Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?

Réponses de Isabelle Danel

1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?

Je suis née en 1962 aux fins fonds du Nord dans une famille petite bourgeoise (père médecin, mère au foyer), à 100 km de Lille où j’ai suivi mes études secondaires (Deug de langues) avant d’y rater le concours de l’École Supérieure de Journalisme et de partir, en 1981, travailler dans une radio libre… en Bretagne. Puis d’en être virée au bout de deux mois, de travailler pour un hebdomadaire rennais qui venait de se lancer, de réussir le concours de l’ESJ l’année suivante… Et de refuser de faire l’école alors que j’étais licenciée de mon hebdo. J’ai débarqué à Paris (Rastignac, c’était moi), et j’ai commencé à ramer, faire des petits boulots, apprendre sur le tas la mise en page (époque bromure et cutter, bien avant InDesign) et trouver des piges. J’ajoute que j’avais décrété à 14 ans que ma vocation était de devenir ”journaliste de cinéma” parce que j’aimais trois choses dans la vie : lire, écrire et regarder des films. Évidemment, je ne savais pas du tout à quoi je m’attaquais.


2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?

Curieusement je n’ai jamais ressenti aucun problème. Je dis “curieusement”, car bien entendu, je sais que ça existe. Mais (inconscience ou réalité ?) je me suis toujours sentie l’égale des hommes avec lesquels j’ai travaillé. J’ai eu la chance de travailler majoritairement sous la direction de rédactrices en chef (Claude-Marie Trémois à Télérama ; Danièle Heymann à L’Année du cinéma ; Anne-Claire Cieutat à Bande-à-Part ; Sophie Grassin au Nouvel Observateur…). Lorsque j’ai eu des problèmes, ce n’était pas parce que j’étais une femme, mais parce que j’avais ouvert ma gueule ; ou que la ligne éditoriale ne me correspondait plus... ou que je ne correspondais plus à celle-ci en cas de changement de rédaction en chef ou de direction. Peut-être dois-je ajouter que j’ai été pigiste toute ma vie. Ce qui correspondait à mes débuts et jusqu’au milieu des années 2000 à une forme de liberté, exorbitante certes, mais essentielle et, à l’époque, vivable. Après, objectivement, le déclin de la presse aidant (ou n’aidant pas, en l’occurrence), je n’ai plus “gagné ma vie”, et c’est devenu compliqué. Mais nous savons que c’est devenu compliqué pour une majorité d’entre nous.


3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?

Je suis, évidemment, les cinéastes (mais aussi les scénaristes, les actrices et les acteurs, voire les techniciennes ou techniciens) dont j’aime le travail, le regard, la manière, les thématiques, les obsessions, la rigueur. Ça fait beaucoup de monde. Et comme, pour ça, il faut avoir vu leurs débuts, je suis donc curieuse de découvrir de nouvelles voix et très partante pour toutes les premières fois. Ça fait encore plus de monde. L’âge aidant et le temps manquant, il m’arrive de pratiquer l’anti-politique des auteurs : difficile de croire qu’un ou une cinéaste dont je n’ai aimé aucun des 3 ou 4 films va me surprendre. Mais j’ai tendance à aller vérifier quand même, surtout si une consœur ou un confrère l’ayant vu en projection m’en parle avec flamme. Par ailleurs, par ces temps où nos réunions de rédactions ont été remplacées par des échanges de mails où nous envoyons des listes de titres suivis d’étoiles, il m’arrive de penser qu’actuellement, les gens avec lesquels j’échange le plus et le mieux sur le cinéma sont les attachées de presse. J’écoute certaines d’entre elles quand elles me signalent un film à la projection duquel je ne me suis pas inscrite et qui leur parait “pour moi”.


4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ? 

Je n’ai pas de relations mondaines. J’ai des relations professionnelles avec des cinéastes ou des actrices ou acteurs que j’ai interviewé(e)s à de nombreuses reprises. Il y a quelques (rares) cinéastes dont je suis de très près le travail, j’aime leurs films quasiment à tout coup, même s’il m’arrive d’avoir des réserves. L’exemple le plus frappant étant Robert Guédiguian. D’une passion pour son sixième film (À la vie, à la mort, 1995), de la découverte des cinq précédents et de la rencontre qui a suivi pour une interview pour Télérama dans les décors marseillais de ses films - en compagnie de son acteur principal (Gérard Meylan) et de son directeur de production (Malek Hamzaoui) -, puis d’un dossier complet, toujours dans Télérama, lors de la sortie de Marius et Jeannette, est née une relation. Une fidélité de ma part à ce qu’il raconte et la façon dont il le raconte, qui s’est concrétisée par un livre d’entretiens, proposé (et accepté) alors que je faisais, à la demande de mon magazine de l’époque, Première, un reportage sur le tournage de Lady Jane en 2007. Ensuite, un autre reportage sur L’Armée du crime, toujours à la demande de mon magazine. Puis, en l’absence de raisons professionnelles, il y eut la proposition faite par Guédiguian de leur rendre visite sur le tournage du suivant. Ce que j’ai fait, je le précise, à mes frais. Or, assister à un tournage juste “pour voir” est très frustrant. Est née alors l’idée folle que j’essaie de filmer un making off. C’est ce que j’ai fait (toujours à mes frais) sur Au fil d’Ariane, et cet essai et devenu “bonus” de DVD ; j’en ai réalisé d’autres depuis. Enfin en 2023, j’ai été commissaire d’une exposition consacrée à Guédiguian à la friche de la Belle de Mai à Marseille. Un livre, des making-of et une expo : c’est toujours un regard sur une œuvre à la fois global, historique et critique. Et c’est passionnant à faire. On me demande souvent si je fais partie de la “bande”. Je réponds que non, je suis “biographe” à ma façon et toujours critique. J’ai une position particulière, assez privilégiée et totalement assumée.


5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?

Je ne suis pas réalisatrice et ne le serai jamais en dehors des bonus de DVD évoqués ci-dessus. Mon activité critique reste la même. Ou plutôt, j’ai appris des choses qui ont changé mon regard, m’ont rendue plus attentive notamment au montage, aux décors…


6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ? 

La violence, l’ironie gratuite, l’attaque physique sur les acteurs ou actrices. J’ai longtemps refusé d’écrire sur des films que je n’avais pas vu “en vrai”, c’est-à-dire en salle. Ça faisait rire certains de mes camarades. Je ne cédais que lorsque j’avais vu le film longtemps avant sa sortie (au Festival de Cannes notamment) et qu’il m’était nécessaire de le revoir pour écrire un papier qui se tienne. Et puis, le nombre des films allant croissant, j’ai lâché du lest. Je le déplore, mais comment faire autrement ? Par ailleurs, lorsque les commandes de papiers sont très tardives (parfois la veille pour le lendemain), il n’est pas possible matériellement de revoir un film vu quelques mois auparavant. Je cède donc à la tentation d’aller lire des papiers (souvent de la presse anglophone) sur internet. Pour me remettre des détails en tête, pas pour copier, cela va sans dire… mais ça va mieux en le disant. En résumé, le principe moral auquel j’ai renoncé est celui qui, à mes débuts me semblait la moindre des choses et qui consistait à prendre beaucoup de temps pour réfléchir, analyser, peser, écrire, laisser reposer, corriger, affiner. Parfois, tout va trop vite, et je ne pense pas que la qualité de mes critiques y gagnent. Mais je fais avec, en essayant de rester honnête et respectueuse du travail immense nécessaire à tout film, bon ou mauvais.


7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?

Je pense avoir répondu précédemment. Le rapport au temps n’est plus le même. Je suis un dinosaure : j’ai apporté à mes rédactions des papiers tapés en double exemplaire sur ma machine, puis j’ai envoyé des fax (je ne vous parle pas des télex, vous n’allez pas me croire) ; j’ai apporté des disquettes qui parfois refusaient de s’ouvrir, alors je me munissais d’une deuxième disquette et d’un tirage papier. La révolution d’internet nous a offert la possibilité d’envoyer des papiers instantanément et c’était absolument génial. Mais du coup cette accélération, qui correspondait au départ à un gain de temps, a étrangement réduit le partage au sein d’une rédaction. Moins (ou pas) de discussions, de moins en moins de ligne éditoriale : nous voyons de plus en plus de films mais les équipes étant réduites nous ne les voyons pas tous et parfois un seul critique au sein d’une rédaction a vu un film. La pensée autour du cinéma se singularise et ne s’enrichit pas. Et le temps que nous avons pour écrire est ridiculement court. Je ne dis pas que c’était mieux avant, il y a des tas d’améliorations indéniables : l’accès aux filmographies, la rapidité de vérification d’informations, j’en passe... Mais, parfois, je prends plusieurs jours pour écrire une critique, revoir les films précédents, relire des textes. C’est un luxe qui change tout.