De la critique dans tous ses états à l’état de la critique

par Michel Ciment

En hommage à Michel Ciment, notre Président d’honneur, nous vous proposons un de ses textes fondateurs sur la critique de cinéma. Écrit pour la revue Positif en 1987, il n’a rien perdu de sa force ni de son actualité aujourd’hui. Avec l’humour, la culture et l’exigence qui donnaient tant de saveur à chacune de ses interventions, Michel Ciment revient sur les grands principes de la critique de cinéma et sur son utilité. À méditer !



En souvenir de Jeannine et de son exigence.

Boujut a beau jeu...

Faire le procès de la fonction critique est un exercice aussi vieux que le monde - depuis Aristote, probablement. Pendant les années récentes l’envie régulièrement me venait de m'interroger sur l’évolution de cette activité. Après tout ce souci est fort légitime : à quoi servons-nous, quel est le rôle par exemple d'une revue comme Positif ici et maintenant. Et puis la lassitude me reprenait : comment être à la fois juge et partie, et surtout, comme disait Montaigne, « nous ne faisons que nous entregloser ».

Un article récent de Michel Boujut (Les critiques de ciné sont-ils des ripoux) publié dans un dossier de L'Événement du Jeudi consacré au pamphlet (4 à 10 décembre 1986) m'a pourtant conduit à prendre la plume. Michel Boujut connaît la maison. Auteur de livres de référence sur Tanner, Soutter et Wenders, co-producteur avec Anne Andreu et Claude Ventura de l’excellente émission Cinéma Cinémas, il fit même ses premiers pas comme collaborateur de revue dans Positif si je ne m'abuse.

Pourtant son texte, malgré des notations pertinentes, était loin de me satisfaire. Passons sur sa conclusion en forme d'homélie « ce dont crève la critique c'est du manque d'amour» (personne n’a le monopole du cœur, on le sait, mais il est curieux de le voir évoqué dans une série d'articles intitulée Présentez Hargne). Passons aussi sur un post-scriptum, pure figure de style, « je ne m'abstrais pas du jeu de massacre. J'ai tous les défauts des confrères plus les miens ». Car enfin si Boujut est impressionniste, cuistre, suiveur, mondain, idéologue, girouette, docteur, mufle, provocateur, carpette, s'il ronchonne et ronronne, s'il vend sa plume pour un carton d'invitation, s'il est spécialiste du pompeux et de la paillette, si c'est un robinet d’eau tiède en or massif, toutes choses qu’il reproche tour-à-tour à un certain nombre de ses confrères en nous avouant par ailleurs qu’il a bien d’autres vices à cacher, qu'il passe la main, qu’il demande à Jean-François Kahn et Jérôme Garcin de lui confier la philatélie ou les pronostics hippiques, deux rubriques à créer dans son hebdomadaire.

Non, ce qui gêne dans le texte de Boujut, c'est qu'il aurait pu être écrit voici vingt-cinq ans ou même il y a un siècle et demi quand Balzac publiait sa Monographie de la presse parisienne. Comme pour souligner le caractère non daté de ses remarques, Boujut cite, en en partageant les conclusions, ces propos de Pierre Marcabru parus dans un numéro spécial des Cahiers du cinéma de décembre 1961 sur la critique : « Jetez dans un puits tous les critiques cinématographiques de Paris, comblez ce puits, rien ne bronchera. Le cinéma libre, tranquille innocent, continuera sa route. Jetez dans ce même puits tous les chefs opérateurs de Paris, tout sera bouleversé. Le cinéma entravé, inquiet, menacé, s’arrêtera. » Pour paraphraser le duc de Saint-Simon qui s'en prenait, lui, aux philosophes et aux écrivains, ces déclarations opposant une fois de plus la main à charrue à la main à plume au profit de la première, n'en sont pas moins dénuées de tout fondement. L’accepter, ce serait nier le mouvement des idées, la simple activité intellectuelle, la lente progression des valeurs et des concepts nouveaux. Mais l’hypothèse de Marcabru pourrait trouver aujourd’hui une sinistre légitimité si, précisément, la critique n'existait plus, ou plutôt si ceux qui font profession de l'exercer n'étaient en voie de disparition, si on ne leur accordait plus que les signes apparents de leur fonction. Il y a en effet comme un parfum d'abandon et de renoncement à entendre de si nombreux journalistes s'en prendre à ce qui est, après tout, leur profession. Frédéric Mitterrand ne déclarait-il pas, au moment où il abandonnait Etoiles et toiles pour le pâle Acteur Studio, « si j'avais à choisir entre Christian Fechner et les Cahiers du cinéma, je choisirais Christian Fechner ». Dieu sait si nos confrères du passage de la Boule Blanche nous ont souvent tannés, mais nous les préférerons toujours et de loin aux Bronzés. N'avons-nous pas entendu Claude-Jean Philippe, après nous avoir infligé hebdomadairement et sans relâche les voix de Straub, Duras, Godard et Garrel dans son Cinéma des cinéastes de France Culture, se reconvertir aux merveilles des grands films américains du samedi soir dès que Philippe Labro lui eût offert sa succession au Samedi Cinéma de RTL. Et ne lisions-nous pas récemment sous la plume de Michel Braudeau (lui-même critique pourtant) : « certains pensent que les critiques sont des crétins, d'autres qu'il faut les tuer. Supposons que la vérité soit entre les deux » (le Monde du 18 décembre 1986) ? Et Marc Esposito dans Première (juin 1986) de déclarer «je peux constater que malgré les a priori culturels et les convenances archaïques le cinéma que j'aime a encore marqué quelques points. Nos positions sont aujourd’hui moins marginales qu'il y a dix ans et elles le seront de moins en moins. Je continue de croire que dans vingt ou trente ans, il n'y aura plus le moindre rabat-joie pour séparer cinéma d'auteur et cinéma commercial ». Si l'on comprend bien, la critique n'entérinant plus que le goût (supposé) du public (vu comme une entité abstraite) n'aurait plus qu'à se fondre avec lui, c’est-à-dire à disparaître ou à se transformer en informateur. Deux publications nouvelles, Vision International et Studio Magazine, excluent d'ailleurs de leur formule, si l'on en croit Libération (6 janvier 1987), “le pari de la critique”.

L'espace et le nivellement

J'espère que l'on ne fera pas le procès à l'auteur de ces lignes de rejeter le cinéma populaire puisqu'il lui a consacré la quasi-totalité de ses ouvrages, ni à cette revue d’avoir ignoré Coppola et Cimino, Bertolucci et Fellini, Scorsese et Pollack, Sautet et Deville, Risi et Comencini pour ne citer que quelques contemporains. L'opposition scolaire du public et de la critique devrait depuis longtemps être abandonnée. Le public a su spontanément reconnaître (sans même parfois prêter attention à leur nom) le génie de Ford et de Walsh, de Hawks et de Minnelli bien avant que la critique ne les analyse et les consacre. Inversement c'est un patient travail critique de découverte et de soutien qui a conduit progressivement des cinéastes moins accessibles comme Bunuel, Antonioni, Wenders, Bergman ou Resnais au succès populaire du Charme discret de la bourgeoisie, de Blow Up, de Paris-Texas, des Scènes de la vie conjugale ou de Mon oncle d'Amérique pour le plus grand profit des hommes d’affaires.

Il faut réaffirmer ce point au risque de choquer : le critique ne doit pas se soucier du public. Il doit dire ce qu'il ressent et l’expliquer avec les outils dont il dispose. Ses seules références, ses points d’appui sont ses connaissances et son goût. Comme disait Max Ophuls « A force de courir après le public, on finit par ne plus voir que son cul », et si Lubitsch déclarait n’aimer mettre en scène que des films que lui-même comme spectateur aimerait aller voir tout en espérant que le public ait la même aspiration, le critique de même ne peut rien espérer d'autre que d’inciter ses lecteurs à partager ses goûts.

Ce pourquoi lorsque Michel Boujut, pour en revenir à sa Philippique, affirme que les critiques sont toujours plus ou moins coincés entre le marteau (des cinéastes) et l’enclume (du public), il s’égare. Nous venons de voir le rapport à l'enclume. Quant au marteau ? François Truffaut a réglé le problème une fois pour toutes - lui qui s'est toujours refusé à s'en prendre aux critiques peut-être pour l'avoir été lui-même - quand il déclarait en substance que les cinéastes s'ils méprisent à ce point les critiques devraient les attaquer lorsqu'ils sont couverts de récompenses et d'articles élogieux puisqu’ils proviennent des mêmes hommes qu’ils vilipendent en cas d'échec ou d'accueil défavorable. Point de vue lucide qu’auraient dû partager Jean-Jacques Beineix et Claude Lelouch au lieu de se livrer à une pitoyable prestation télévisuelle pendant le dernier festival de Cannes, s'attaquant à quelques confrères qui n'avaient pas eu le bon goût de défendre leurs films. On comprend certes l’amertume des créateurs qui voient le travail d'un an ou plus jugé négativement sur trois colonnes écrites en quelques heures.

C’est la règle, hélas, d’un jeu que l'on peut vouloir abandonner, mais ce serait alors rendre souverains le panneau d'affichage, le spot publicitaire et l’interview auto-promotionnelle. Le critique ne doit pas se soucier davantage du cinéaste que du public s'il fait son métier avec intelligence, sérieux et probité. Il sait toujours que le réalisateur attaqué ne lui pardonnera pas et que souvent celui dont il a fait l'éloge en discutera les termes ou les raisons tant « il est difficile », disait Vauvenarges, « d'estimer quelqu’un comme il veut l'être ». En fait la critique telle qu'elle fut pratiquée en France pendant sa période la plus féconde (disons grosso modo de 1950 à 1975) a agi comme ce quatrième pouvoir qu’est la presse dans la conception qu’en ont les Américains, c'est-à-dire un contrepoids non pas, dans ce cas, au législatif, à l’exécutif et au judiciaire, mais à la publicité, à l’exploitation et à la distribution. Contrepoids certes souvent dérisoire mais qui seul permettait à des œuvres soit difficiles, soit venant de pays lointains, soit signées d’inconnus de se frayer un chemin et de préparer le futur.

Ce que Michel Boujut dans son attaque tous azimuts a oublié c’est que le paysage a changé, que c'est le système qu'il faut analyser et mettre en question plus que les hommes, même s'il est toujours plaisant (nous ne nous en privons pas à l'occasion) d'attaquer l'inculture de l'un, la pratique du copinage de l'autre, les incohérences du troisième. Tout cela est anecdotique face à la mutation considérable de la presse en matière de critique depuis une décennie.

Tout se passe comme si, d'abord, on pouvait arborer aujourd'hui fièrement son absence de cinéphilie (Truffaut encore : « il faut s'habituer à l’idée que nous serons jugés par des gens qui n'auront jamais vu un film de Murnau ».), son culte du succès, son anti-intellectualisme même dans les allées de la presse où ces attitudes étaient naguère honnies tout comme d’autres, en politique, revendiquent sans vergogne appartenir à la droite la plus réactionnaire. A-t-on remarqué à quel point les chiffres d’entrées dans les salles sont mis en avant que ce soit à la radio (les Etoiles du cinéma de France Inter) ou dans la presse (Pariscope), soulignant impitoyablement le maigre score de films parfois admirables dont se détourne encore davantage le spectateur qui aurait pu être, malgré tout, tenté d'y aller voir. Ciné-chiffres et le Film français, indispensables pour l'industrie, deviennent les pôles de référence du jugement et le travelling n'est plus une affaire de morale mais de tickets vendus.

L'espace ensuite. Tout va vers la critique express, le rôle d’observateur pressé, le point rapide. C’est le triomphe de la notule. Sait-on que Pauline Kael du New Yorker, le célèbre hebdomadaire américain, dans ce pays d'analphabètes bien connu dispose de six à huit pages pour rendre compte des films nouveaux et que ses articles si discutables soient-ils mais en tout cas brillants, documentés et analytiques sont ensuite commentés dans le reste du pays ? Même le médiocre Vincent Canby se voit offrir dans le New York Times un espace que lui envieraient les critiques parisiens. Et ne parlons pas de la presse italienne ou scandinave. De plus en plus la critique proprement dite est réduite à la portion congrue. Il reste bien sûr quelques exceptions, les plus notables étant Pérez au Matin, Danièle Heymann dans Le Monde, Daney dans Libération, Jamet au Quotidien, Chazal dans France-Soir, Annie Coppermann aux Echos ainsi que les pages fournies et documentées de Télérama. Mais l’importance croissante de la rédactionnelle (reportages de tournage, portraits, potins) finit par encercler la recension critique. Même si celle-ci est négative, le poids écrasant de textes et d'images consacrés à un film par ailleurs jugé sévèrement fait que pour le lecteur c’est celui-là qui fait l’événement. Un film remarquable mais que ne précède aucune trompette promotionnelle sera vite oublié malgré quelques colonnes élogieuses. On considérera comme significatif le départ de Michel Mardore (avec qui, nos lecteurs le savent, nous avons pu échanger quelques piques) du Nouvel Observateur où il représentait une critique d'opinion faite par un connaisseur mais qui ne se pliait pas assez au rouleau compresseur du sacro-saint “événement”.

Le nivellement enfin. Sans regretter un âge d'or de la presse qui n'a jamais existé, il me souvient des années 50 où passer du Arts d’André Parinaud au France-Observateur de Claude Bourdet, de L'Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber aux Lettres nouvelles de Maurice Nadeau c'était faire connaissance avec une variété de points de vue et de sensibilités qui pour ne parler que du cinéma allaient de Sadoul à Truffaut, de Bazin à Benayoun, de Kyrou à Doniol-Valcroze, de Bory à Tailleur et ces personnalités s’exprimaient dans des articles longs documentés, souvent polémiques au service d’une conception du cinéma et d`une recherche de l’œuvre rare. Imaginons aujourd'hui un Michel Cournot (il existe toujours) proposant à Jean Daniel (idem), comme il le faisait régulièrement dans les années 60, une double page sur un film inconnu, disons Ajantrik de Ritwik Ghatak sorti au Republic Cinémas. Impensable. Ce traitement privilégié, Le Nouvel Observateur pouvait le réserver aux Amours d’une blonde lors de sa sortie au Saint-André des Arts le film fut-il tchèque et signé d'un nom peu connu, Milos Forman. Aujourd'hui ce dont on parle c’est ce dont il faut parler : à savoir en décembre 1986 par exemple Les Fugitifs et Le Nom de la rose, pré-vendus, clés en main. Hors d’eux, point de salut.

Dans le même Nouvel Observateur (mais vingt ans plus tard) Jean-François Josselin dresse un bilan cinématographique de l’année 1986 (n° 8 du 15 janvier 1987). Tous les films mentionnés sont soit français, soit anglo-saxons. Ils sont au nombre de trente-cinq mais l’on cherchera pourtant en vain dans ce panorama rétrospectif Le Sacrifice (!), Zoo, L'Ame-sœur, Mon ami Ivan Lapchine ou quelque autre film de Guerman, Ajantrik bien entendu (ne rêvons pas), Ginger et Fred, A touch of Zen, Welcome in Vienna, Contes cruels de la jeunesse, La Légende de la forteresse de Souram, Les Feux d’Imatsuri qui se seraient glissés probablement plusieurs fois dans la liste de tout cinéphile (quel terme odieux, aussi détestable n’est-ce pas qu’amateur de livres ou de tableaux).

Les chaînes de télévision elles-mêmes se font l’écho de cette absence de diversité. Certes c'est Paris qui fit la renommée du Voyage des comédiens de Théo Angelopoulos et permit à quelques dizaines de milliers d'amateurs de le découvrir. Mais c'est ensuite Channel Four et les chaînes allemandes qui le programmèrent pour des millions de spectateurs. L’émission de Lacouture et Guillebaud Cinéma sans visa qui offrait une fois par mois la possibilité de voir un film rare d'un pays lointain a été supprimée et, en une année de programmation sur les trois chaînes principales, on compte au maximum une dizaine de films qui ne soient pas d'origine anglo-saxonne, française ou italienne. Et qui s’en plaint vraiment ?

Pourquoi s'inquiéter de ce conformisme en accord avec ce qui fait recette puisque, Marc Esposito nous l'explique dans Première (janvier 1987), « En 86 le public ne se “trompe” pratiquement plus. Comme les gens savent ce qu'ils vont voir, ce qu'ils veulent voir, ils ont peu de chances de se laisser tenter par des films qui, finalement, ne leur plairont pas. » Les films américains à vedettes ou précédés d’une grande réputation, les films français à gros budget ou proposant des stars sont les seuls dans la production mondiale à retenir pour Première. Le public synchrone avec Première (même s'il ne plébiscite pas Hors la loi ou Le Lieu du crime) mais nullement influencé bien sûr par les pavés publicitaires et la rédactionnelle ne peut que faire le bon choix. Tout est en ordre. “A quoi sert la critique ?” demande implicitement Marc Esposito. “A rien” est la réponse susurrée. D’ailleurs l’ex-rédacteur en chef de ce magazine dont on ne peut que louer la qualité des reportages-photos, de l’information et des entretiens n'ajoute-t-il pas : « En 86 n’importe quel adolescent a vu plus de films qu'un cinéphile moyen d'avant-guerre à la fin de sa vie. Comme aujourd’hui même les critiques les plus âgés ne peuvent plus avoir vu tous les films, l'écart entre public et critique a logiquement beaucoup diminué. » Exit le critique face à cette logique quantitative. CQFD. Et qui le regrette puisque le système fonctionne tellement mieux sans ces anciens empêcheurs de tourner en rond (dont il reste toutefois quelques dinosaures, admet Esposito) ?

Du superlatif au tintamarre

Il n'est pourtant pas certain qu'à long terme ce ronron médiatique ne soit pas des plus nocifs à la production elle-même. Car le public sait aussi faire un succès à des films singuliers ne bénéficiant d'aucun battage publicitaire (ex. Welcome in Vienna ou a fortiori Meurtre dans un jardin anglais) et l'éclosion de talents nouveaux, la recherche d’œuvres différentes sont indispensables au développement d’un art donc d’une industrie. Le succès incontestable des tribunes radiophoniques sur le cinéma où continuent à s'exercer un jugement critique, un échange de vues et un esprit polémique montre que des spectateurs beaucoup plus nombreux qu'on ne le croit attendent autre chose qu'un murmure publicitaire. Or ce qui reste de la critique - à de notables exceptions près - participe de ce murmure sans intention blâmable. Mais au fur et à mesure que s'efface le commentaire, le dithyrambe le remplace et son corrélat épisodique, l’éreintement. Mauvais sang, où s’exprime un talent indiscutable, devient le plus beau film de l’histoire du cinéma que l'on ait vu depuis Noir et Blanc de Claire Devers sorti... deux semaines plus tôt. Un événement chasse l'autre à une cadence accélérée. Ainsi le film de Carax auquel les Cahiers du cinéma ont consacré de longs textes dans deux numéros successifs et que l’on a comparé ici et là à Murnau, Joyce, Vigo, Picasso, Welles ou Schönberg ne figurait pas un mois plus tard dans la moitié des listes des dix meilleurs films de l'année dressées par les collaborateurs de cette même revue ! Et si Le Nom de la rose, grand spectacle soigné, mérite tant de superlatifs, quel vocabulaire devra-t-on trouver pour saluer une œuvre majeure de notre temps ? Tout se passe comme si une critique aux abois, réduite à un pré carré de plus en plus restreint, ne disposant pas d'espace pour développer ses arguments, n’avait pas d'autre recours pour démontrer sa présence que d'encenser sans nuance et de diminuer un peu plus chaque jour son influence sur ses lecteurs par faute de crédibilité (voir à ce sujet notre article sur l’appel pour Une chambre en ville, Positif, n° 263).

Dans un hebdomadaire, Télérama, qui « couvre » pourtant de façon complète et sérieuse, exemple rare, l’actualité cinématographique, quatre chefs-d’œuvre étaient annoncés dans la même semaine : Wanda’s Cafe, Le Sixième Jour, La Légende de la forteresse de Souram, La Puritaine ! Il n'est pourtant pas certain qu'un seul le fût si tant est que l'on puisse définir le terme. Julien Gracq, dans le pamphlet qu'il publia en 1950 contre la république des lettres, La Littérature à l'estomac, ne pouvait pas prévoir à quel point son diagnostic se révélerait de plus en plus évident et s’appliquerait aujourd'hui à toute la scène culturelle qui a vu depuis lors l'arrivée de la télévision, miroir démesurément grossissant de tout le brouhaha médiatique. « Le critique, lui, n'en veut pas démordre : coûte que coûte il découvrira, c'est sa mission - ce n’est pas une époque comme les autres - chaque semaine il lui faut quelque chose à jeter dans l'arène à son de trompe : un philosophe tahitien, un graffiti de bagnard - Rimbaud redivivus. On dirait parfois au milieu de la fiesta culturelle et colorée qu'est devenue notre “vie littéraire” une trompette affalée qui sonnerait tout par peur d’en passer : la sortie du taureau de course et celle du cheval de picador. » Surtout, ajouterons-nous, si taureaux et chevaux sont français.

Avant guerre Georges Charensol et quelques amis créèrent l’Association française de la critique de cinéma pour distinguer les critiques indépendants des publicistes camouflés qui encombraient alors les journaux. Récemment, cette association s'est transformée en syndicat. Il y a là un signe évident : la critique a obtenu gain de cause, s’est imposée mais elle doit aujourd'hui se défendre pour ne pas s’effacer.

Est-ce donquichottesque, est-il encore temps de demander aux directeurs de journaux, aux chefs de service qu'ils prennent conscience du champ d'action nécessaire pour qu’une vraie critique puisse s’exprimer ? Par l’espace accordé en premier lieu. Mais aussi que chaque quotidien ou hebdomadaire ait un critique en titre qui fasse entendre sa voix régulièrement, qui soit un pôle de référence par rapport auquel se détermine le lecteur.

Aujourd’hui, nous assistons à un émiettement des responsabilités et des tâches qui rend les contours flous. Dans le même journal un collaborateur se montrera d’une indulgence totale pour une médiocre comédie française contemporaine tandis que son confrère pourra juger sévèrement quelques jours plus tard un Capra ou un Preston Sturges. Qui parle, par rapport à quelles valeurs, à quelles options, à quels goûts ? Pérez au Matin et quelques autres poursuivent, grâce à la confiance que leur accorde leur rédaction, ce travail régulier sans lequel il n'y a plus qu’anecdote sans signification, mouvement d’humeur imprévisible. Un Jean-Jacques Gautier, dans sa rubrique théâtrale du Figaro, et si détestables que furent ses choix, permettait, dans les années 50, à quantité de lecteurs de se déterminer à contrario en choisissant d'aller voir - Ionesco, Beckett, Audiberti, Adamov – ce qu'il rejetait. La note brève et expéditive remplace trop souvent le commentaire et la cacophonie où se perdent les hiérarchies se substitue trop souvent hélas à l'exercice soutenu d'un jugement critique. Nous assistons à ce paradoxe : jamais le public n'a été aussi cinéphile, informé, cultivé, jamais autant de livres n'ont paru sur le cinéma et jamais on ne lui a donné, comme aujourd’hui, aussi peu de réflexion esthétique et d'analyse approfondie dans la grande presse. Les hommes, nous l'avons déjà dit, sont beaucoup moins en cause que le système. Que le cadre change – est-ce encore possible ? - et de nouveaux Bazin, Tailleur, Truffaut pourront apparaître qui posséderont les qualités requises de tout critique digne de ce nom : la capacité d’analyse, la connaissance, le goût de la découverte, le style (y compris l'art de savoir rendre par les mots l'aspect visuel d'un film), l’enthousiasme communicatif, le sens de la hiérarchie esthétique. Et aussi que le cinéma soit le centre de sa vie professionnelle. Oui, la critique est un métier qui s'apprend, lentement, par la fréquentation des œuvres et des textes. Le cinéma, de nos jours, est le sujet de conversation le mieux partagé. Faut-il pour autant confier à n’importe qui le soin d'écrire sur lui ? Et je soupçonne, dans l’indifférence ou le mépris de nombreuses rédactions en chef pour le septième art, comme le reflet de cette banalisation mondaine. L’analyse des cours du Mark, de l’économie soviétique, des missiles sol-air, des tendances de la peinture contemporaine, du bridge ou du tiercé semblent, de toute évidence, requérir un savoir et on ne la confie pas à tout un chacun. Mais pour évoquer Orson Welles, la comédie musicale ou le cinéma japonais...

Quel est aujourd’hui le rôle d'une revue ?

Paradoxalement aussi indispensable qu'il y a trente-cinq ans - même si les journaux à quelques exceptions près n’en mentionnent jamais l'existence - alors que le contexte est diamétralement opposé. En 1950 les revues naissaient au milieu d'une presse qui consacrait peu de place au cinéma. Elles apportaient à leurs lecteurs des informations, des réflexions, des entretiens, des points de vue qu’ils ne trouvaient pas ailleurs. Aujourd’hui, le cinéma est omniprésent mais ce babil uniforme qui concerne de page en page les mêmes films, les mêmes stars finit par noyer les contours, gommer les aspérités. On songe encore aux lignes de Gracq « la voix de l'écrivain parvient à la foule mais lui parvient à peu près comme l'éructation indistincte de ces hauts-parleurs qui glapissent sur le tintamarre d'une fête foraine - comme un bruit de fond ». Si nous avons pu ironiser sur certaines positions du magazine Première, ce n'était pas pour en nier les qualités certaines que nous avons d’ailleurs reconnues et qui expliquent sa progression foudroyante et son immense succès (cinq cent mille exemplaires), mais pour nous inquiéter du syndrome qu'il représente et de l'intimidation qu'il exerce. On a vu Cinématographe naguère dirigé par Jacques Fieschi s’orienter vers une formule magazine qui sacrifie de plus en plus l'histoire et l'analyse. La tentation de la revue à devenir magazine est grande. Pourtant quitte à être traité d'élitiste - mais il appartient à chacun de vouloir le devenir ! - il nous semble nécessaire de maintenir. De faire des choix dans l’actualité (il est vrai que le musée d'Orsay s'y refuse avec un recul d’un siècle !) au mépris de ce qui marche et de ce qui ne marche pas pour que se côtoient sur les mêmes couvertures Murer, Corti, Greenaway, Stévenin, Guerman, Gathak mais aussi Coppola, Scorsese, Resnais, Pollack, Deville et Huston. De nous pencher sur l’histoire car le présent ne se comprend qu'à la lumière du passé. D'être à la fois convaincus et mobiles même si comme l'écrivait savoureusement Balzac « le public en France trouve ennuyeux les gens à convictions et accuse les gens mobiles d'être sans caractère ». De partir à la découverte du futur au gré des festivals et des voyages qui permettent un travail d'éclaireur. D'écouter plus que jamais ce qui se fait à l’étranger pour échapper à l’ethnocentrisme si vivant en France. De ne pas renoncer à l'analyse quitte dans cette époque d'anti-intellectualisme à se voir taxés d'obscurité par les obscurantistes.

Nous prenons sans doute ainsi le risque d'une occultation passagère de notre discours critique ou de sembler, comme nous le reprochait ironiquement Michel Boujut dans le texte déjà cité, « d 'aspirer plus que jamais à une cinéphilie reconnue d'utilité publique ». Cela peut paraître présomptueux mais cette action que nous voulons continuer avec d’autres revues, quelques confrères et d'autres amoureux du cinéma à travers la France, des animateurs culturels aux exploitants et distributeurs dynamiques de Paris et de Province et aux directeurs de festivals originaux et novateurs nous paraît en cette époque d'atrophie et de concentration plus que jamais nécessaire.

Michel Ciment

Positif n° 313, mars 1987