Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?

Réponses de Léo Haddad

1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?

Paris, milieu plutôt aisé, quoique fils d’immigrés.

2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?

J’ai lu récemment que Sophie Marceau se définissait comme “sapiosexuelle”, qu’elle était donc “attirée par les hommes intelligents” (ou par l’intelligence des hommes). Je ne connaissais pas ce terme mais il m’évoque d’assez près la position que recherchent souvent les hommes dans notre milieu, persuadés qu’ils peuvent séduire par la qualité de leur esprit et de leurs écrits… ce qui se révèle souvent vrai ! J’ai vu bien des fois des jeunes femmes débutant dans la critique être séduites par des hommes plus âgés et installés, comme des étudiantes par des profs. Il ne faut pas toujours y voir une mécanique sinistre mais il est clair que les prises de conscience récentes sur les rapports hommes/femmes dans les sociétés occidentales invitent à s’interroger là-dessus.

3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?

On la pratique forcément a minima en s’intéressant de près à toute nouvelle œuvre d’un auteur aimé. Mais je n’ai pas su (ni voulu) aimer de manière systématique les œuvres des auteurs que j’avais soutenus dans un premier temps ou cru découvrir. Je n’aime ni planter des drapeaux ni me rallier à des causes. Le dogme de “l’infaillibilité de l’œuvre” m’est complètement étranger, je suis même persuadé que la déception face à une œuvre, ainsi que la mise en perspective de cette déception à l’adresse du lecteur, sont des éléments clefs de l’exercice critique. À mes yeux, être un vrai critique, c’est être imprévisible et intransigeant, donc incontrôlable - et inversement. Tous les critiques devraient l’être, très peu le sont.

4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?

Suivre un cinéaste, c’est parfois établir un rapport de confiance avec lui, avoir la chance de le rencontrer pour un nouvel entretien au film suivant, etc… ce qui a vite fait de venir perturber l’appréciation qu’on aura du film en question. C’est un biais affectif contre lequel j’ai toujours cherché à lutter. Idem pour les rivalités ou convergences avec des confrères. Le premier capital du critique est son goût, qu’il sculpte jour après jour, film après film et qui le définit vis-à-vis de son lectorat. L’analyse n’est jamais qu’une rationalisation de ce goût, une manière de mieux le comprendre, donc de mieux se comprendre soi-même à travers l’œuvre abordée. Sinon, on fait du commentaire filmique, ce qui a son intérêt mais ne relève pas de ce que j’appelle la critique. Ce goût, il faut le protéger comme une forteresse. Ecrire sur un cinéaste ami est donc une erreur fatale. Le critique et le réalisateur ne travaillent pas à la même échelle : les deux heures de la projection d’un film représentent deux ans d’efforts pour un cinéaste. Quand l’amitié s’en mêle, les deux ans en question pèsent trop lourd. Ils sont emprunts des enjeux, des doutes, des efforts et des sacrifices qu’ils ont représentés pour leur auteur. Il devient alors impossible pour le critique d’en faire abstraction. Or, ne devraient compter pour lui que les deux heures passées dans la salle à regarder le film, sur lesquelles se fonde le seul dialogue qui compte vraiment pour lui dans l’exercice de son métier : celui qu’il entretient avec son lecteur.

5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?

On connaît l’idée reçue selon laquelle les critiques sont des cinéastes frustrés. Mon expérience me pousse à affirmer que l’inverse est au moins aussi fréquent : nombre de cinéastes sont des critiques frustrés. Et ça, je crois bien que je n’aurais pas supporté de l’être.

6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?

Il s’agit davantage d’un rapport éthique à l’exercice de son métier. Répondre à la question revient à résumer mes réponses précédentes : je m’efforce de m’interdire tout ce qui risquerait d’alimenter les clichés dévalorisants sur la critique, à savoir la complaisance avec les auteurs amis, la prévisibilité des choix, la frustration ou la vendetta personnelles, l’entre-soi stérile, le dogmatisme, la prétention illusoire à l’objectivité, la toute-puissance tout aussi illusoire de sa propre subjectivité.

7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?

Il est au moins aussi difficile d’être un bon critique qu’un bon cinéaste, ne serait-ce que parce que tout votre environnement vous pousse à vous satisfaire d’une certaine médiocrité : la pression des rédacteurs en chef, des attachés de presse, des distributeurs, des publicitaires, la mauvaise image de la profession chez nombre de gens de cinéma mais également au sein même de certaines rédactions et d’une partie du public. J’appartiens à la génération qui aura vu la critique passer d’un certain prestige à une forme de méfiance et de mépris généralisés, alimentés par le marketing, par les notes allociné, par les influenceurs, les blogs et l’idée que tous les avis se valent, surtout ceux des gens qui n’ont pas d’expertise. La perte de confiance et d’estime de soi qui en a découlé depuis une vingtaine d’années au sein de la profession est effarante et franchement tragique.