Les critiques sont-ils ceux que vous croyez ?
Réponses de Nathalie Chifflet
1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?
Je suis issue d'une famille de la classe moyenne, aux valeurs affirmées. Ma mère infirmière, évidemment altruiste, et mon père artisan vitrier, maître des miroirs et de la lumière, m'ont inculqué la nécessité du travail bien fait, la persévérance et l'humilité.
D'où je viens ? Le terme "province" résonne en moi comme une dissonance, une fausse note. Il dresse une frontière entre la capitale et ses sœurs régionales, suggère une vision en surplomb désagréable. De quoi parle-t-on ??!! J'aime à parler de ma ville natale, Lyon, comme fondatrice dans ma construction, par son ouverture et son attention portée au cinéma, puisque c'est son berceau d'invention par les frères Lumière. Depuis de très nombreuses années, je réside et travaille à Paris.
2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?
Bien que les femmes n'aient jamais été totalement absentes de la critique cinématographique, leurs voix ont longtemps été reléguées au second plan. Aujourd'hui, bien que la situation ait évolué avec une présence féminine plus marquée parmi les critiques, la visibilité et la reconnaissance des femmes restent souvent inférieures à celles de leurs confrères masculins. Elles m'apparaissent encore trop souvent sous-représentées dans les instances décisionnelles, même si elles ont gagné davantage de place dans les jurys des festivals de cinéma, par exemple, ce qui est un signe positif. Ava Cahen, déléguée générale de la Semaine de la Critique, au Festival de Cannes, est un cas exemplaire, mais apparaît comme une exception ; la figure du sélectionneur est essentiellement masculine.
Tous les déséquilibres n'ont pas été redressés, et cela se double d'un sentiment persistant de légitimité moindre. La parole des hommes me semble encore, par défaut, faire autorité. Dans mon métier de critique de cinéma, je constate que les relations entre hommes et femmes ne sont pas complètement assainies, et qu'il reste un travail considérable à accomplir pour parvenir à une véritable égalité. Les critiques masculins dominent encore largement le paysage, reléguant souvent les critiques féminines à une position subalterne.
Je ressens fréquemment cette dynamique inégale, particulièrement lors des débats où les hommes prennent majoritairement la parole. Mon expérience personnelle reflète cette réalité: il m'arrive de percevoir ma voix féminine comme un murmure timide face aux interventions assurées et assertives de mes confrères.
3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?
Mon entrée dans le monde de la critique cinématographique au début des années 2000 me place, par définition, hors du temps de la politique des auteurs, mouvement né dans les années 1950 au sein des Cahiers du cinéma. Si je reconnais l'impact indéniable de ce concept sur la critique cinématographique, l'exaltation quasi mystique du réalisateur me semble contestable, surtout au regard des réalités de la production cinématographique.
Loin de minimiser le rôle du réalisateur, je me refuse à le considérer isolément, comme extrait du processus de fabrication des films, produits d'une constellation de co-créateurs : scénariste, monteur, chef opérateur, costumiers, acteurs, etc... Le cinéma est, par essence, une œuvre collective. Cela ne signifie pas pour autant que le réalisateur ne puisse, dans certains cas, focaliser l'analyse ou la critique.
Ma démarche consiste plutôt à apprécier la signature stylistique propre à un cinéaste tout en restant attentive à l'apport de tous ceux qui ont participé à l'élaboration du film. En d'autres termes, il s'agit de saisir la vision du réalisateur en la replaçant dans le cadre d'une collaboration artistique pluridisciplinaire. Ma position se distingue d'une approche centrée sur le réalisateur-auteur. Je privilégie une analyse plus nuancée, tenant compte des multiples intervenants et des influences pour proposer la lecture critique d'un film.
4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?
L'imbrication des affinités et de l'analyse est délicate à aborder. La question de l'influence des relations sur le jugement demeure complexe. Nouer des liens avec les cinéastes, les autres critiques et les professionnels du milieu s'avère indispensable pour un critique, qui n'est pas un juge autonome et isolé, hors du champ dans lequel il évolue. Cependant, il est crucial de préserver une rigueur dans l'approche critique, en se concentrant avant tout sur l'œuvre elle-même, ses qualités et ses défauts, sans se laisser dominer par ses affinités personnelles. En tant que critique, je m'engage dans un processus d'introspection constant, me méfiant de mes propres biais. De mes affects aussi.
L'influence des relations interpersonnelles sur la perception des films est une réalité qu'il ne faut pas négliger. Je confronte systématiquement mes idées avec celles d'autres critiques, grâce auxquels je nourris mon analyse et prends du recul par rapport à mes impressions initiales. Ce dialogue enrichi m'oblige à renforcer la solidité de mon argumentaire, voire à le reconsidérer ou le réévaluer.
Cela ne veut pas dire être bêtement grégaire. La critique doit demeurer un espace de liberté et d'indépendance, où le jugement se forge dans un double mouvement de forces contraires, avec et contre toute influence extérieure. Il est essentiel de garder à l'esprit que les relations, même les plus amicales, ne confèrent pas une vérité absolue à un film. Un critique a pour lui le droit de sa liberté d'opinion et de jugement, à condition de ne pas se défaire de son intégrité intellectuelle.
5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?
Je ne suis pas cinéaste. Pourquoi ne fais-je pas de films ??? Comme si la critique n'était qu'une étape vers la réalisation, un tremplin vers la création !!! Je n'ai ni les compétences ni les aspirations nécessaires pour réaliser un film. Cette absence ne me frustre pas, bien au contraire. Je me sens pleinement accomplie dans mon rôle de critique, d'analyste et de passeur.
Certains critiques de cinéma ont effectivement troqué leur plume pour la caméra, et de nombreux réalisateurs puisent leur inspiration dans l'analyse d'œuvres existantes. Toutefois, il me paraît essentiel de déconstruire l'idée que le critique est un "réalisateur manqué" ou un "cinéaste raté", et que son travail n'est qu'une étape préliminaire vers la réalisation. Cette vision réductrice mérite d'être revisitée.
Mon métier n'est pas de créer des histoires, mais de les décrypter et de les partager avec le public. Je suis une spectatrice professionnelle : j'observe, j'analyse et j'émets un jugement critique sur les films que je vois. Loin d'être un simple cinéphile éclairé, le critique est un expert. Il possède une connaissance approfondie du cinéma, de ses courants et de son histoire. Il maîtrise l'art de l'écriture pour communiquer son analyse avec clarté et passion. Le cinéaste lui est un visionnaire. Il imagine et donne vie à ses propres univers, insufflant sa sensibilité et sa vision du monde dans ses créations. Son but est de raconter des histoires originales, de susciter des émotions.
Faire du cinéma requiert une pensée créative, bien différente de la pensée analytique du critique.
6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?
Plutôt que de parler de "principe moral", il me semble plus pertinent d'évoquer une éthique de la critique. Cette éthique englobe un ensemble de principes guidant l'action du critique et définissant les limites de son exercice. Le critique est de toute façon contraint par le législateur, qui pose des interdits et définit des délits : les critiques ne doivent pas être racistes, sexistes, homophobes, insultantes, diffamatoires, mensongères ou trompeuses, ni porter atteinte à la vie privée des personnes ou à leur réputation de manière injustifiée.
L'éthique de la critique est un domaine complexe et en constante évolution. Le critique doit naviguer entre des principes parfois contradictoires et faire face à des dilemmes éthiques de plus en plus complexes. Le mouvement #MeToo, par exemple, a mis en lumière la question de la séparation de l'art et de l'artiste, obligeant les critiques à interroger leurs propres principes et pratiques. Cette évolution soulève des dilemmes éthiques pour moi. Comment traiter des films contenant des contenus sensibles ou controversés ? Comment concilier le respect de l'artiste avec la nécessité de dénoncer des comportements inacceptables ?
L'idée selon laquelle l'artiste est entièrement dissocié de son œuvre me paraît inappropriée et contestable. Il est difficile de considérer l'œuvre d'un artiste accusé d'actes répréhensibles sans prendre en compte ces accusations. Il ne s'agit pas nécessairement de condamner automatiquement une œuvre en raison des actions ou des caractéristiques personnelles de son créateur, mais il devient de plus en plus difficile de passer ces aspects sous silence.
7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?
Je ne me sens pas appartenir à une génération de critiques. Cette catégorisation par âge ne capture pas la mosaïque des parcours, des influences, des perspectives individuelles. Ce que je peux dire, c'est que mon expérience personnelle est traversée par les profondes mutations qu'a subies le métier de critique, bouleversé par l'avènement d'Internet et des réseaux sociaux.
J'ai commencé ma carrière à une époque où la presse papier était le canal privilégié de diffusion de la critique cinématographique. L'irruption d'Internet et des réseaux sociaux a tout changé.
Ces changements technologiques ont impacté la pratique de la critique à trois niveaux, sa production, sa diffusion et sa réception. La critique s'est affranchie des contraintes spatio-temporelles imposées par la presse papier, et peut désormais publier ses analyses instantanément, sur une multitude de supports. La critique s'est libérée des délais de publication, au plus près de la sortie des films et avec une réactivité accrue à l'actualité cinématographique. La circulation de la critique s'est démultipliée et propagée à travers les réseaux sociaux, les forums et les blogs, générant discussions et débats en ligne. Le lecteur passif de jadis a disparu, métamorphosé en acteur actif, commentant, partageant, réagissant, contribuant à une critique plus interactive et collaborative.
L'expertise vacille. La critique de cinéma professionnelle navigue dans un flot incessant d'informations et d'opinions, luttant pour rester visible, vivante, reconnue. François Truffaut disait : « Tout le monde a deux métiers : le sien et critique de cinéma. » Nous y sommes. Mais la critique professionnelle est noyée dans le brouhaha des voix amateurs.