucoup de retours de professionnels nous disant qu’ils se servent du Polyester comme d’un outil : des programmateurs qui découvrent un film grâce à notre site, des distributeurs qui ont eu envie de voir un film après avoir lu notre critique, etc. J’adore ce sentiment d'œuvrer concrètement au fait que les films circulent.
NB : À côté du Polyester, je suis bibliothécaire. Je m’occupe du fonds vidéo d’une bibliothèque parisienne, et pour moi c’est un travail de transmission qui est assez comparable à ce que je fais pour le Polyester. C’est également cohérent avec ce que nous avons fait en tant que distributeurs. C’est un boulot de passeur.
Au fond, vous défendez l’idée que la critique n’est pas juste un lien entre le film et le public. Qu’elle est indispensable en elle-même.
GC : Je pense qu’il y a une réflexion intéressante à mener sur le parallèle entre le travail de critique et le travail d’historien de l’art. Certes, l’histoire du cinéma est récente, elle se construit d’année en année, mais ça n’empêche pas de l’étudier. Le travail d’historien de l’art est un travail de réflexion, d’analyse, de passeur aussi, mais qui n’est pas dans un cadre marchand, avec l’idée de vendre quelque chose à la fin. J’ai parfois l’impression frustrante que lorsque l’on écrit sur les sorties hebdomadaires, il faut arbitrer entre les films. Il y a une pression du fait de l’enjeu financier à la clef. C’est agréable d’exercer le métier de critique en étant débarrassé de cette pression.
Et d’être libéré de la pression de l’actualité aussi ?
NB : Nous couvrons les sorties chaque semaine, mais c’est vrai que le gros de notre activité reste la couverture de festivals. On en fait une trentaine par an. Pour un certain nombre, c’est en ligne, ce que nous faisions déjà avant le COVID. Cela nous a permis de nous faire connaître et de nous faire inviter dans les festivals où nous nous déplaçons. Car nous sommes dans une “non-économie”, puisque l’on ne gagne pas d’argent avec Le Polyester. Quand on en gagne, c’est uniquement par ricochets, en trouvant d’autres boulots autour comme des interviews pour des dossiers de presse, des textes de catalogues, du travail de programmation ou d’accompagnement de séances.
GC : Ce qui nous a poussé à couvrir les festivals, c’est avant tout le plaisir de la découverte. Et ça permet aussi de voir les films dans un cadre différent, sans aucun historique, sans rien en attendre de particulier. J’ai l’impression que ça leur rend service.
NB : C’est aussi une façon de se distinguer. C’est ce que nous cherchions quand nous avons créé le site, qui a un contenu par ailleurs plutôt classique : des critiques, des entretiens, des dossiers, des news… Nous voulions mettre l’accent sur la découverte et nous extraire du rythme des sorties hebdomadaires. Nous avons toute liberté sur notre site, puisqu’il n’y a pas de publicité. Donc nous voulons utiliser cette liberté pour porter quelque chose d’un peu différent, et ne pas avoir peur de proposer parfois du contenu de niche. C’est une orientation avec laquelle nous sommes de plus en plus à l’aise. J’ai pu, à une époque, me demander à qui nous nous adressions en parlant de films très pointus qui ne sont pas sortis en France. Mais finalement, la réponse, c’est ce qu’expliquait Grégory tout à l’heure : ce sont les professionnels qui utilisent ce que nous faisons parce que nos textes leur donnent envie de voir les films, et ensuite peut-être de les programmer ou de les distribuer. Le fait de ne pas avoir à m’adresser seulement aux spectateurs m’enlève un poids. J’ai l’impression de m’adresser à plus de gens. Et c’est aussi gratifiant d’avoir une petite spécificité, en couvrant des festivals où il y a peu, voire pas du tout de presse française.
Vous publiez énormément d’articles, notamment pendant les festivals. Comment parvenez-vous à gérer ?
NB : On écrit toujours pendant les festivals, jamais après. Pour moi, c’est comme un exercice. J’arrive à écrire relativement vite, et j’ai des mécanismes bien installés. Par exemple, je prends plein de notes pendant les films, comme si je structurais déjà ce que je vais dire pendant la séance. Ce qui m’aide beaucoup quand je suis dans un festival comme la Berlinale et que je vois 4 films par jour ! Pour les interviews, nous faisons les deux tiers par écrit, pour éviter de passer trop de temps dans la retranscription.
GC : Le fait de travailler en couple change aussi les choses. Je ne pourrais pas me permettre de passer autant de temps personnel à travailler sur ce site qui nous ouvre énormément de portes, mais qui ne nous rapporte pas d’argent. C’est un travail qui est motivé par la passion, par le plaisir qu’on y prend.
Quand j’en parle avec d’autres critiques, ça surprend toujours beaucoup quand je dis que mon activité critique n’est pas une source de revenus. Et c’est vrai que cela peut paraître choquant, mais je n’ai jamais connu de situation où je pouvais vivre de la critique. À mes yeux, c’est comme un jackpot un peu luxueux… C’est hélas la situation telle qu’elle est. Je ne connais personne, sur un média indépendant, qui gagne réellement sa vie de la critique, que ce soit en cinéma, en art contemporain ou en littérature.
NB : Moi j’ai commencé à gagner un peu ma vie en tant que critique cinéma entre 2005 et 2009, mais je ne gagnais pas assez. C’est pour cela que j’ai commencé à travailler en bibliothèque.
À votre avis, qu’est-ce que cela changerait concrètement si vous pouviez être rémunérés pour votre travail sur Le Polyester ?
GC : Est-ce que ça changerait ma manière de travailler ? Je ne sais pas. Mais ça changerait mon état d’esprit. Ce serait un bénéfice gigantesque, un gros stress en moins.
NB : J’avoue que c’est une question que je ne me pose plus !
GC : Oui, on a un peu fait le deuil de cette question-là…
La vraie question, c’est : est-ce que vous seriez aussi libres ?
GC : C’est sûr que la ligne éditoriale que nous avons vient aussi du fait que nous n’avons personne au-dessus de nous pour nous dire quoi faire. Et il faut dire que si nous ne nous satisfaisions pas de ce système, nous aurions arrêté. Au contraire, nous essayons d’utiliser ce mode de fonctionnement comme une force.
Et vous, quel est votre rapport à la critique aujourd’hui ?
NB : Paradoxalement, je ne lis plus trop de critiques. Beaucoup moins qu’avant. Ce qui peut nourrir ce que j’écris, ce sont plutôt d’autres formes d’art : la littérature, l’art contemporain… Aujourd'hui, il y a des critiques qui m’intéressent, mais plutôt dans la critique anglo-saxonne. Plus j’avance, plus je trouve un bon équilibre en restant dans ma bulle.
GC : Je me souviens que les premières critiques que j’ai lues, c’était celles de Sophie Avon dans Sud-Ouest, parce que je viens de Bordeaux ! Mais je partage ce que dit Nicolas. Cela peut sembler un paradoxe, mais je lis peu de critiques, à part des critiques anglo-saxons, notamment sur le cinéma français, car il y a toujours quelque chose d’un peu inattendu dans leurs points de vue. Les gens qui me semblent prescripteurs sont peut-être moins des critiques que des programmateurs de festivals dont nous avons identifié la ligne éditoriale comme proches de nos goûts, de nos désirs, de notre manière de voir des choses. Il y a bien sûr Carlo Chatrian lorsqu’il programmait à Locarno et à la Berlinale, Paolo Moretti à l’époque de la Roche-sur-Yon puis de la Quinzaine des Cinéastes, Lili Hinstin lorsqu’elle s’occupait de Locarno également, Vanja Kaludjercic qui programme à Rotterdam ou encore Charlotte Serrand qui dirige la Roche-sur-Yon depuis quelques années... L’une de nos boussoles, c’est clairement le travail de programmateurs et programmatrices.
Pour finir, on pourrait en revenir à la question qui est en filigrane dans toute notre conversation : à quoi sert la critique ?
NB : J’ai l’impression que de l’extérieur, les gens ont encore souvent l’impression que le critique est un arbitre qui dit si le film est bien ou pas. Et qu’il n’est donc utile qu’au moment d’aller voir un film… Ce qui est une idée fausse.
GC : Je repense souvent à la phrase de Truffaut qui dit que personne ne rêve d’être critique. C’est une phrase qui m'énerve beaucoup. Je ne suis pas d'accord avec ça. Peut-être que personne n’en rêve, mais ce n’est pas pour ça que cela ne sert à rien. Le commentaire sur la culture de manière générale est indispensable. Il faut en parler de plein de manières différentes. Et le critique n’a pas juste une fonction de commentaires. C’est un rouage à part entière dans la chaîne du film. C’est extrêmement concret. Je crois encore qu’un film peut trouver son public grâce à la critique.
NB : Et peut-être que le public n’aurait pas accès à certains films en salles s’il n’y avait pas eu un travail critique en amont.
Marie-Pauline Mollaret