Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?

Réponses de Anaïs Bordages

1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?

Je viens d'une famille de classe moyenne supérieure, j'ai grandi à Toulouse, et je n'aime pas particulièrement le terme "province".

2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?

J'ai 33 ans et j'ai commencé à faire de la critique cinéma en 2011. À l'époque j'étais presque systématiquement la seule femme aux projections presse où je me rendais (et aussi la plus jeune). Aujourd'hui ça s'améliore : je croise beaucoup plus de jeunes femmes critiques, en projections et dans les festivals.

J'ai subi, dans quasiment tous les environnements professionnels où j'ai évolué, des remarques désobligeantes et parfois violentes liées au fait que j'étais une jeune femme. Il a été plusieurs fois suggéré que je couchais ou voulais coucher avec certains de mes collègues, ce qui, dans un milieu majoritairement masculin où le networking est roi, freine naturellement la possibilité de développer des liens professionnels étroits avec de potentiels mentors. En festival, il m'arrive encore régulièrement d'entendre des remarques graveleuses ou misogynes.

On m'a déjà expliqué que j'avais été recrutée dans une équipe intégralement masculine parce qu'il "fallait une femme" pour l'image, ce qui m'a évidemment fait douter de mes capacités professionnelles. 

J'ai souvent eu l'impression qu'être une femme ne me donnait pas le "droit" de parler de tous les films avec autant de liberté ou d'autorité que mes confrères. On me sollicite plus souvent pour faire la critique de films réalisés par des femmes, de films qui parlent de femmes, ou de films que les hommes de l'équipe n'auraient pas eu envie de traiter. On m'invite volontiers à donner mon avis sur Le Retour de Mary Poppins, mais pour parler de Kubrick, on me demande avec insistance si je suis “vraiment sûre” d'être suffisamment à l'aise sur le sujet. 

Ma réponse à cette question aurait sans doute été plus longue et plus détaillée si elle pouvait être anonymisée. 

3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?

Je ne me suis jamais posé cette question, en tout cas pas en ces termes. J'essaie toujours d'inscrire mon analyse d'un film dans l'œuvre globale du ou de la cinéaste, mais aussi dans le contexte socio-politico-économique du moment. Selon les circonstances, une grille de lecture (esthétique, politique, sociologique) peut prendre le pas sur une autre. 

Je pense aussi que les critiques ont le droit de commenter et analyser un film sans connaissances préalables sur l'œuvre du ou de la cinéaste, tant que l'analyse fait preuve de finesse et d'intelligence. 

4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ? 

Je pense qu'on a collectivement trop tendance à écrire pour les autres critiques plutôt que pour les gens susceptibles de nous lire. 

5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?

Je ne ressens aucune frustration à l'idée de ne pas faire de films. Mon envie principale a toujours été de faire du journalisme. À force d'écrire sur le cinéma, j'ai vaguement envisagé d'écrire des scénarios, mais jamais de manière très sérieuse. 

6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ? 

Je m'interdis la méchanceté gratuite. Je pars du principe que les personnes concernées peuvent lire mes textes, et je n'écris que ce que je serais capable d'assumer devant les cinéastes si l'occasion d'en parler avec eux se présentait. Je pense que ça peut parfois rendre mes textes un peu trop consensuels, mais ça me force à être nuancée. 

J'ai déjà accepté de réaliser du contenu sponsorisé, mais uniquement sur des œuvres que j'aimais vraiment, et en ayant la garantie de pouvoir écrire / dire ce que je voulais.  

7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?

Je pense que la question de la "représentation" au cinéma (la manière dont les femmes et les minorités sont dépeintes), est plus présente dans l'esprit des jeunes critiques, même si ce n'est pas et ça ne devrait pas être l'unique grille de lecture d'un film, juste un outil supplémentaire pour en faire l'analyse. Je pense qu'on est beaucoup plus conscients des dynamiques de pouvoir toxiques à l'œuvre sur un tournage ou dans le milieu du cinéma, et peut-être moins prompts à les excuser au nom de "l'art". 

J'ai aussi l'impression que les critiques de mon âge, et les plus jeunes, essaient d'être moins élitistes. On admet beaucoup plus facilement qu'il y a des classiques qu'on n'a pas encore vus. J'ai démarré ce métier en ayant vraiment honte de mes lacunes, et j'ai travaillé dur pour étoffer ma culture ciné sur le tas, le plus rapidement possible. Aujourd'hui, je suis beaucoup plus à l'aise avec le fait de ne pas tout connaître, et enthousiaste à l'idée d'avoir encore beaucoup de choses à apprendre et à découvrir.