Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?

Réponses de Josué Morel

1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?

Je suis né à Berck-sur-mer, dans le Nord de la France, mais j’ai vécu à Paris et en banlieue parisienne dès mes huit ans. Mes parents appartenaient à une sorte de classe moyenne pas très argentée, mais dotée d’un fort capital culturel. J’ai été emmené très jeune au cinéma, au théâtre, au musée, dans des librairies… Si ma cinéphilie s’est construite en deux temps, d’abord durant l’enfance (disons jusqu’à mes dix ans), puis de manière plus autodidacte à partir du lycée, mon orientation vers la critique de cinéma est de facto indissociable de cet ancrage-là.


2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?

Le problème, à bien y réfléchir, c’est que ces rapports ne sont en vérité pas si nombreux. Même s’il y a eu des progrès en la matière, la plupart des critiques restent des hommes. Je suis par ailleurs mal placé pour donner des leçons sur le sujet : Critikat, dont je suis rédacteur en chef, est une revue très (trop) masculine. On peut l’expliquer en partie parce que les candidates sont peu nombreuses ; le bénévolat induit qu’on s’appuie sur les forces vives qui veulent contribuer à l’association. Mais j’entends bien que ces raisons ne sont pas suffisantes : que peut-on faire collectivement pour changer la donne ? J’imagine que le déséquilibre genré peut également refroidir des “cinéfilles” qui voudraient se jeter à l’eau. Je crains toutefois que les formules incantatoires ne permettent pas de résoudre la situation du jour au lendemain : il n’existe pas de solution toute faite, un “il n’y a qu’à” dépendant de la seule volonté de celles et ceux qui chapeautent aujourd’hui les espaces critiques. Par exemple, si je veux aller chercher de nouvelles plumes, il faut d’abord que je les identifie. Où ? Sur les réseaux sociaux ? Sur des plateformes telles que SensCritique ou Letterbox ? En parcourant les plus petites publications ou blogs (même si cette forme en particulier s’est raréfiée) ? Je regarde un peu partout, mais il n’est pas toujours évident de déceler un potentiel critique. Et puis, on doit faire avec les moyens du bord : aucun critique n’est rémunéré à Critikat, ce qui limite grandement la possibilité d’aller solliciter des rédactrices que l’on apprécie et qui pigent ailleurs. Au-delà de notre seul cas, j’ai l’impression que tout le monde est concerné par ce problème de fond et que les solutions proposées par des revues voisines et amies ne règlent pas fondamentalement le cœur du problème : avoir une équipe paritaire ou s’approchant de la parité est une bonne chose, mais si la grande majorité des textes est toujours écrite par des garçons, la situation reste la même.

On pourrait passer par une autre question : pourquoi la critique et son imaginaire semblent globalement plus désirables pour les hommes que pour les femmes ? Est-ce seulement une question de place donnée, d’affirmation de soi dans l’espace public, de partage équitable de la parole, d’assignation genrée à certaines pratiques ? On ne peut pas balayer ces pistes de réflexion d’un revers de la main, mais j’ai l’impression qu’elles ne suffisent pas à circonscrire exactement le nœud concernant la critique : la cinéphilie, par exemple, s’est considérablement féminisée.

Hypothèse un peu rapide, mais qui ne me semble pas incongrue : il faut probablement jouir d’un certain privilège social et culturel pour faire des films sa préoccupation première. Si je n’étais pas né du bon côté de la barrière (homme, blanc, qui a eu le luxe de faire des études dénuées de débouchés professionnels concrets), je n’aurais peut-être pas consacré l’essentiel de mon activité mentale et de mon énergie à une pratique aussi merveilleusement futile que la critique de cinéma.

À partir de là, que faire ? Prendre conscience du chemin à parcourir, avancer pas à pas, se rendre compte qu’on a des biais et qu’il convient de les interroger. Ce qui ne veut pas dire pourtant bazarder d’un seul tenant l’analyse formelle, la politique des auteurs (mes excuses, je devance déjà un peu la question suivante) et toute approche qui ne traiterait pas exclusivement de sujets sociétaux, de rapports de classes, de genres, etc. Je sens parfois un désir un peu confus de tabula rasa ou d’incrimination de “l’esthétique”, comme si on tenait là le levier pour “déviriliser” la critique. Cela me paraît d’autant plus discutable que ces questions sont des questions esthétiques et que ce faisant elles nécessitent de passer par la forme concrète des films ; parler de “représentations” ou de “codes” n’est pas négligeable, mais ça ne suffit pas à rendre compte de la complexité d’une œuvre. À l’inverse, je ne me reconnais pas non plus dans une vision étrangement obtuse de “l’art pour l’art”, qui envisagerait l’esthétique comme une citadelle à préserver des assauts de la sociologie et des gender studies. Je ne crois pas qu’on soit condamné à choisir un camp ou l’autre – c’est une position qu’avait d’ailleurs développée Alexandre Moussa pour la revue, dans un long texte paru durant le confinement.


3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?

Je la “pratique”, mais il faut déjà se mettre d’accord sur sa définition. Il est à mon avis nécessaire de repartir de son impulsion première, et pas de sa forme dévoyée au fil des années. C’est-à-dire que les auteurs sont d’abord et avant tout des metteurs en scène, et que leur statut d’auteur découle des œuvres même. Quand je parle d’un auteur, j’évoque en réalité une entité un peu abstraite née de la collusion entre un ou plusieurs films. Autrement dit, et je tiens très fortement à cette idée, ce sont moins les auteurs qui font les œuvres que les œuvres qui font les auteurs.

Si la figure de l’auteur est convoquée pour réduire des films à des seuls “gestes”, des montages d’intentions, un chapelet de thématiques ou encore un imaginaire, cela ne m’intéresse pas. La politique des auteurs est (ou devrait être) une politique de la forme.


4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?

Je n’entretiens pas vraiment de proximité avec des cinéastes et je ne sais pas si j’aspire à en avoir une, même s’il peut m’arriver de discuter avec certains (par exemple Nicolas Pariser, mais il fait partie d’une catégorie rare de réalisateurs, ceux qui ont la critique dans la peau). Concernant les relations avec mes camarades ou collègues, je crois viscéralement à l’idée que la critique se pratique en groupe : j’ai toujours envisagé l’écriture au sein d’un cadre qui est celui d’une revue, avec des échanges quotidiens et des réflexions collectives sur la manière de procéder. Évidemment, cela influe sur notre rapport concret à la critique : on s’écoute, on suit les conseils et recommandations des uns et des autres, on débat, on se serre les coudes dans la défense d’un film que l’on considère mal traité ailleurs… Tout cela participe à l’émergence d’une identité commune, qui ne relève pas d’une stricte harmonisation des goûts, mais d’un partage de la même sensibilité. Avec mon rédacteur en chef adjoint, Corentin Lê, on s’est d’ailleurs rendu compte qu’on ne recrutait jamais de nouvelle plume à Critikat en nous fondant sur les goûts du ou de la candidate. On tranche plutôt sur la méthode : partir de la matière d’un film, de sa forme, privilégier une approche esthétique à une vision seulement thématique ou culturelle… Qu’importe qu’on ne soit pas d’accord sur tout, du moment que l’on partage certaines préoccupations.


5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?

On a tendance à caricaturer les critiques comme des cinéastes frustrés, sans envisager l’inverse : qu’un cinéaste puisse être un spectateur ou un critique frustré par ce qu’on lui propose. Je crois que si je devais un jour envisager la réalisation, il n’y aurait pas de “cohabitation” avec l’activité critique : la seule chose qui pourrait me motiver à passer “de l’autre côté” serait justement la perspective de faire des films que je souhaiterais voir et que le cinéma ne me montre pas. Mais aujourd’hui, je ne l’envisage pas du tout. La critique, c’est aussi rendre un peu au cinéma ce qu’il nous a beaucoup donné. Or je ne suis pas arrivé au bout de ma dette.


6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?

J’ai un rapport ambivalent à la “critique morale” héritée de Rivette et de Daney. Elle a été un pivot dans ma découverte de la critique, mais je suis revenu dessus face à ses limites : trop souvent, je trouve qu’elle tend à inscrire dans la chair même des films un malaise qui vient au fond surtout du critique lui-même.

En revanche, je suis très attaché à une “morale de la critique”, qui consiste, même devant un film qu’on n’aime pas ou peu (et je défends mordicus l’idée d’être exigeant, voire même féroce, à l’égard des films qui nous déplaisent), à rendre compte de ce qu’il fait ou essaie de faire. Je ne supporte pas quand un critique écrit “sur” le film, que ce dernier serve de prétexte ; on peut avoir un style extrêmement mordant, personnel ou amusant, du moment qu’on n’enjambe pas l’œuvre. Ça, c’est la ligne rouge. Même quand je regarde un film de haut (on ne va pas se mentir, ça arrive à tout le monde), l’œuvre reste quelque part au-dessus de moi : j’écris à partir d’elle, elle me nourrit, en bien comme en mal, et j’ai dès lors un devoir, vis-à-vis des films mais aussi de moi-même, d’être le plus précis possible dans ce que je décris et circonscris. Une phrase inexacte ou une formule qui me semble a posteriori maladroite peuvent me torturer un moment. Je déteste l’impression de ne pas avoir été à la “hauteur” d’un film.

Bref : à mon avis, pour faire de la critique, il faut avoir un bon surmoi.


7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?

La grande spécificité de notre génération tient au fait qu’Internet fut notre bac à sable. Je crois que cela induit un rapport différent à l’écriture (à l’échelle de mon parcours, j’ai par exemple découvert assez tard la contrainte du calibrage, que je trouve assez stimulante) et aux films. Je reviens à cette idée d’exactitude et d’impératif moral : ma cinéphilie – et avec elle ma conception de la critique, car les deux se sont entrelacées très vite – s’est beaucoup construite à partir de films vus en salle, mais aussi sur ordinateur. Au-delà de la taille de l’écran et du cadre de visionnage, cela implique une façon de s’emparer de l’image qui diffère de celle d’une génération dont la salle fut l’épicentre exclusif. Avec des amis, camarades ou collègues, il m’est souvent arrivé de partir de captures d’écrans, de photomontages, de compilation de plans pour appuyer un propos ou faire parler l’œuvre. Mon rapport à la critique repose en grande partie sur la promesse, portée par les Cahiers jaunes, que la part la plus stimulante d’un film réside dans sa forme. Je ne partage pas les propos déclinistes sur la critique (même s’il faut bien reconnaître que le paysage du journalisme culturel n’est guère encourageant) : dans son exercice pur, la critique n’a jamais autant eu la possibilité d’être la plus précise au cours de sa courte histoire, et donc de concrétiser cette promesse originelle – parler vraiment des films.