Des films comptent sur nous
par Philippe Rouyer
L’annonce de la mort de Michel Ciment, le 13 novembre dernier a soulevé une vague de tristesse et d’émotions : des critiques de cinéma qui l’avaient côtoyé et avec qui il avait volontiers ferraillé, des cinéastes du monde entier (de Jane Campion à Marco Bellocchio, en passant par John Boorman et Wong Kar-wai), des représentants de tous les corps de métiers du cinéma (techniciens, producteurs, distributeurs, attachés de presse, exploitants), mais aussi des spectateurs, lecteurs de Positif ou auditeurs du Masque et la Plume, ont tenu à exprimer combien il avait compté pour eux et tout ce qu’ils lui devaient.
Ces témoignages ont bien sûr mis du baume au cœur à tous ceux qui venaient de perdre un être cher. Mais au-delà, on peut y voir une formidable reconnaissance du travail de critique de cinéma. Certes, Michel aura été un critique exceptionnel, battant tous les records de longévité (60 ans à Positif, 53 ans au Masque, sans parler des 26 ans de Projection privée, son émission hebdomadaire sur France-Culture), de reconnaissance mondiale et même de vente de livres de cinéma (son Kubrick traduit dans une vingtaine de langues et vendu à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires). Mais ce qu’ont exprimé à sa mort toutes ces personnes est plus personnel et intime. C’est comment un homme, dont toute la vie a été de parler des films qu’il avait vus et de défendre ceux qu’il avait aimés (le registre où il était le meilleur), a changé sinon leur existence (c’est le cas de tous les jeunes critiques ou cinéastes dont il a encouragés et aidés les débuts), du moins leur manière de voir un film, assorti de la découverte d’un paquet de titres et d’auteurs qu’ils auraient peut-être ignorés s’il ne les leur avait pas recommandés.
Alors, à la question lancinante “À quoi sert la critique ?”, plus que jamais d’actualité à l’heure où les revues papier crèvent de l’augmentation des coûts de fabrication et où les appréciations rarement argumentées des uns et des autres sur les réseaux sociaux noient le discours critique dans le tohu-bohu des écrans, la disparition de Michel Ciment vient apporter une réponse éclatante. Comme si, de là où il est, il venait encore rappeler l’importance d’un combat qu’il a mené toute sa vie. Ce que les campagnes publicitaires, le bouche à oreille et les réseaux sociaux n’ont jamais fait pour promouvoir des cinéastes débutants ou inconnus, des films exigeants venus d’horizons lointains, la critique de cinéma quand elle est pratiquée avec sérieux et exigence peut y arriver.
Alors haut les cœurs et tous au travail ! Des films et leurs futurs spectateurs comptent sur nous.
Philippe Rouyer