Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?
Réponses de Charles Tesson
1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?
Je suis originaire de province, étant né et ayant grandi dans un chef-lieu de canton du bas bocage vendéen, peuplé de 2000 habitants, où il y avait quand même à l’époque un cinéma. Ma famille, que ce soit du côté de mes grands-parents paternels ou maternels, est issue du monde agricole rural. Mon père a commencé comme employé de ferme (chez le comte d’Andigné, à la Châtaigneraie), puis ouvrier à la coopérative agricole (CAVAC) avant de faire l’essentiel de sa carrière comme cantonnier (petite fonction publique, rattachée à l’époque au ministère de L’Équipement), avant de finir comme chef d’équipe. Donc province, milieu social modeste et famille nombreuse (5 enfants).
2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?
Lorsque j’ai commencé à écrire aux Cahiers du cinéma en 1979, cette expérience était inexistante au sein de la revue car il n’y avait que des hommes. Une photo, parue dans l’ouvrage d’Antoine de Baecque consacré à l’histoire de la revue (tome 2 : Cinéma, tours détours, 1959-1981, p. XXXII) le résume très bien. On y voit un conseil de rédaction en 1983 au passage de la Boule Blanche où, autour du rédacteur en chef, Serge Toubiana, il y a neuf personnes, dont une seule femme, Danièle Dubroux. De même, dans les projections de presse, il y en avait très peu. Je me souviens surtout de Claude-Marie Trémois (Télérama) et de son chien ou de Monique Pantel. Lorsque j’ai été rédacteur en chef de la revue (1998-2003), les choses avaient évolué, notamment sous l’impulsion de Thierry Jousse quand il a été rédacteur en chef. Cela dit, en 1998, il y avait deux femmes dans le comité de rédaction (Marie-Anne Guérin et Camille Taboulay). D’autres ont commencé à écrire, et à s’imposer dans la revue (Clélia Cohen, Elisabeth Lequeret, Charlotte Garson, Juliette Cerf, Hélène Frappat, Isabelle Régnier, etc.). Lorsque cette responsabilité dans la revue est arrivée à son terme, en 2003 (j’étais alors co-rédacteur en chef avec Jean-Marc Lalanne), sur les douze membres du comité de rédaction, il y avait quatre femmes : Clélia Cohen, Hélène Frappat, Marie-Anne Guérin, Élisabeth Lequeret). L’une est toujours membre de la rédaction (Élisabeth Lequeret) tandis que Charlotte Garson est rédactrice en chef adjointe.
J’ai pu constater dans le champ de la critique une évolution que j’avais perçue auparavant dans les cours de cinéma que je donnais à l’université. Au début, à partir de 1983, il y avait une très grande majorité de garçons inscrits en cinéma puis cela s’est équilibré, au point de s’inverser, avec désormais des cours avec 45 inscrits dont 2/3 de jeunes femmes. Toutes, motivées par le cinéma, ne se destinent pas à la critique mais elles sont de plus en plus nombreuses et brillantes (écriture et qualité de pensée). Les études en cinéma à l’université sont le bon endroit non seulement pour tester son rapport au cinéma, mais aussi pour y trouver son lieu, tout en acquérant (on l’espère, ce qui devrait être à l’ordre du jour), une bonne culture cinématographique. L’écriture fait partie de cet apprentissage, à travers ce qui est exigé (rédaction de dossiers, masters, etc.).
Pour répondre à la question, je dirais que l’expérience, plus que souhaitable, a été bonne, quoique très tardive. Souvenir, lors de mes débuts aux Cahiers, d’un conseil de rédaction où un critique avait sorti le plus sérieusement du monde toute une théorie, mâtinée de psychanalyse (fétichisme, etc.), selon laquelle seuls les hommes pouvaient être de vrais cinéphiles et avoir un rapport fort et authentique au cinéma. Rétrospectivement, je dirais que ma meilleure expérience du rapport entre hommes et femmes dans le milieu de la critique, je la dois à la Semaine de la critique et aux comités de sélection, pour lesquels je tenais à la parité, avant qu’elle ne soit souhaitée ou fortement exigée. Expérience fort enrichissante à titre personnel et surtout bénéfique à la Semaine de la Critique.
3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?
Essayons de rester à la “pratique”. Je ne crois plus, et je ne pense pas être le seul, au dogme de l’infaillibilité de l’auteur, défini par Truffaut, selon lequel le moins bon film d’un auteur est meilleur que le film d’un non auteur. À l’époque, cela pouvait faire sens, au sein des Cahiers, dans la mesure où très peu de cinéastes avaient droit à ce statut et étaient élus. Pour les Cahiers, Hawks et Hitchcock. Pour Positif, Huston. Et pour le Japon, Mizoguchi d’un côté et Kurosawa de l’autre. La politique des auteurs (et non théorie, ce qui n’a strictement rien à voir) a joué un rôle essentiel dans la reconnaissance du cinéma comme art et du réalisateur-fabricant de film comme auteur à partir de la notion de mise en scène, de point de vue, de regard sur, de style, de tout ce qui relève de l’expression cinématographique. Aujourd’hui, tout le monde est auteur d’un film (thèmes, univers, obsessions récurrentes). Quand bien même on trouve le film mauvais, le réalisateur en reste l’auteur. Auparavant, il y avait ceux, rares, très rares, qui avaient droit au statut d’auteur et les autres. Aujourd’hui, le souci n’est plus de savoir qui est auteur ou pas, puisque tout le monde l’est, ou prétend l’être. À ce titre, la politique des auteurs est devenue impraticable ou inutile, car ne représentant plus un enjeu en soi. Sauf à se dire, par rapport à la désignation de celui qui, au sein d’un travail collectif, donne le ton, peut donc en être l’auteur sans pour autant être le réalisateur. En ce sens, un scénariste, un acteur ou une actrice, un chef opérateur, peuvent être le vrai auteur d’un film, plus que le réalisateur lui-même. Sauf à revenir également à ce que disait Godard : dans la politique des auteurs, c’est le mot politique qui est important. Au sens de faire des choix et surtout un pari, miser sur un cinéaste, son avenir, son œuvre à venir. Lorsque je suis revenu aux Cahiers en 1998, j’ai misé sur Jia Zhangke (j’ai fait un entretien avec lui au moment de la sortie de son premier film, Xiao Wu artisan pickpocket, qui m’avait fortement impressionné, et que j’ai mis en couverture de la revue), sur Hong Sang-soo ensuite (idem, j’ai écrit un long texte sur son premier film, Le Jour ou le cochon est tombé dans le puits, assorti d’un entretien avec le réalisateur, réalisé à Séoul en mars 1999) et Wes Anderson, sur lequel je n’ai pas écrit à cette période, tout en adorant deux de ses films : Rushmore et surtout La Famille Tennebaum. Aujourd’hui, j’ai du mal avec les derniers films de Hong Sang-soo, tout comme avec les récentes réalisations de Wes Anderson, ne retrouvant plus les sensations premières. Pour Hong San-soo, j’ai même un peu décroché : je n’ai pas tout vu de ses derniers films. Je ne suis plus un inconditionnel. Un auteur, c’est aussi un cinéaste dont j’ai impérativement envie de voir le prochain de film. Bref, de le suivre, de l’accompagner, de vivre en cinéma en sa compagnie. Il y a ceux qu’on ne perd jamais de vue, d’autres qui arrivent, qui durent, mais pas tous.
Plus qu’à la politique des auteurs, je crois à l’auteur comme guide ou référence, sur un plan moral, celui de l’éthique de la mise en scène et par rapport à ce que j’attends d’un film et du cinéma. En gros les cinéastes qui, en plus de l’intérêt suscité par un film, une carrière, une œuvre, m’aident à penser le cinéma. Avec le recul, par rapport à l’expérience critique aux Cahiers du cinéma, de 1979 à 2003, où j’ai misé sur différents auteurs (Joe Dante, David Cronenberg au tout début, etc.) ou cinématographies (Inde, cinémas d’Asie), deux cinéastes, rencontrés en chemin à travers leurs films, ont joué ce rôle. Manoel de Oliveira, avec Francisca (1980), cinéaste sur lequel j’ai écrit plusieurs fois, et Abbas Kiarostami à partir de la rencontre inoubliable et du choc immense qu’a été Close up (1992). Tout au long de ces années, tout en aimant des cinéastes bien différents du cinéma qu’ils faisaient, ils ont été des références, des guides tout au long du chemin. Au fond, il y a eu aussi cela dans la politique des auteurs au temps des Cahiers dans les années 1950. S’ils ont pris des auteurs là où on les attendait le moins (le cinéma américain, le système des studios, filmer ce qui est dans le scénario et rien d’autre, absence de final cut), les critiques qui ont initié cette politique, futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, ont aussi élu deux cinéastes de cœur, des patrons, des modèles quant à leur inspiration de critiques et de cinéastes en devenir, à savoir Renoir et Rossellini. Plus que des auteurs là aussi : des cinéastes avec qui on a envie de discuter, d’échanger sur leurs films et le cinéma. On oublie trop souvent que, parallèlement à la politique des auteurs, est née, avec l’invention du magnétophone portable, la politique de l’entretien, et du grand entretien. Choix critiques d’un côté (la politique des auteurs) et journalisme cinématographique de l’autre (comment les films se font ?, etc.) se sont entremêlés et ont grandi ensemble.
Plus je me suis avancé dans l’expérience critique et plus, à travers les films, des questions cruciales se sont posées. En particulier sur la représentation de la violence (du sang ou du rouge ? tout montrer, tout étaler ? juste pour le fun ? pour de rire ou pour de vrai ? Suggérer ? l’image ou le son ? les deux ?) et de violences (meurtres) y compris sexuelles (viol, féminicide). Comment filmer cela ? Peut-on accepter tout et n’importe quoi ? C’est dans ces moments-là que le critique de film devient critique de cinéma et, en ce qui me concerne, convoque des cinéastes qui l’aident à réfléchir face à de telles situations ; à se positionner et à faire des choix ; à savoir, à quelle place ou distance le film assigne son spectateur ? De quelle manière, esthétiquement et cinématographiquement (la réalisation, la mise en scène) cela est représenté ? Comment Renoir (la scène célèbre de La Chienne où la caméra, à l’instant fatidique, sort de la chambre, va chercher dehors les chanteurs de rue, remonte le long de la façade pour découvrir après-coup, par la fenêtre, ce qui s’est passé) ou Fritz Lang auraient filmé cela ? Dans ce domaine, le cinéma de Mizoguchi, pour ce qui est de la représentation de la violence (voir la scène de viol de la jeune fille dans Femmes de la nuit, 1948, le mouvement de caméra, le décadrage, au moment jugé nécessaire par le metteur en scène au regard de l’action en cours), reste pour moi le plus grand, la référence de la référence, pour penser le cinéma sur le plan de l’éthique, d’une morale de la mise en scène. En particulier sur le théâtre de la cruauté. En gros, l’axe critique du «travelling de Kapo» de Rivette. C’est en de tels moments qu’un cinéaste se révèle, face à des situations où on estime, en tant que critique, que l’on n’a pas le droit de faire n’importe quoi. Pareil, face à la peinture ou la restitution de la réalité, pour ce que les cinéastes colombiens du groupe de Cali (Carlos Mayolo, Luis Ospina) ont appelé fort justement la “porno miseria’”, c’est-à-dire l’exploitation de la misère. Bref, la cruauté et l’obscénité.
Pour résumer “ma pratique” de la politique des auteurs est de deux sortes. Du côté de la critique de cinéma, quand penser le cinéma à travers l’expérience d’un film devient un enjeu de représentation, à partir de cinéastes, considérés comme des guides ou des références, plutôt rares, qui à nos yeux ont trouvé ou proposé des réponses à des enjeux qui nous travaillent. Chacun a sans doute sa liste. Du côté de la critique de film où la notion de pari sur l’avenir, à savoir miser sur tel ou tel cinéaste, faire des choix (mettre un film en avant plutôt qu’un autre) quitte à se tromper, est essentielle. Si on exige de la critique de film qu’elle soit à la hauteur des attentes (point de vue, évaluation, discernement : critique et prescription), pour l’être pleinement, elle doit porter toutes les traces d’un véritable engagement par rapport au film et ce faisant, par rapport au cinéma. Bref, prendre des risques. Couvrir un film et se découvrir.
4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?
Je distinguerai deux choses, les critiques et les cinéastes. Pour les critiques, se mesurer par oral à l’opinion d’un autre critique me parait très important. C’est en parlant, en confrontant ses idées qu’on approfondit son regard critique sur un film et que cela ouvre de nouvelles perspectives par rapport à ce qu’on y avait vu. C’est valable en interne, au sein d’une revue (conseils de rédaction) et en externe. Le fait de parler d’un film ne l’use pas, il pousse au contraire à écrire au-delà de la parole dite. S’il n’y a pas d’au-delà, ce n’est pas bon pour le film. Ni pour la critique. Au début, je ne parlais pas trop des films, de peur de n’avoir rien à en dire (à écrire). Je gardais cela pour moi. Ensuite, j’ai compris qu’il fallait faire le contraire. Qu’il fallait en parler pour aller encore plus loin dans l’écriture.
Pour les cinéastes, c’est plus compliqué. Certains disent qu’il ne faut connaitre aucun cinéaste ou personne du milieu pour rester objectif. Personnellement, en devenant critique de cinéma, j’ai eu un énorme plaisir à devenir journaliste de cinéma et à m’entretenir avec des cinéastes, des comédiens et comédiennes, des techniciens, etc. J’avais aussi envie de cela. C’est enrichissant sur le plan de la connaissance du cinéma. Savoir comment les films se font, selon quelle méthode. Lorsque j’étais critique-pigiste débutant, je ne connaissais quasiment personne du monde du cinéma et ne savais rien de leur vie privée. Je dis cela par rapport à la récente mise au point des Cahiers du cinéma, suite à l’affaire Godrèche et ses accusations envers Benoît Jacquot et Jacques Doillon, qui portaient aussi sur les Cahiers du cinéma et la politique des auteurs, que certains ont requalifiée (un peu vite, de façon discutable) de “dictature des auteurs”. Dans le communiqué que les Cahiers ont publié sur le site le 13 février, signé par Marcos Uzal et Julie Lethiphu, il y a plusieurs choses qui m’ont interrogé («Il est temps de questionner cette obstination à s’en tenir exclusivement à l’œuvre » ou « La critique ne peut pas se substituer au journalisme d’investigation, mais elle doit se nourrir de ce travail d’enquête et continuer à s’interroger sur ses propres pratiques face à ces réalités qui débordent l’analyse esthétique») et une qui m’a fait tiquer : «Pourquoi, alors que tout le monde savait que l’actrice mineure [Judith Godrèche], vivait avec le réalisateur [Benoît Jacquot] personne n’est-il allé chercher plus loin que la fiction ?» Désolé, mais je ne savais pas, n’ayant même pas vu à l’époque le film incriminé (La Désenchantée) ni celui de Doillon (La Fille de quinze ans). Je ne me souviens pas non plus de discussions de ce genre lors de conseils de rédaction.
En revanche, lorsque j’ai exercé des responsabilités au sein des Cahiers, la situation était différente. Surtout de la part de cinéastes que je connaissais auparavant comme critiques et dont la revue avait à parler des films. Je me souviens qu’un critique de la revue avait été plutôt négatif envers un film d’Olivier Assayas. Ce dernier m’avait alors appelé, quelque peu énervé, me demandant si je partageais ce que la revue disait de son film et, implicitement, pourquoi j’avais laissé passer cela. Quand on a ce genre de responsabilité, il faut avoir le cuir solide, sans se démonter, même si cela peut mettre à mal et affecter, temporairement ou durablement, un lien d’amitié. J’ai le sentiment malgré tout que pour certains, comme Jean Douchet (envers Xavier Beauvois ou François Ozon) ou Serge Daney, avec Benoît Jacquot, la politique des auteurs n’allait pas sans une politique de l’amitié. Je me souviens d’une conversation avec Benoît Jacquot il y a quelques années, quelque peu dépité que les Cahiers, “sa famille”, n’aiment plus ses films (sans doute au temps de la période Delorme, sans que cela soit nullement en lien avec l’affaire présente pour les raisons de ce rejet) tout en constatant, ce qui à la fois l’étonnait et l’amusait, qu’il était désormais soutenu par Positif.
Pour résumer, les relations peuvent avoir une influence positive lorsqu'elles permettent d’apprendre des choses en lien avec la connaissance d’un film, ou d’avoir des information utiles pour l’appréhender, sans que cela engage l’évaluation, au sens de la valeur accordée au film.
5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?
J’ai toujours aimé voir des films et je ne me suis jamais vu en faire. Je ne me sentais pas légitime. Le cinéma m’a toujours nourri. Et je ne me voyais pas rester seul avec cela. Cette place, à savoir parler ou intervenir quand le film est terminé (ou presque) m’a toujours convenu : comme critique, enseignant à l’université, distributeur de films (à la fin des années 1980) ou sélectionneur (à la Semaine de la Critique). Je suis passé à la production à la fin des années 80 (Les Ministères de l’art de Philippe Garrel, L’Autre nuit de Jean-Pierre Limosin) mais je ne me suis pas senti à ma place. J’ai été un étudiant en littérature correct, sur le plan des résultats, et j’ai aimé ce cursus, mais c’est en rédigeant un mémoire de maîtrise de Lettres autour de l’ouvrage Notes sur le cinématographe de Robert Bresson, paru en 1975, que j’ai trouvé mon espace, là où j’avais envie d’être, à savoir écrire sur le cinéma. J’ai vécu cela intensément et passionnément. Pour le choix du “ne pas en faire”, j’ai pris ensuite abri ou modèle sur Serge Daney qui disait ces paroles, que j’ai faites miennes : «Je n’ai pas fait de cinéma, parce que c’est le cinéma qui m’a fait.» Ou Jean Narboni, autre modèle, que j’ai croisé pendant de nombreuses années dans les cours d’analyse de film aux débuts de la FEMIS. En arrivant aux Cahiers, en 1979, sans connaître grand-chose du passé d’une revue que j’avais commencé à lire quatre ans auparavant, je me ne suis jamais dit que j’allais faire de la critique pour faire des films ensuite, selon une certaine tradition maison. En revanche, j’ai croisé à l’époque Leos Carax qui était clair sur ce point : il venait aux Cahiers pour rencontrer Godard, ce qu’il a fait sur le tournage de Sauve qui peut (la vie), il a fait son court (Strangulation Blues, 1980) puis est parti faire ses films. Pareil pour Olivier Assayas, avec qui je me suis lié d’amitié, qui certes avait envie de faire des films (ses films courts Scopitone, 1980, et Laissé inachevé à Tokyo, 1982) mais qui voulait se donner du temps pour vivre pleinement l’expérience de critique et de journaliste de cinéma. J’ai vu des collègues des Cahiers passer à la réalisation, et cela n’a pas été facile (Marc Chevrie, Alain Philippon), même pour Hervé Le Roux, qui a eu une fin terriblement triste. Thierry Jousse a réalisé deux longs métrages, dont un montré à la Semaine de la Critique et est retourné à l’activité critique. Voir aussi Nicolas Saada. Pour la génération d’avant, toujours là quand je suis arrivé, c’était un peu pareil (Alain Bergala, Serge Le Péron, Danielle Dubroux) sauf pour Jean-Claude Biette, qui me semblait épanoui dans les deux régimes : faire des films tout en continuant à être critique. Et Pascal Bonitzer, qui est passé successivement de critique à scénariste (Rivette) puis cinéaste. Quand j’étais aux Cahiers, je vivais ma passion, je ne sentais pas le besoin de passer à autre chose, de faire la bascule. Le plaisir d’écrire ne s’épuisait pas. Je ne manquais de rien, j’étais heureux de ce que je faisais et vivais. C’est juste lorsque j’ai compris que les Cahiers ne m’aideraient pas à vivre de ce que je faisais (le métier de la critique et le statut de pigiste), et cela assez vite (au milieu des années 80, au passage de la trentaine) que je suis allé dans d’autres directions, qui m’ont permis de continuer à être critique par la suite sans être entièrement dépendant de ses revenus.
Comment durer comme critique en faisant le choix de ne pas faire de films ? C’est simple, avoir la curiosité, l’envie de découvrir, garder une part d’enfance (la capacité d’étonnement, d’émerveillement surtout, en préservant une forme de naïveté intelligente), rester bon public, au sens de voir un film en tant que spectateur, sans refouler ses émotions, en se laissant aller à vivre le film sans se demander en le voyant ce qu’on va pouvoir en dire, ce qui m’arrivait au début, quand j’ai commencé dans la critique, étant obsédé par cela. Éviter d’être blasé, cynique, aigri, revenu de tout, pinailleur, mesquin, genre le critique qui trouvera toujours quelque chose à redire dans un film, quel qu’il soit. Ne pas prendre les films de haut, en se croyant plus intelligent ou malin qu’eux, genre je te vois venir de là où je suis et tu ne m’auras pas comme cela. Bref, être généreux. Ce qui différencie le cinéphile du critique est simple : le critique est celui qui n’a pas envie d’être seul avec son amour du cinéma. Il a envie de le partager, la critique étant ce qui donne forme à ce désir de partage. Et sinon, éviter l’usure, continuer d’y croire et surtout, aimer le présent et ce qui se présente. Être stimulé par le désir, en voyant un film, de faire une belle rencontre. Afin de vivre pleinement le plaisir de l’inattendu. C’est rare mais ça vaut toujours le coup. Il y a des films qui vous nourrissent et vous portent des jours et des jours, certains toute une vie.
6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?
L’attaque à la personne.
7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?
Étant donné que j’ai surtout été critique au sein d’un mensuel spécialisé, les Cahiers du cinéma, que j’ai commencé à lire en 1975 et dans lequel je rêvais d’écrire et pas seulement écrire (le désir de faire partie du groupe Cahiers, de vivre le cinéma au sein de ce collectif étant tout aussi fort), j’aurais tendance à définir cette spécificité en lien avec l’histoire de la revue. À la fin des années 1970, Serge Daney et Serge Toubiana cherchaient de nouvelles recrues, en particulier dans les universités où ils étaient chargés de cours (Jussieu, Censier), afin de prolonger l’ouverture au cinéma de la revue : j’ai eu la chance d’en faire partie. L’idée était double : d’un côté en finir avec la critique de cinéma purement et exclusivement idéologique (le gauchisme, les années Mao), et de l’autre être défricheur, s’ouvrir à de nouveaux horizons, découvrir de nouvelles cinématographies, de nouveaux auteurs. Pour les nouveaux auteurs, c’est le rôle de toute nouvelle génération au sein d’une revue spécialisée (c’est aussi valable à Positif), à savoir ajouter de nouveaux noms à la liste présente, noms dont hériteront les générations suivantes, qui auront pour devoir d’en imposer d’autres. Certains noms durent tout le temps, de génération en génération, certains sont oubliés puis reviennent, d’autres disparaissant pour toujours. Rien de particulier de ce côté-là, par conséquent. En revanche, avec Olivier Assayas, et d’autres critiques des années 80 et suivantes, je pense faire partie d’une génération qui a contribué à mettre les cinémas d’Asie (Inde comprise) sur la carte du cinéma mondial. De ce point de vue-là, je dirais que j’appartiens à une troisième génération des Cahiers. La première, celle des années 50, à la fois très cinéma Américain et Européen (France, Italie), se nourrissait d’un impensé, à savoir que le cinéma était un art Occidental, une affaire de blancs, devant et derrière la caméra. Ce que Rohmer a plus ou moins théorisé sur le plan esthétique et ethnographique (la beauté du corps humain, la statuaire gréco-romaine, si présente dans ses films). Lorsque j’ai commencé à écrire aux Cahiers, Serge Daney m’a brièvement raconté l’histoire de la revue ainsi que son expérience en son sein, depuis les années 1960. Il m’a dit une chose qui a été comme une sorte de consigne ou de guide pour la suite : «N’oublie jamais ce qu’a écrit Éric Rohmer à propos de Tabou de Murnau». Il m’a cité la phrase de mémoire : «Ils sont si beaux que du sang blanc doit couler dans leurs veines». Je n’en croyais pas mes oreilles. Lorsque les Cahiers période jaune ont été réédités, j’ai lu la phrase en question, le texte étant signé Maurice Scherer (n° 21, mars 1953) : «Tabou a la beauté des anciens âges, mais sa jeunesse ne doit que fort peu au clinquant de la “barbarie“. Sous leur peau bronzée, c’est un sang blanc qu’il fait couler dans les veines de ces Polynésiens, race d’origine contestée et dont le contact avec les Européens n’a fait que développer la langueur native. En tout cas, je ne connais, en ce siècle, pas d’œuvre qui porte le plus profondément la marque de l’esprit de l’Occident.» Rétrospectivement et inconsciemment (le texte s’appelle La revanche de l’Occident), j’ai l’impression que mon engagement aux Cahiers, du début des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, a consisté à démentir cette phrase.
Dans les années 1950 et 60, c’est la critique communiste, idéologique donc (Georges Sadoul et autres), qui, outre le cinéma Russe et des pays de l’Est, s’est intéressée aux nouvelles cinématographies issues des Indépendances (Cuba, Inde, Égypte, Afrique du Nord, Afrique subsaharienne). Pour les autres, à part le Japon (Kurosawa, Mizoguchi), on regardait cela avec une certaine condescendance, genre c’est sympathique, pittoresque, mais pas au niveau. Avant Mai 68, les Cahiers du cinéma ont démoli La Noire de… de Sembène Ousmane. Après Mai 68, ils ont dit le plus grand bien du Mandat du même cinéaste. Dans les années 1960, aux Cahiers (période Comolli-Narboni), il y a eu pour les nouveaux cinémas (Palestine, Amérique latine, autour de Sanjinès et du groupe Ukamau) un intérêt esthétique, puis idéologique. La génération d’après, dans laquelle je me situe, a contribué à mettre toutes les cinématographies mondiales sur le même pied d’égalité. Aujourd’hui tout le monde l’admet, mais à l’époque, il y a 45 ans, ce n’était pas encore le cas. Cette génération s’est également intéressée à un cinéma populaire et à son industrie, ses zones d’influence, hors Hollywood : à savoir le film musical indien, le film de kung-fu et d’art martiaux hongkongais, le film musical égyptien, etc. Auparavant, ce cinéma était méprisé, jugé aliénant, genre l’opium du peuple, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui puisqu’il est devenu l’objet de nombreuses études et recherches pour les nouvelles générations. J’ai toujours voulu, autant que faire se peut, être au fait de l’état du cinéma mondial, ce que la Semaine de la Critique m’a permis de poursuivre, à une époque où, vu le nombre de films, il est devenu difficile d’être un critique généraliste, car il existe de plus en plus de critiques spécialisés, ou de niche, très pointus en leur domaine. Ce qui est compréhensible.
Pour résumer, quant à la méthodologie critique, étant venue juste après une génération qui estimait de façon autoritaire, purges comprises, qu’il y avait une seule manière d’envisager la critique de cinéma et que rien d’autre ne pouvait exister en dehors de cela (une seule ligne, un front commun), la génération qui a suivi, et à laquelle j’ai appartenu, formée autour de Serge Daney et de Serge Toubiana, s’est construite contre cela, en étant soucieuse de diversité, de pluralité et de complémentarité dans le regard critique, ce à quoi je suis toujours attaché.