Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?
Réponses de Frédéric Mercier
1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?
Je suis parisien, fils d’habitant.e.s de Paris, petits fils d’alsaciens et de méditerranéens. Mon père était médecin de quartier et de famille, généraliste qui recevait ses clients chez lui, du côté des Batignolles et du Pont Cardinet. Je viens donc de la petite bourgeoisie parisienne.
2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?
Dès mes premiers pas dans une rédaction (quelques mois aux Cahiers), j’ai instantanément noué une amitié avec une critique qui est encore une amie précieuse. À Transfuge, la partie littéraire est dirigée par une critique qui co-dirige la revue. Au fur et à mesure des années, j’ai vu passer plusieurs femmes dans la rubrique cinéma mais toujours en minorité avec le reste de la rédaction. Comme des exceptions. Je crois que cela est plus visible dans la partie cinéma que dans les autres rubriques consacrées à d’autres disciplines comme la scène vivante, la littérature ou les arts plastiques. Il y a décidément un problème structurel. À Positif, il y a de nombreuses critiques mais elles sont également moins nombreuses. Quand on réalise un dossier, on essaye toujours de bien répartir les différents articles entre hommes et femmes. Il y a peu, je ne m’en suis pas soucié, répondant immédiatement aux sollicitations masculines. Je n’avais pas été contacté par les femmes. Peut-être était-ce dû au sujet ? Quoi qu’il en soit, je le regrette car sur des dossiers historiques, la parole féminine a été moins entendue vis-à-vis d’une historiographie qui a été bâtie par des hommes. L’enjeu de ces dossiers historiques consiste à prendre le pouls de l’époque, à réévaluer parfois des cinéastes adulé.e.s hier à la lumière du contemporain et des problématiques actuelles. En tant que critique mais aussi lecteur, j’ai envie d’interroger ces œuvres d’une manière dont ils n’ont pas pu être assez interrogées hier.
Enfin, quand je suis arrivé au Cercle, j’ai également noué des liens d’amitié très vite avec des femmes qui étaient déjà chroniqueuses dans l’émission depuis de nombreuses années. Le Cercle est une émission très paritaire et qui a toujours fait attention à ce sujet. Certaines de ces critiques sont de grandes amies que je fréquente en dehors des jours de tournage. L’une d’entre elles, en prenant la tête de La Semaine de la Critique, m’a proposé de rejoindre son comité de sélection. Ce n’était pas, je pense, une évidence car nous n’avons pas forcément les mêmes goûts, les mêmes attentes concernant les films et, surtout, nous n’avons pas forcément la même constitution cinéphile. Ce qu’elle voulait, c’était ouvrir son champ à une diversité de vues. J’ai donc travaillé depuis mes débuts avec des femmes qui ont réussi à obtenir des postes de pouvoir dans le métier. Les femmes ont toujours été présentes au cours de ma carrière, même si elles ont toujours été moins représentées. Aujourd’hui, je vois arriver de jeunes critiques et il me semble qu’il y a davantage de femmes qu’à mes débuts il y a 18 ans.
3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?
Mon rapport à la politique des auteurs est mouvant, ambigu et contrarié. Mouvant parce que je viens de cette école-là ; je me suis constitué, inventé dès l’adolescence dans le giron de la cinéphilie des années 1950 et 60, faisant des critiques de cette époque-là des maîtres à penser et de leurs auteurs de prédilection des demi-Dieux que je défendais comme un croisé. Soyons honnêtes si possible : je les défendais car je les aimais autant que j’aimais revendiquer alors le fait de les aimer. Mon premier rapport à la politique des auteurs est donc d’abord celui-ci : aimer un auteur et aimer l’aimer. Pour pouvoir l’aimer, il a fallu vivre une épiphanie au terme d’une longue fréquentation de son œuvre : l’identifier comme tel, avoir vu quelque-chose à force de fréquenter son œuvre, recouper son film avec les autres, instaurer un système et jouir de la manière dont soudain on maille une trame à partir d’éléments disparates. Comme beaucoup, j’ai éprouvé cette extase devant le cinéma de Hawks qui, avec d’innombrables films industriels au sein de tous les studios, m’apparaissait dans toute la splendeur de sa cohérence. J’ai donc aimé les auteurs pour leur œuvre et j’ai surtout aimé les aimer. Adolescent, je me suis inventé à travers leur amour, revendiquant de les aimer comme des rock stars. Dès lors, il a fallu défendre une vision autant que l’œuvre. Il y a un rapport sans doute très narcissique à cela ! Mais le nier serait une aberration. Au sein de cette vieille guerre du goût, j’ai fait le choix de préférer Hawks à Ford (ça n’a plus vraiment de sens aujourd’hui pour moi !) et Jerry Lewis à n’importe quel autre auteur de comédie... Jerry Lewis était même le symbole de l’auteur, lui-même ayant défini son statut d’auteur-producteur-acteur comme celui de “cinéaste total”.
Aujourd’hui, mon rapport est devenu ambigu : je continue de suivre les auteurs que j’aime, d’attendre leurs nouveaux films avec énormément d’impatience mais je les attends davantage au tournant. Si je cherche toujours à les comprendre au regard de leur œuvre, l’exercice quotidien de la critique m’a appris aussi à dire quand ils se trompent, échouent. Je n’ai plus ce rapport de croisé que je pouvais avoir adolescent quand je me suis inventé et constitué dans le giron de la politique des auteurs bâties par d’autres au cours d’années que je fantasmais sans les avoir connues. Désormais, ma connaissance intime de leur œuvre me permet de mieux identifier ce qu’ils font et de l’écrire ou le dire. J’éprouve actuellement une admiration sans bornes, peut-être dévote, pour Steven Soderbergh, lequel n’a cessé depuis ses débuts d’inventer des moyens pratiques, tangibles, de faire exactement les films qu’il désire, en s’interrogeant sur la manière dont évoluait l’industrie afin de la devancer pour pouvoir garder sa liberté. Par son éclectisme, son rapport à l’œuvre plutôt qu’au film, il a redéfini, réinventé la notion d’auteur en dépassant le paradigme du seul génie, en parvenant à synthétiser à lui seul, les notions de démiurge, artisan, ingénieur, fabriquant, camelot, technicien et critique.
Par ailleurs, au risque de devancer une question ultérieure, je crois que la notion “d’auteur” a été galvaudée : elle a fini par être systématisée pour devenir une accroche commerciale. La politique des auteurs a été dévoyée. Elle s'est transformée en label dont certain.e.s ont défini puis appliqué leurs propres règles, selon l'idée qu’ils s'étaient faites de l’auteurisme. Si cela a pu participer d’une vision romantique de l’auteur, c'était parfois plus pragmatique et opportuniste. Il ne faut pas oublier la dimension professionnalisante de la chose ! Et ça a représenté un danger structurel pour la critique. On est parfois tombé dans le piège. Parfois, on s'en est trop méfié ! Il a fallu en tout cas approcher de façon critique, avec de nouveaux outils, cet auteurisme devenu label. Mais tout cela n’a au fond rien à voir avec l’amour immodéré pour ce qu’on a vu d’un.e cinéaste ! Reste donc pour nous autres, critiques, le devoir d'abord de réussir à comprendre et définir avec précision l’art d’un.e cinéaste, de le saisir le plus justement possible.
4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?
Je n’ai jamais vraiment rencontré de cinéastes, hors des entretiens. Je n’ai pas à ce jour noué d’amitié avec eux. Il m’est donc impossible d’en parler. En ce qui concerne, mon milieu socio-professionnel, je crois que rien ne dépasse le plaisir et la stimulation d’une discussion entre critiques. De nature anxieuse, très peu (uniquement quand j’adore un film) rassurée sur mon jugement de goûts, très sujet à mes humeurs et aux circonstances de visionnages, et ayant toujours l’impression que certains jugements sont débités à toute hâte (notamment durant les festivals) mais surtout que certain.e.s de mes collègues sont beaucoup plus justes et clairvoyants que moi, j’ai tendance à être un critique très (trop) ouvert, capable de revoir son jugement quand un argument me touche. En plein débat, en pleine joute, un argument qui fait mouche peut détruire toute mon argumentation et la remettre en question. J’ai tendance dans ces cas-là à le dire au risque de détruire ce que je pensais. On me l’a assez souvent reproché. On m’a souvent dit que je changeais trop vite d’avis. Je ne peux faire autrement ! C’est ma manière de fonctionner. Je fais confiance à ce qui me stimule, aère ma pensée, me donne une sensation de mouvement, d’agréments intérieurs pour mieux me déplacer et poursuivre le dialogue que j’entretiens avec un film afin de comprendre sa nature et l’art de son auteur. Quand un.e critique m’apporte cela dans ses textes ou sa conversation, cela peut totalement modifier mon rapport au film. Je suis donc autant spectateur que grand amateur de la critique de cinéma. J’en ai besoin pour travailler. Elle m’est absolument nécessaire.
5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?
Je n’ai jamais éprouvé le désir de faire des films. Je voulais devenir critique dès l’âge de 12 ans. Je demeure un spectateur, un dévoreur de films et de livres et de revues de cinéma. Ayant travaillé 15 ans en vidéo-club, je demeure très sensible à l’idée de passeur, de transmetteur de passion, de goûts et d’enthousiasme. Avec le temps, commence à germer l’idée de réaliser ou d’écrire des films pour parler des cinéastes que j’admire. Mon désir de cinéma se situe donc toujours dans une perspective critique et de passeur.
6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?
Essayer dans la mesure du possible de ne pas parler (écrire, noter) d’un film quand nous sommes invités à participer à son dispositif promotionnel (dossier de presse, par exemple). Mais, dans la continuité de ce que je disais précédemment, mon principe éthique majeur consiste à faire confiance à ce que je ressens en termes de vitalité. Dans l’idéal, je cherche à pratiquer une forme de vitalisme critique qui est la seule donnée un peu objective, tangible dans un maelstrom de doutes. Cela exige d’essayer d’être le plus honnête possible avec soi-même, ses ressentis, ses intuitions, ses émotions mais surtout son corps pour ensuite tenter de les saisir et formaliser des hypothèses dans les textes. J’ai très peu d’appétence pour la critique morale d’un film, ayant tendance à penser que mes doutes à ce sujet me permettent de mieux me regarder en-dedans, de mieux saisir mes propres contractions. C’est quelque chose que le cinéma me permet de penser dans la quiétude de la salle. J’ai tendance à croire que trop d’arguments moraux traduisent une difficulté à (ou une volonté de ne pas) comprendre ce qui nous agite. J’identifie certains de ces arguments (quand ils sont faibles et arbitraires) comme des réflexes de censeurs.
7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?
Outre cette confusion entre moralisation et moraline des opinions péremptoires et éthique de l’art qui a considérablement nui à la stimulation critique pendant pas mal d’années (je crois vraiment qu’il s’agissait d’un réflexe réactionnaire), ma génération a été notamment marquée par la révolution “geek”, par la réévaluation des années 1970 notamment. Dario Argento, John Carpenter, George Miller et les cinéastes du Nouvel Hollywood ont eu tendance à devenir les maîtres à étudier au risque parfois de reléguer un peu derrière les classiques, comme si cette histoire était totalement achevée. D’un point de vue historique, cela se comprend puisque le travail était à bâtir et il l’a été avec beaucoup de fougue, de talents et évidemment parfois autant d’aveuglements et de mauvaise foi qu’avec les premiers auteurs identifiés par la cinéphilie des années 1950.
Dans l’ensemble, elle a appliqué les attendus des anciens, puisque ce qui était contre-intuitif, minoritaire et marginal est devenu majoritaire, normatif et écrasant. Le cinéma a suivi avec une forte prédominance pour les gigantesques séries B auteuristes qui, au lieu de cultiver le goût de la marge, du pas de côté et du mauvais goût, ont eu tendance presque instantanément à se grimer des apparats des films de série A. Critiques et films se sont emparés des vieux tropes du bon goût et ont fini par adopter une conception très conservatrice, voire réactionnaire des beaux-arts. En somme, plus la critique promulguait la culture “geek‘, plus elle avait tendance à devenir aussi chiante, pontifiante et dogmatique que ce contre quoi elle bataillait jadis.
Je crois aussi que ma génération a d’abord été très divisée entre ceux qui se positionnaient dans la continuité et avec l’héritage de la Nouvelle Vague et les autres qui reprochaient à cette école incarnée par les Cahiers du cinéma d’avoir pris trop d’ascendants et rendu invisible toute une partie du cinéma. Il y a eu de grandes guerres à ce sujet à la fin des années 1990 et au début des années 2000 quand Les Inrocks incarnaient une certaine tendance critique qui a eu le vent en poupe et beaucoup d’influence. On s’est mis à parler (en bien pour certains, en mal pour les autres) du cinéma de la maitrise qui remettait en cause une certaine conception auteuriste démiurgique. On s’est mis ensuite à se diviser sur le cinéma de la cruauté, dans le giron des extraordinaires inventions de Haneke, que certains identifiaient comme un cinéma de salauds. Nous avons eu aussi à comprendre et gérer l’héritage de Pialat et son influence sur le cinéma français. Mais c’est vrai, je crois, que le cinéma classique n’a plus été assez étudié, à quelques exceptions près de critiques de mon âge qui ne cessent d’y revenir comme dans un bain fécond.
Histoire d’être optimistes, je crois pourtant que ce qui caractérise le mieux notre génération est depuis quelques années sa curiosité et son esprit d’ouverture qui est, je crois, une des conséquences positives de la dématérialisation (je reste en tant que vieux cinéphile, un collectionneur de DVD). Devant l’offre pléthorique, devant l’accumulation de méta-données, le cinéphile a pu s’ouvrir à d’autres territoires, d’autres cultures, d’autres cinéphilies, d’autres auteur.e.s, d’autres façons d’envisager le cinéma que ceux qui avaient été consacrés jadis en France, par les Cahiers, Positif, les Mac Mahoniens etc. Soudain, nous n’étions plus face aux mêmes problèmes que jadis pour voir les films. Cela nous a forcés en tant que passeurs à être davantage curieux, à ouvrir nos chakras et agrandir complètement notre rapport à l’histoire du cinéma. La récente recension des 100 plus grands films de l’histoire du cinéma par Sight and Sound a acté ce changement de paradigme critique. Ça a pu nous choquer sur le moment (je reste un enfant de Michel Ciment...), mais au fond, pour l’avenir, c’est une excellente nouvelle, qui relance le travail pour la constitution non d’une mais de plusieurs histoires du cinéma.