Les critiques à la Commission de classification
Quelle est cette mystérieuse Commission de classification des films du CNC, abusivement surnommée "Commission de censure" ? Et pourquoi deux critiques du SFCC y siègent-ils chaque semaine ?
À sa sortie en France en 1972, Orange mécanique a été interdit aux
moins de 18 ans, puis aux moins de 16 ans à sa ressortie en 1990
Deux soirs par semaine, une vingtaine de spectateurs anonymes et majeurs se réunissent dans une salle de projection du CNC pour déterminer quel type de visa obtiendra un film dès lors qu’il n’est a priori pas "tous publics". Ces comités nocturnes découvrent des œuvres proposées par les comités "diurnes" dont au moins un membre a estimé qu'une interdiction ou un avertissement au jeune public semblait nécessaire. Eux siègent chaque jour de la semaine de 9h à 17h et regardent tous les films qui demandent à sortir en salle... y compris les courts métrages et certaines bandes annonces.
Etre membre de la Commission, c'est se poser des questions essentielles : Quelles images sont susceptibles "d'heurter la sensibilité d'un jeune public" ? Comment se mettre à la place des enfants et adolescents que l’on veut protéger (l'enfant d’aujourd’hui étant bien éloigné de l’enfant que l’on a été, notamment en termes de consommation d'images...) ? Mon interprétation d'une œuvre est-elle bien celle du cinéaste ?
Cet exercice délicat est collectif : la Commission compte 83 personnes réparties en 27 sièges. Des professionnels du cinéma côtoient des membres de ministères (intérieur, famille, éducation nationale, justice), des représentants du monde médical ou des sciences humaines, des éducateurs, des jeunes de 18 à 25 ans. Le débat qui suit la projection de chaque film est parfois plus intéressant que le film lui-même. Et dès qu'il y a divergence, c'est à dire souvent, la décision finale est prise par un vote à bulletins secrets.
Deux critiques siègent sur les 28 votants représentés au maximum. C'est peu (la plupart des autres sièges comptent au moins trois membres), mais ça n'a pas toujours été le cas :
« Longtemps, le Syndicat a refusé d'envoyer des critiques y siéger car la Commission avait le pouvoir de couper des films ou de les interdire. Nous ne pouvions pas cautionner cela. Alors c'était la politique de la chaise vide » raconte Philippe Rouyer. Journaliste notamment à Positif et au Cercle, le président du SFCC a été membre de la Commission pendant quatorze ans, entre 1994 et 2010.
C'est Jack Lang, Ministre de la culture depuis 1981 qui a changé la donne en 1990. Face à la chute de la fréquentation et à l'arrivée des télévisions privées, les règles de la Commission s'assouplissent : elle s'engage désormais à préserver l'intégralité des œuvres et le SFCC accepte d'y siéger.
« En France, la Commission représente la société civile, ses membres sont nommés pour ce qu’ils représentent, explique Philippe Rouyer. Dans d'autres pays d'Europe, les commissions sont constituées de fonctionnaires ou de personnes rémunérées à l'année sans réel renouvellement. Leurs décisions sont plus contraignantes, parfois même absurdes : la Grande-Bretagne s'appuie sur des barèmes : comptage des morts, des scènes de nudité, des gros mots…. Amélie Poulain y a été interdit aux moins de 15 ans car ils avaient compté 36 orgasmes dans le film (tous suggérés) ! Aux Etats-Unis, c’est la profession qui régule. Mais souvent les films indépendants sont jugés plus sévèrement que ceux des Majors. »
Bel exemple de ces différences d'appréciation, en 1999, Eyes Wide Shut de Kubrick sort en France avec un visa "tous publics avec avertissement" alors qu'il est interdit aux moins de 17 ans non accompagnés aux Etats-Unis, aux moins de 18 ans au Brésil, au Japon et au Royaume Uni... (note1)
Avec des professionnels actifs dans leur spécialité, des mandats qui se renouvellent, la Commission française a aussi la particularité d'être un lieu d'échange : entre les deux films, à la cantine, on débat encore, on parle cinéma, on échange des anecdotes, on découvre des métiers. La voix de la critique est entendue.
« Le critique est un expert de l’image qui prend en compte l’œuvre dans son intégralité, continue Philippe Rouyer. Il peut expliquer la mise en scène d'un film, son impact sur le spectateur. Ainsi, un de mes combats à la Commission a été de faire comprendre que le cinema de genre était moins dangereux qu’on le croyait. Plutôt que de compter les morts, il faut regarder la mise en scène et contextualiser l’intrigue. Par exemple, la vision d’un cadavre n’a pas le même impact dans un appartement ou sur un champ de bataille. »
Parfois, après une longue soirée de débats, on se demande quelle est l'utilité de cette Commission à l'heure où n’importe quel enfant a accès en deux clics à YouPorn ou à une vidéo de décapitation... « On ne peut rien empêcher, mais on ne va pas plier bagage pour autant, rétorque Philippe Rouyer. Nos avis sont repris à la télévision, si un jeune tombe sur un film avec interdiction, il sait au moins qu’il n'a pas l’âge pour le voir. Et je suis certain que sans Commission, les interdictions seraient beaucoup plus sévères en France. Parfois je ne suis pas content du résultat du vote, ça ne m’empêche pas d’être satisfait du système. »
Dans les années 2000, le vent de liberté qui soufflait sur les décisions de la commission a été remis en cause. Mais vingt ans après l'affaire Baise moi de Virginie Despentes, la classification "moins de 18 ans" est de plus en plus rare. L'année dernière, seulement 35 films ont été interdits aux moins de 12 ans et 6 films aux moins de 16 ans dont Titane de Julia Ducournau, Palme d'Or à Cannes. Depuis quatre ans, plus de 90% des films qui sortent en salle en France bénéficient d’un visa d’exploitation tous publics.
Valérie Ganne
Comment est-on passé de la censure à la classification La création du visa d’exploitation sur la proposition d’une Commission de contrôle des films date de 1916. Auparavant, la diffusion des films était régulée par le pouvoir des maires d’interdire des spectacles au nom (du risque) de trouble à l’ordre public. « Le premier rapport de la commission en 1920 s’inquiète avant tout de scènes de crimes, de grèves, de révolution ou du bolchévisme. La préoccupation n’est pas la protection de l’enfance mais le trouble à l’ordre social » raconte Arnaud Esquerre dans son livre (note 2). La Commission telle qu’on la connait aujourd'hui date de 1945, se gardant alors le droit de "suggérer" des coupures aux films ou de les interdire. En 1990 Jack Lang, ministre de la culture et de la communication, interdit les coupes et ajoute un collège de jeunes spectateurs. Les seuils sont "rajeunis" : le visa moins de 18 ans passe moins de 16 ans, le moins de 13 ans devient moins de 12 ans. La création d'avertissements permet aussi de nuancer certaines décisions. Mais l’absence d'interdiction aux moins de 18 ans en dehors du classement X ouvre une faille dans laquelle s'engouffre l’association Promouvoir en intentant de nombreuses actions dans les années 2000 : celle contre le film Baise moi est la plus connue. Après un recours, le Conseil d'Etat a supprimé son visa "moins de 16 ans avec avertissement". Ce qui a stoppé net l’exploitation de ce film seulement 3 jours après sa sortie. Le classer X serait revenu à l’interdire car le seul cinéma X encore ouvert en France à cette époque avait annoncé son refus de le programmer car ne correspondant pas aux désirs de son public. Le film de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi a donc dû attendre, un an après son éphémère sortie, un nouveau décret réintroduisant la classification moins de 18 ans pour une programmation dans un circuit de salles classique. Fière de ces succès, l'association Promouvoir est revenue à la charge en 2003 contre Ken Park de Larry Clark et le diptyque Nymphomaniac de Lars Von Trier. Mais son recours contre le visa "moins de 12 ans avec avertissement" de La Vie d’Adèle en 2013 n'a heureusement pas été suivi d'effet. |
Note 1 : dans Interdire de voir, sexe violence et liberté d’expression au cinéma d' Arnaud Esquerre (Fayard)
Note 2 : Entretien d'Arnaud Esquerre à Libération 12 mai 2019