“Il n’y aura pas un appel d’air sur un cinéma particulièrement exigeant parce qu’on aura décapité le cinéma dominant”
Rencontre avec Philippe Carcassonne
Philippe Carcassonne (producteur notamment de Patrice Leconte, Anne Fontaine ou encore Benoît Jacquot) fait partie du collectif de professionnels à l’origine de l’appel à des Etats généraux du cinéma. Il revient sur la journée de mobilisation du 6 octobre et sur la manière dont elle a pu être reçue.
Qu’avez-vous pensé globalement de la journée de mobilisation du 6 octobre ?
Mon ressenti, c’est qu’il y a une vague assez importante d’interrogations et d’incertitudes que Nathanaël Karmitz a résumées le lendemain en disant qu’il n’y a pas de politique culturelle. L’expression est peut-être un peu forte, mais en tous les cas, que cette politique culturelle ne soit pas assez claire, lisible, cohérente, pas suffisamment posée sur un terme long, nous sommes nombreux à en convenir. Comme je l’ai dit lors de mon intervention, quand on modernise, il y a deux buts possibles : soit on le fait en changeant d’objectif, soit on modernise pour maintenir et améliorer le même objectif. Donc moderniser, oui, mais dans quel but ? C’est la question qui est posée.
On a parfois pu avoir l’impression lors des échanges avec la salle que chacun était venu avec son problème personnel et n’était pas toujours capable de le dépasser.
Oui, je suis d’accord avec vous… Tout le monde a des problèmes et chacun est légitime à défendre sa cause, mais c’est un peu mettre la charrue avant les bœufs. Il sera temps de se poser des questions sectorielles une fois qu’on aura mieux compris le cap dont je parlais juste avant et qui n’est pas encore très clair. Je trouve que la quarantaine d’individus à l’origine de l’appel ont fait un certain effort pour se situer en dehors de leur périmètre d’activité propre. Nous avons tous pris le parti de considérer que c’est une chaîne complète et qu’on devait tous être solidaires, que ce soit les distributeurs qui s’intéressent aux problèmes de production, les réalisateurs qui s’intéressent aux questions de distribution, les producteurs aux difficultés des scénaristes, etc. Nous essayons d’interagir de façon transversale puisque c’est ça qui nous a manqué dans une application de politique culturelle qui ne nous paraît pas assez lisible.
On ne peut pas reprocher au CNC de ne pas concerter, mais c’est une concertation extrêmement compartimentée. L’idée de ces états généraux, c’est justement de poser des outils transversaux par opposition à des négociations qui sont menées tout à fait courageusement par les organisations professionnelles, chacune défendant son secteur, ce qui est normal, mais pas suffisant.
On sent aussi une forme d’urgence, avec la nécessité de régler la question globale avant de s’attaquer aux autres sujets…
Il y a une notion d’urgence qui est déterminée par une nécessité de compréhension. Si je résume notre constat, il y a d’un côté des discours, des prises de position, des attachements réitérés de la part du ministère de la Culture à l’exception culturelle, et en parallèle, il y a des mesures et des choix dont certains sont cohérents avec ces discours, et d’autres qui le sont beaucoup moins. La première question est de lever ces ambiguïtés : est-ce le discours qui est obsolète, certaines de ces actions devenant le nouveau cap à suivre, ou au contraire les principes prévalent-ils toujours, et ces actions découlent-elles d’erreurs d’analyse ou de précipitation face à un contexte difficile ? Une fois qu’on aura aidé les pouvoirs publics à démêler leurs intentions de leurs actes, on verra si les contradictions qu’on a pointées sont conjoncturelles et réparables, auquel cas il n’y a pas d’urgence, juste un train à remettre sur ses rails. Ou au contraire, si effectivement un certain nombre de signaux sont bien les éléments fondateurs d’un changement de politique et que les discours n’ont pas suivi, il faut qu’ils aient l’honnêteté de le dire.
Comment avez-vous reçu les réactions par rapport à la journée du 6 ?
Nous avons reçu beaucoup de signaux de soutien, et quelques critiques, dont certaines sont sans doute fondées. Mais il y a aussi une certaine mauvaise foi de la part des gens qui contestent la démarche. L’article de Michel Guerrin dans Le Monde était spectaculairement exemplaire de cette mauvaise foi. De deux choses l’une : ou bien il est incompétent sur ce domaine, et dans ces cas pourquoi le laisse-t-on écrire dans un journal réputé pour son sérieux, ou bien il n’est pas incompétent, et dans ce cas, il n’est pas honnête. Il y a un tissu de contre-vérités factuelles dans ce texte, comme nous l’avons signalé dans notre communiqué. Il me semble que le jour de l’appel, la quasi-totalité des interventions officielles, faites depuis la tribune, ont insisté sur le fait que le cinéma est un art et une industrie, que le cinéma d’auteur et le cinéma de divertissement cohabitent depuis Lumière et Méliès, et qu’il nous semble indispensable de maintenir cette dialectique. L’idée d’opposer des cinémas qui seraient incompatibles, d’une part le camp de ceux qui font de la comédie et de l’autre ceux qui n’ont qu’une ambition artistique en tête, c’est nier complètement l’essence de notre initiative. Mais la porte ouverte n’a pas été suffisamment enfoncée, apparemment.
Là où c’est intéressant en soi, c’est que sa tribune est un catalogue d’idées reçues qu’on ne peut pas négliger. Notamment l’idée que le cinéma français est complètement subventionné. Lorsqu’on lit les rapports du CNC, qui sont facilement accessibles en ligne, on s’aperçoit que l’argent public investi dans le cinéma, c’est le fonds de soutien alimenté par des taxes dédiées, donc ce sont les spectateurs et téléspectateurs qui les payent. D’autre part, il y a le crédit d’impôt. En 2021, l’investissement dans les films d’initiative française, c’est 1 milliard 113 millions d’euros, le crédit d’impôt représente 4,1% et le soutien automatique et sélectif représente un peu moins de 10%. Donc le total de l’argent public, sur 1,113 milliard, c’est 14%. Et c’est à peu près constant depuis la création du crédit d’impôt. Par ailleurs, l’autre chose à rappeler, c’est que si plus personne ne va au cinéma, les taxes n’alimentent plus le fonds de soutien, mais ça ne coûte rien à l’état… Et concernant le crédit d’impôt, on parle de l’argent qui rentre chez nous, mais pas de celui qui en sort. Le crédit d’impôt est fléché vers des films qu’on ne ferait pas du tout si ce crédit d’impôt n’existait pas, ou qu’on ferait dans un autre pays. Et dans ce cas, les montants de TVA et de charge sociale de ces films ne seraient pas reversés en France. Il serait intéressant de calculer où se situe la balance, et si elle est très loin de l’équilibre…
De manière générale, les réactions ont semblé très polarisées !
Oui, et c’est dommage, car ça ne permet pas de regarder les choses froidement. Les commentateurs citent souvent le manque d’attractivité des films français pour expliquer la désaffection du public. Or, dans les études du CNC, ce facteur arrive en 5e ou 6e position, loin derrière le prix des places ou la perte d’habitude consécutive à la crise sanitaire ! Les préjugés dont je parle reposent sur des postulats qui ne tiennent pas la route. Le trop-plein de films, par exemple. En 2021, il y a eu 150 films français (reprises incluses) qui ont fait moins de 5000 entrées. Admettons qu’on les supprime. On gagne 650 000 entrées : ça fait 0,85% du marché. On a resserré le marché de moins d’1%, est-ce que ça va le faire décupler ? Par ailleurs, avez-vous déjà rencontré quelqu’un qui ne va plus voir de films français parce qu’au Reflet Médicis, il y a un film en 16mm qui lui paraît abscons ? C’est tout de même assez fléché. Les gens qui se retrouvent devant un film de Guillaume Brac, ne se disent pas « mince, je voulais voir Dany Boon, je me suis trompé de salle ». Qu’on soit déçu par un film, comme on peut l’être par un livre ou un restaurant… ou un être humain, d’accord. Mais qu’il y ait une incompréhension absolue ou un total contrepied entre ce qu’on voit et ce qu’on pensait voir, c’est une assertion sans aucune réalité concrète !
On a aussi entendu, après la journée du 6, des interventions pour dire au contraire que le ton était trop posé, qu’il n’y avait pas assez d’action envisagée…
Si une partie de la profession considère qu’il est temps d’agir, je ne sais pas trop dans quel sens, très bien, et il y aura sûrement des choses intéressantes qui en sortiront, mais ce n’est pas notre démarche. Ce n’est pas la ligne majoritaire de cet appel. C’est d’ailleurs bien pour ça que nous parlons d’appel et d’États généraux. Sinon on parlerait de démission de Monsieur Boutonnat et de la ministre de la Culture, du remplacement de tout cela par autre chose… Je ne dis pas qu’on n’arrivera pas sur cette ligne-là, mais pour l’instant, nous essayons de faire les choses plus posément. Nous cherchons à comprendre ce qui se passe et à montrer à quel endroit nous avons des raisons de nous inquiéter.
Ces réactions prouvent finalement qu’il y a des attentes et des envies énormes vis-à-vis de cette mobilisation…
Probablement. Et il ne faut pas négliger ces attentes et réactions. Mais, je pense que notre système fonctionne sur une corrélation entre les petits et les gros. Que les petits soient en passe d’être étouffés et que cela les inquiète, c’est d’autant plus compréhensible que c’est finalement la base de notre initiative. De là à dire que la disparition des gros leur offrirait un ballon d’oxygène, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir… À court terme, peut-être, pour des raisons de vase communiquant financier. Mais à assez moyen terme, non. Ce n’est pas parce que vous supprimez Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? que ses millions de spectateurs vont se précipiter pour voir un autre film. Il n’y aura pas un appel d’air sur un cinéma particulièrement exigeant parce qu’on aura décapité le cinéma dominant. Ça ne marche pas comme ça.
Et heureusement ! On a besoin de toutes ses jambes pour marcher. Le cinéma dit dominant exprime de temps en temps de petites râleries individuelles, moi le premier d’ailleurs : quand on se dit qu’on a un gros succès, et que finalement on est taxé par le cinéma d’auteur. Mais quand on prend un peu de recul, on se rend compte que c’est vertueux pour tout le monde. C’est le principe de l’impôt, au fond. Si on a un minimum de compréhension du système, on se rend compte qu’on ne peut pas le déséquilibrer, dans un sens comme dans l’autre. Mais je comprends que la question de la survie soit plus aiguë que celle du vivre moins bien. Cela aiguise des réactions plus énergiques, voire des débordements ou des excès.
Une autre question importante abordée par la journée du 6, c’est celle du langage, et notamment le fait qu’une partie de la profession ne parle plus le même langage que l’Etat, et que le terme “contenu” remplace le mot “film”, par exemple.
Ce qu’a dit Radu Mihaileanu à ce sujet est pertinent. Une fois qu’on a fait le tour des dispositifs techniques très complexes, on en revient toujours au même point : le concept d'œuvre et d’auteur des œuvres a-t-il encore un sens ? C’est sûr qu’il y a un glissement des pratiques qui se traduit par un glissement de vocabulaire qui lui-même pose ce débat-là. Je vous donne un exemple qui n’engage que moi : parmi les oppositions dans lesquelles on essaie de nous mettre artificiellement, en dehors de celles que nous avons déjà évoquées, on nous dit : “vous opposez le cinéma à l’audiovisuel”, ou “vous êtes contre les plateformes, vous êtes contre les séries”. Non. Beaucoup d’entre nous en faisons ! Ce qui peut nous inquiéter ou nous alarmer, c’est que la concurrence très vive que se font les nouveaux opérateurs audiovisuels se traduit par une exigence de livraison extrêmement rapide. Et comme personne n’a la force surhumaine de livrer 6 ou 12 fois une heure de programmes en deux mois, la réponse à cette exigence industrielle, c’est une collectivisation, et donc une perte de point de vue, une perte de la notion même d’auteur. C’est cette contrainte-là qui est en cause. Ce n’est pas le format de la série en elle-même. La série non anglophone qui a le plus de succès au monde, chez Netflix en l'occurrence, c’est Game, derrière laquelle il y a Hwang Dong-hyeok qui a tout écrit, réalisé, showrunné et produit tout seul. Sur le plan du respect de l’auteur qui impose son point de vue d’auteur, c’est imparable. Mais cela lui a pris six ans pour développer Squid Game…
Pour résumer, nous ne poursuivons pas un combat d’arrière-garde pour rejeter les nouvelles techniques et les nouveaux formats. Nous souhaitons juste que l’installation de ces nouveautés ne se fasse pas dans un abandon court-termiste de la notion même de culture.
Et maintenant, quel est votre calendrier ?
Le collectif a envoyé un courrier au Ministère de la Culture. Nous souhaitons être reçus pour exposer la nature de nos interrogations et la nécessité de poser une concertation transversale et collective hors des négociations sectorielles de branche. Je crois que les pouvoirs publics ont acté le principe de cette rencontre. Nous attendons les modalités pratiques pour préciser le calendrier.
Propos recueillis par Marie-Pauline Mollaret
1 Un texte de 2 pages intitulé “Réponse du Collectif de l’Appel aux États Généraux, suite aux attaques et déclarations erronées de Michel Guerrin dans le Monde” publié le 12 octobre