Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?

Réponses de Serge Kaganski

1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?

Je suis né à Boulogne Billancourt et j’ai grandi à Paris, dans le 7ème arrondissement, dans un milieu aisé : mère prof d’anglais, père avocat puis dirigeant dans les industries techniques du cinéma. Toutefois, je n’ai pas vécu une enfance et une jeunesse si dorées que cela car dans le contexte de ce quartier très vieille France bourgeoise catholique qu’était le 7ème dans les années 60, je portais une triple singularité : mes parents ont divorcé quand j’avais 7 ans (situation assez rare à l’époque), ils étaient communistes et ils étaient juifs (athées, ce qui aggravait notre cas). Pour l’enfant puis l’ado que j’étais, cette triple spécificité était à la fois un motif de fierté et d’angoisse. Entre les engueulades incessantes opposant mes parents, les récits terrifiants des événements des années 40 qui avaient emporté la moitié de notre famille, j’ai su et ressenti assez tôt dans ma vie que l’existence ici-bas pouvait être cruelle, anxiogène, brutale.

Comme dans toute famille ashkénaze, l’éducation, le savoir et la culture étaient essentiels : chez nous, il n’y avait pas de télé, ma mère considérant que c’était un abrutissement. Par contre, elle m’emmenait presque tous les dimanches au musée, souvent contre mon gré. Elle m’emmenait aussi au cinéma et m’a fait découvrir le cinéma français des années trente-quarante (Renoir, Carné, Pagnol…). Nous allions parfois au Kinopanorama, une salle à écran géant située près de chez nous où j’ai découvert vers mes 10-12 ans Guerre et Paix de Bondartchouk et surtout 2001 de Kubrick, sans doute la pierre de touche de mon entrée en cinéphilie. Le week-end, mon père m’emmenait voir des films dits populaires : comédies de De Funès, Belmondo, burlesques de Chaplin, Keaton, Laurel et Hardy, westerns… Serge Daney disait que la maison cinéma avait deux portes d’entrée : celle du cinéma de grande consommation et celle du cinéma d’auteur pointu. Mon père m’a guidé vers la porte populaire, ma mère m’a orienté vers la porte auteuriste.

2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?

Avec les femmes du milieu (critiques, attachées de presse, actrices, réalisatrices, productrices…), j’ai toujours eu des rapports normaux, cordiaux, respectueux, et parfois très amicaux. Ayant reçu une éducation humaniste et tolérante, étant très attaché à l’universalisme, aux droits de l’homme et à l’héritage des Lumières (les deux frères Lyonnais bien sûr, mais aussi et surtout les penseurs du XVIIIème), j’ai toujours considéré les femmes à égalité, le genre n’étant pas une problématique pour moi. En tant qu’universaliste, j’évalue les gens en fonction de ce qu’ils font, disent ou pensent, pas en fonction de ce qu’ils sont, pas en fonction de leur couleur de peau, de leur genre ou de leur orientation sexuelle. Ça, ce sont les principes généraux qui m’ont toujours guidé.

Après, si on resserre sur le paysage de la critique cinéma, je ne peux que constater que pendant longtemps, dans les années 70, 80, quand j’étais simple lecteur puis quand j’ai débuté dans le journalisme, les critiques de cinéma féminines étaient peu nombreuses. Quand j’étais rédac’chef ciné aux Inrocks, j’en ai fait travailler quelques-unes (Sophie Bonnet, Amélie Dubois, Sophie de Rosemont…), mais je reconnais que les garçons ont toujours constitué le gros de nos troupes cinéphiles, sans que ce soit volontaire de ma part : j’ai toujours essayé d’engager les meilleurs critiques à mes yeux, sans me poser la question de leur genre (ni celle de leur origine ou de leur couleur de peau), et force est de reconnaître que la plupart des candidatures ou opportunités étaient masculines. Aujourd’hui, le milieu s’est pas mal féminisé et j’en suis très heureux. Après, considérant les femmes comme les hommes, certaines sont talentueuses, d’autres moins, je ressens des affinités avec certaines, pas avec d’autres, je recherche la qualité et l’intérêt de leur travail. Traiter les femmes à égalité avec les hommes, c’est ça aussi, faire le tri entre les bonnes et les moins bonnes, ne pas céder au réflexe paternaliste “c’est bien parce que c’est une femme”. Parmi les plumes féminines que j’aime bien lire, je citerais Murielle Joudet, Camille Nevers, Laura Thuillier… elles ont une bonne connaissance du cinéma, un point de vue, des qualités analytiques, du style. J’aime aussi écouter à la radio Sophie Avon, Charlotte Lipinska ou Charlotte Garson. A contrario, je n’ai aucun goût pour le travail d’Iris Brey, qui passe pourtant pour être la référence suprême en matière de réflexion sur les représentations sexuelles et de genre au cinéma. Son travail incarne tout ce que je n’aime pas : le manichéisme, une certaine ignorance ou amnésie de l’histoire du cinéma et des grands films, de l’idéologie plaquée sur le cinéma comme du mécanique sur du vivant. J’ai également été éberlué par de récents écrits ou propos d’Hélène Frappat qui, partant du Hantise de George Cukor, compare l’expérience du couple “hétéronormé” à celle de la Shoah, ou qui considère que toutes les femmes sur l’écran du cinéma sont des survivantes (c’est moi qui surligne). À ce degré de délire interprétatif ou de lecture univoque et totalisante, je ne sais pas ce qu’y gagnent le cinéma et la réflexion critique.

3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?

Un jour, aux Inrocks, j’ai dit en ne plaisantant qu’à moitié : “on ne pratique pas la politique des auteurs, mais la politique des films”. Je voulais dire que chaque semaine, on jugeait les films en tant que tels et pas en fonction du pedigree de l’auteur ou de notre appétence passée pour son travail. Cela dit, je pense avec le recul que Les Inrocks et moi-même avons pratiqué un subtil mélange des deux : juger chaque film, certes, mais suivre avec curiosité voire indulgence le parcours de nos cinéastes préférés. Par exemple, j’ai suivi assez fidèlement les parcours des cinéastes de ma génération, les Carax, Denis, Desplechin, Ferran, Lvovsky, Assayas, Mazuy, Kahn, Beauvois, Ozon, Honoré, sans pour autant adorer automatiquement tous leurs films : par exemple, j’ai exprimé des réserves sur Pola X, Les Destinées sentimentales, L’Avion… Je pense qu’aimer la vision et le style d’un ou une cinéaste n’empêche nullement d’avoir des variations d’affection pour tel ou tel de leur film, de reconnaître que parfois ils sont moins inspirés. Et vice-versa : constater une baisse d’inspiration voire un ratage d’Untel ou Unetelle n’empêche pas de conserver un attachement à son univers, son parcours et son œuvre en général.

4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?

A priori, cette question ne se pose pas pour moi car je n’ai jamais cherché à cultiver les amitiés avec les cinéastes ou acteurs. Je peux avoir bâti des sympathies et compagnonnages au long cours avec des cinéastes, notamment ceux de ma génération que je citais dans la réponse précédente et auxquels je pourrais ajouter des figures paternelles comme Claude Lanzmann, Maurice Pialat, Jean-Marie Straub, maternelles comme Agnès Varda, ou sororales comme Chantal Akerman, mais aucun aucune n’est un ou une ami(e) proche. On se croise, on s’apprécie, on échange parfois hors promotion, mais je ne dîne pas chez eux (ou alors exceptionnellement, comme cela est arrivé avec Pialat, Varda, Lanzmann), ni ne passe week-ends ou vacances avec eux. Ma seule amie proche dans le milieu est la productrice Sylvie Pialat, qui était la compagne de Maurice. Là, oui, il s’agit d’une amitié forte et au long cours. Alors en effet, je regarde ses productions avec un a priori favorable, mais il se trouve que les films qu’elle produit sont généralement très bons (Achard, Guiraudie, Beauvois, Sissako, Téchiné…).

5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?

Cette question aussi ne s’est jamais posée pour moi car je n’ai jamais ambitionné de réaliser des films. “Tout critique est un artiste raté” dit le dicton. On pourrait l’inverser avec un peu de provocation : “tout artiste est un critique raté”. Trêve de plaisanterie. Ce qui me plait dans l’activité de journaliste et de critique, c’est que mon travail est rapidement concrétisé, visible. Quelques jours (pour un hebdo) ou quelques semaines (pour un mensuel) après avoir remis mes textes, ils sont imprimés et publiés. Un film en revanche, cela représente des mois voire des années entre la première ligne écrite du scénario et la sortie en salle. Je n’ai pas cette patience ou cette endurance ou cette croyance en moi pour soulever la montagne qu’est la fabrication d’un film, qualités que j’admire chez tous les cinéastes, même ceux dont je n’apprécie pas le travail. Faire un film, cela signifie devoir composer avec le producteur, les financiers, les guichets d’aide, l’équipe technique et le casting : un vrai parcours du combattant où le désir originel du film peut se dissoudre. Tout cela pour dire que je n’éprouve aucune frustration à être critique et non cinéaste. Ce métier était celui dont je rêvais ado : être rémunéré (certes faiblement) pour voir des films et écrire dessus, comment pourrait-on trouver cela frustrant ?!

6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?

Ma barrière morale : ne pas insulter l’auteur. Et là, j’opère la fameuse distinction entre l’oeuvre et l’artiste, essentielle à mon sens. D’un film, on a le droit de tout dire : nul, daube, scandaleux, etc. D’un ou une cinéaste, non. Une fois ce principe posé, je suis bien conscient que la frontière est mince et que les cinéastes peuvent se sentir insultés par une mauvaise critique. Je peux en donner un exemple précis. Il y a longtemps, en 2001, j’ai écrit un papier à charge sur Amélie Poulain dans Libé, en forçant le trait car le film était un immense succès. Dans ce texte, je critiquais le passéisme numérisé et quelque peu étouffant du style de Jeunet et je concluais que le film pourrait faire un beau clip de campagne pour le FN. Scandale ! Tout le monde a pensé que je traitais Jeunet de fasciste, lui le premier. Or, pas du tout. Dans ce texte, j’avais pris garde à ne jamais écrire “Jeunet est ceci ou cela”. Je ne connaissais pas Jeunet intimement, je n’avais pas sondé son coeur et ses reins, donc je ne pouvais pas lui faire de procès d’intention. Je restais uniquement focalisé sur le film et ses effets et si je pensais qu’il ressemblait à la France béret-baguette dont rêvait Le Pen, je pensais aussi que c’était involontaire de la part de Jeunet, ce dernier étant simplement nostalgique de sa jeunesse et d’une certaine imagerie du passé. Toujours est-il qu’à la fin de l’année 2001, J-M. Le Pen a dit publiquement que son film préféré de l’année était Amélie. En 2002, il était au second tour de la présidentielle. Et aujourd’hui, on voit à quel degré de succès se situe le RN. Bref, l’immense succès de ce film a révélé un certain inconscient collectif français qui depuis a éclaté au grand jour : un certain chauvinisme nationaliste, une nostalgie de la France d’autrefois souvent idéalisée sont des sentiments très puissants dans ce pays. Et finalement, ce texte que beaucoup trouvaient outré, insultant, s’est avéré plutôt prophétique, hélas. Inconsciemment, sans le faire exprès, Amélie reflétait un désir de France d’autrefois et de “c’était mieux avant” qui montait et qui éclate désormais à la figure de tous.

7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?

Truffaut avait dit quelque chose comme «un jour, des générations de cinéphiles n’auront jamais vu L’Aurore de Murnau». Alors sans pouvoir affirmer que les jeunes cinéphiles d’aujourd’hui n’ont pas vu L’Aurore, je crois que la spécificité de ma génération est d’avoir été la dernière qui a été biberonnée, éduquée, élevée essentiellement par le cinéma. Les générations suivantes ont été imprégnées par le cinéma bien sûr, mais aussi par la télé-réalité, les séries télé, les jeux vidéo, internet, et cela se ressent dans leur travail. Ainsi, il me semble que les générations de critiques succédant à la mienne sont avant tout sensibles au storytelling, aux rebondissements scénaristiques, aux structures dramaturgiques, aux cliffhangers, bref, à tout ce qui fait la qualité des séries télé. Ils sont sensibles aussi à l’idéologie ou au message politique véhiculé par les films, parce que l’époque est redevenue très idéologique sous les effets conjugués du wokisme et du populisme, ces frères ennemis extrémistes qui s’alimentent mutuellement. Dans ma génération, on peut bien sûr être sensible à tout cela (le scénario, le sens politique), mais ce qui fait le prix du cinéma, c’est autre chose : la magie ou le mystère sublime d’un plan surgissant dans l’obscurité d’une salle de cinéma, là où les paysages et les visages des acteurs sont vingt fois plus grands que nous. Tout le monde peut écrire une histoire ou avoir une opinion politique, penser que le racisme c’est mal ou que la solidarité c’est bien, ce n’est pas ça qui fait l’intérêt ou l’originalité d’un artiste. Cocteau disait d’ailleurs à propos du cinéma, «pour envoyer des messages, il y a la poste», il voulait dire que le vrai travail d’un artiste ne consiste pas à véhiculer son opinion sur tel ou tel sujet, ce en quoi il avait mille fois raison. Délivrer une opinion ou dire le bien, c’est à la portée de tout le monde, par contre, tout le monde n’est pas capable de filmer le visage d’Ingrid Bergman quand elle revoit Rick (Bogart) dans Casablanca, tout le monde n’est pas capable de faire jaillir les larmes avec un minimum de moyens comme Chaplin à la fin des Lumières de la ville ou Renoir à la fin de La Grande illusion ou Demy à la fin des Parapluies de Cherbourg, tout le monde n’est pas capable de mettre en scène aussi sublimement que Leone le retour de Noodles chez Fat Moe dans Il Etait une fois en Amérique. Je pourrais citer mille exemples comme ça, qui n’existent qu’au cinéma et nulle part ailleurs. Et cette spécificité-là du cinéma, cette capacité à créer de petites épiphanies, des surgissements de mystère, des jaillissements de beauté et d’émotion, je crois que ma génération est la dernière à l’avoir saisie et surtout à l’avoir chérie comme un trésor. Je vais terminer sur un autre exemple, ou contre-exemple. J’ai vu toute la série The Wire (Sur écoute) et j’y ai pris un grand plaisir : scénaristiquement, c’est aussi riche qu’un roman de Balzac, aussi feuilletonesque qu’un roman de Dumas, politiquement, la série montre remarquablement et sans manichéisme le fonctionnement complexe d’une grande ville (Baltimore), donc d’une société (L’Amérique, voire la plupart des sociétés occidentales). Bref, The Wire, c’est bien. Mais sur le plan mise en scène, aucun plan, aucune séquence de The Wire ne frappe l’imaginaire comme les séquences des films cités plus haut. The Wire est un formidable récit filmé fonctionnellement. Voilà ce qui sépare peut-être ma génération des générations suivantes : je quête encore les grâces et mystères sublimes d’une mise en scène, une puissance poétique en images et sons, un fulgurant effet de montage, un émerveillement qui transcende le scénario, bref, ce qui fait cinéma, alors que la jeune garde est plus portée vers le storytelling, les personnages, les thématiques, l’efficacité d’un récit, etc. Sans vouloir généraliser, c’est là une tendance lourde imprimée par les séries, me semble-t-il.