Les multiples visages et dilemmes de la critique rock
Rencontre avec Christophe Conte
Du tout début des années 1990 à la toute fin des années 2010, Christophe Conte a été l’une des importantes plumes des Inrockuptibles, cette revue qui a révolutionné et entièrement redéfini le paysage de la critique rock en France. Le temps ayant passé, et la grande époque des Inrocks s’étant éloigné, Conte peut désormais poser un regard clair et réfléchi sur le sacerdoce du critique musical, sa place particulière au milieu des autres critiques, et les évolutions d’un métier qui a peiné à en être un.
Quel changement avez-vous pu constater, ces dernières années, dans le milieu de la critique rock ?
Je pense qu'aujourd'hui, et depuis déjà plusieurs années, le métier de critique en général, et le métier de critique musical en particulier, est totalement dévalué par le fait que tout le monde est critique. Que ce soit par le biais d’un Tweet ou par un texte de quinze ou 20 feuillets sur un blog ou un site qui ne rémunère pas, tout le monde peut produire de la critique. Je me souviens de gens qui, ayant d’autres professions, trouvaient qu'on avait un métier idéal, une sorte de métier de rêve. Aujourd’hui, tout ça s'est déplacé vers une forme de critique très engagée, produite par plein de gens qui n'ont pas forcément les qualités requises pour le faire, mais qui le font quand même. Donc de fait, ça a modifié cette espèce de métier qui n'en était pas tout à fait un. Ou qui n'était pas forcément reconnu comme tel. Il y a encore moyen d'écrire dans des supports qui rémunèrent, mais moins bien qu'avant. Il y a aussi des sites, mais c'est plutôt ceux qui sont, disons, installés dans la profession qui peuvent encore prétendre à en vivre. Ceux qui arrivent, eux, on leur dit d'emblée que ce sera 10 € le feuillet, ou rien du tout. Beaucoup de gens sont amenés à écrire gratuitement donc forcément ça dévalue le métier, en le rendant totalement précaire. Et ça le ramène finalement à ce qu’il était à l'origine, c'est à dire un hobby pour des gens qui ont, comme on dit, “un vrai métier à côté” et ne prétendent donc pas vivre de ça. En plus, je ne pense pas qu'aujourd'hui les jeunes journalistes aient envie d'écrire de longs papiers sur la musique. Ils ont envie de faire autre chose : des vidéos, des petits formats...
Ça a pourtant été une forme très noble pendant un moment.
C'est sûr. Mais, notamment en France, comparé à la critique littéraire, théâtrale, cinématographique ou portant sur certaines musiques jugées plus nobles… Là, il y a une grande tradition. La critique rock, ce n’est que depuis quelques années qu’elle est considérée. Pendant très longtemps, la critique ne voulait pas en entendre parler, puis elle a gagné quelques lettres de noblesse. Les autres critiques sont parfois un peu admiratifs de notre liberté de ton, mais en même temps on sent chez eux une forme de condescendance. En tout cas ça été le cas pendant très longtemps. On n’était pas vraiment considérés comme des critiques, au sens strict du terme, plutôt comme des chroniqueurs. D’ailleurs, on parlait plus de chroniques que de critiques. La critique de cinéma, c'est une tradition française extrêmement puissante, avec histoire, des batailles historiques autour de tel ou tel film. L’équivalent n’existe pas pour la musique. Personne ne cite pour nous un équivalent de Bazin. Il n'y a pas cette tradition esthétique très forte. Et, par exemple, c'est une fausse idée de penser que Les Inrocks ont été une sorte de Cahiers du Cinéma de la musique. Ça n'était pas vraiment l'idée. Car, même du temps du mensuel, les chroniques n'étaient pas tellement dans l'analyse. C'était plus du ressenti. C’était ça l’angle, et c'est précisément ça qui faisait la différence : le fait qu’il y ait toujours du sensible qui s’exprimait.
Quelque part, quand on choisit un support, on le choisit par conviction, presque, par honnêteté. Les gens qui lisaient les Cahiers n'étaient pas les mêmes que ceux qui lisaient Positif. Et je pense que définir un champ esthétique, c'est intéressant, même lorsqu'il est un peu radical. Ce qui m'a gêné dans l'évolution des Inrocks, c'est qu'au bout d'un moment, les disques n’étaient plus chroniqués que par celui qui les aimait. Celui qui arrivait et qui disait « moi j'aime bien », il écrivait. Et au final, ça a pu donner, chaque semaine, onze ou douze pages de critiques, à peu près toutes positives. Est-ce à dire qu’il y avait 20 chefs d'œuvre par semaine ? Non. Simplement il y avait 20 personnes différentes avec des goûts différents qui écrivaient. Je préfère nettement le parti pris. Arnaud Viviant, je me souviens, quand il faisait sa colonne dans Libé, souvent, je n'étais pas d'accord avec lui, mais au moins il avait un point de vue, et il le tenait, avec toute sa mauvaise foi. Ça lui permettait aussi de contraster, d'avoir des trucs qu'il adorait, des trucs qu'il détestait... Ce qui rentre en ligne de compte aussi, c’est que, alors qu’il y a une dizaine de films qui sortent par semaine, pour les disques c’est 50. Donc ça n’est pas comparable. Et de la même façon, quand il y a 600 romans qui sortent au moment de la rentrée littéraire, il est bien évident qu’aucun critique ne peut lire les 600. Donc quelque part, le truc est biaisé. On sait très bien que quelques critiques décident des dix bouquins qui vont être partout. Toujours les dix mêmes. Ce qui veut dire que les 590 autres n'apparaitront nulle part. J'ai pu l'observer aux Inrocks. On savait dès le mois de juin quels livres allaient marcher, parce qu’ils allaient être portés par la critique de septembre jusqu'au prix littéraire. Et même avant Internet, avant la mécanique du buzz, c'était vraiment dicté à l'avance par quelques critiques plus influents, qui décidaient ce qu’il fallait mettre en avant. Et finalement, sur les 600 bouquins, il n’y en a pas plus d’une centaine qui avaient été lus par un ou plusieurs critiques.
La critique de cinéma est confrontée à Netflix, qui est une obsession capitale. Vous, vous avez Spotify. Est-ce que vous pensez que le changement des supports de diffusion de la musique a changé le métier de critique ou sa perception ?
Oui. Avant, la critique pouvait créer l'envie d'écouter quelque chose qu'on n'arrivait pas à trouver. Il fallait mettre peut-être des semaines, voire des mois, surtout quand on habitait en province, pour trouver l’album sur lequel on avait lu un papier dans le journal. À présent, en un clic on peut l’écouter. Donc je pense que quelque part, ça a soulagé le critique d’un poids : celui du conseil d'achat. Pour plaisanter, les gens nous disaient parfois : « Ah, le truc que t'as chroniqué, ça a l'air super : je vais aller l'acheter à la Fnac, mais si c’est pas bien, tu me rembourses ? » Ce problème n’existe plus. Et d’une certaine manière, ça nous a déculpabilisés. Maintenant, les gens vont juger par eux-mêmes. Ça a changé le métier aussi parce qu'on ne fonctionne plus du tout de la même manière. Aujourd'hui, on reçoit des liens, ce qui est souvent très pratique. Mais parfois aussi on reçoit des liens d'albums ultra confidentiels qui s'autodétruisent au bout de deux jours. Donc après trois écoutes, ils n’existent plus : il faut les redemander. Il y a une paranoïa de l'industrie de la musique autour des fuites éventuelles, qui fait qu'on a parfois l'impression d’avoir une bombe entre les mains. Il y a aussi le fait qu'aujourd'hui on est un peu pris en otage par les maisons de disques pour certaines grosses sorties, dans le sens où nous n’avons plus notre libre arbitre. Par exemple, même si moi c’est quelque chose que j'ai toujours refusé, il arrive qu’on nous propose une interview à New York avec un artiste important qui sort un nouvel album, en nous disant que l'écoute se fera avant l'interview, c'est-à-dire en gros une heure avant. Donc on écoute l'album et puis après on fait l'interview. Et si on déteste la musique, le voyage, a quand même été payé, donc on est obligé de faire l’entretien. Ou, lorsqu'on va écouter un album de David Bowie chez Sony de manière très confidentielle, on se retrouve à quatre ou cinq, avec l’'attaché de presse ou le chef de produit, ce qui crée une pression, la sensation d'être pris en tenaille. Et on se retrouve quasiment dans l'obligation d'avoir un avis positif sur ce qu'on vient d'entendre. Ça, c'est le côté un peu manipulateur de l’industrie aujourd’hui. Mais je pense qu'il y a aussi des bons côtés. Beaucoup de choses dont nous parlions avant restaient lettre morte parce que les gens n'avaient pas les moyens d'acheter un CD par semaine.
Beaucoup de gens disent que regarder un film sur téléphone, c'est la même chose que dans une salle. Certains sont même des militants de ça, parce qu’ils sont nés avec. Beaucoup de gens qui ne sont pas forcément des jeunes, plutôt des gens d’une génération intermédiaire, entre 35 et 45 ans, voir un peu plus, considèrent que tout ce qui fait partie de cette espèce de nébuleuse Internet doit être fun. Rien ne doit être remis en question quant à cette révolution numérique, cette liberté acquise. Je me souviens d’un type qui expliquait que s’il avait envie de regarder un film sur son téléphone en mangeant des nems froids en chaussettes, c'était aussi bien que de le voir dans une salle. Ça, quelque part, ça dévalue aussi le travail des artistes. Parce que je pense qu’il y a une manière de considérer les œuvres qui change selon la manière dont on les regarde. Et c'est pareil pour la musique. La plupart des gens aujourd'hui écoutent sur le haut-parleur de leur téléphone des morceaux faits par des artistes qui ont passé des mois en studio à créer des effets : tout ça est réduit à néant. Et a contrario, il y a aussi des gens qui aujourd'hui reviennent aux origines en achetant des vinyles. Il y a également le retour à la cassette audio, aux VHS. Il y a des gens qui sont nostalgiques du Laserdisc. Le vinyle, c'est une sorte de fétichisme qui a pris. Pendant très longtemps, la dématérialisation était une frustration, avec laquelle on devait vivre. Le CD était totalement dévalué parce qu'on ne voyait pas l'intérêt d'acheter un bout de plastique plutôt que d'avoir un fichier ou du streaming. Un CD, on pouvait le reproduire avec un graveur et une photocopieuse couleur. En revanche, personne n'a une machine chez lui pour refaire son vinyle. Donc quelque part, c'est un objet unique. C'est une œuvre. Pas une œuvre d'art, mais une œuvre manufacturée, parfois assez belle d'ailleurs, qu'on peut posséder. Et ça, je pense que ça manquait dans la musique. Ça manquait à l'esprit de la musique. Ce n'est pas une question de sons pour moi : c'est une question de romantisme par rapport à une œuvre.
Puisqu'on parle de vieux supports, est-ce que, concernant la critique, il y a, selon vous, un futur pour le support papier ?
Je pense que tous les journaux vivent leurs derniers feux, les journaux papier et tous ceux qui n'ont pas réussi à trouver un modèle numérique. On le voit très bien avec des journaux comme L'Obs, qui était surpuissant mais avait un lectorat vieillissant. Aujourd'hui, ils arrivent difficilement à survivre parce que leur lectorat n'a pas été remplacé. Faire un journal aujourd'hui, c'est un risque, mais il y aura peut-être un retour du papier comme il y a eu un retour du vinyle. Je pense qu'il y aura toujours des journaux, des revues. Mais qui en vivra ? C'est toujours l'éternel problème : des revues de cinéma, de critique, de théâtre, tout ce que vous voulez, peuvent continuer à exister pour le public intéressé, mais qui va les faire ? Des amateurs éclairés qui vont continuer à faire des revues à perte, en ne se rémunérant pas. Après, je pense qu'il y a une alternative intermédiaire au journal papier, c’est le mook. Il y a un public qui ne va pas dans les kiosques, qui peut aller éventuellement dans les librairies et qui peut être intéressé par une forme, peut-être pas de critique, mais de récits longs. Twitter, les critiques en 285 signes ou même 1500, ont dévalué le format court. En revanche, le format long, le récit, le romanesque de toutes ces musiques, c’est cela qui m’intéresse et vers lequel je me suis orienté.
Un travail de journaliste plus que de critique, donc.
Je ne dirais pas un travail d'écrivain, parce que ce serait trop prétentieux. Mais il y a cette tradition très anglo saxonne de l'écriture au long cours sur un artiste ou un groupe en particulier. Ça, je pense que ça peut continuer, tant qu'il y aura des sujets. Parce que l’autre problème, c'est la disparition des sujets. Il y a quelque chose que l’on n’a pas tellement remarqué depuis des années, c'est la disparition de ce que j'appelle les icônes. Pendant très longtemps, le rock s'est nourri d'un truc qui était figure du demi-dieu : Les Beatles, John Lennon, Bashung. Kurt Cobain. Aujourd’hui, l n'y a plus d'idole à t-shirt. Personne ne porte des t-shirts des mecs de Muse et de Coldplay. Il n'y a plus cette idée-là du rock. Donc il n’y a plus de romanesque. C'est compliqué de faire vivre cette écriture quand on manque de personnages de romans. D'ailleurs, c'est assez symptomatique de voir que beaucoup de grandes chaînes de prêt à porter font des t-shirts Ramones et Joy Division, et que les gamins qui les portent ne savent pas qui ils sont.
Vous n'avez pas beaucoup parlé des blogueurs. Est-ce que pour vous, c'est une continuation de la critique papier, une forme et une approche radicalement différentes ?
Je pense qu'elle n'est, au contraire, pas assez différente. Elle reprend à peu près les mêmes mécanismes. Quand je lis les trucs des blogueurs, j'ai l'impression de relire en moins bien tout ce qu'on a fait pendant 25 ou 30 ans. Ils s'inscrivent violemment contre nous, mais, quand je les lis, j’ai l'impression que c’est la même chose en fait. Moi, j'ai eu pas mal de conflits avec des titres comme Gonzaï, qui adoptaient un parti pris gonzo que je trouvais totalement pipeau. Parce qu'on ne fait pas du gonzo en étant le cul dans son fauteuil dans le 11ᵉ arrondissement. Donc pour moi, ce n'est pas du gonzo, juste des gens qui, parfois, comme des snipers embusqués, s'en prennent aux critiques plus ou moins installées. Ils parlent des artistes à travers la critique plutôt que de parler des artistes à travers leur production. Machin les adore, donc nous on n’aime pas. Pour moi, ce sont des trucs de cour de récréation… Aux Inrocks, nous avons bénéficié de l’arrivée d’une génération de gens qui avaient envie de lire sur la musique et sur l'art en général. C'était même presque une caricature. Les gens disaient : « Ah les Inrocks, ils écrivent pour les gens qui leur ressemblent ». Et en gros, ça voulait dire des étudiants à lunettes qui sont à la Sorbonne. Une sorte de population figée des années 1990-2000 qui existe toujours, mais qui s'est déplacée et n'a plus forcément envie de ça. C’est là où, à mon avis, il y a une différence avec la critique de cinéma. Car j'ai l'impression que perdure quand même une forme de clientèle pour cette critique-là : des gens qui ont fait des études, qui sont cinéphiles et pour qui la cinéphilie est un truc important. Je pense qu'ils sont moins nombreux que dans les années 1970 ou 80, mais qu’ils existent encore.
Moi, quand on me demande ce que je fais comme métier, je ne dis jamais que je suis critique musical. Car si je dis ça, les gens pensent que j'écris sur Beethoven ou sur Miles Davis. Critique musical, ça n'existe pas. Le cinéma, c'est totalement différent. Le milieu intellectuel a très tôt pris en considération le cinéma comme l'art du XXᵉ siècle. Celui qui a remplacé la littérature d'une certaine manière. Et puis le cinéma, c'est un art total, complexe. Les artistes qui font des disques sont considérés comme des guignols à côté. Il suffit de regarder chaque année les films très marquants qu'on retrouve à peu près partout dans les grandes cérémonies. Ces films-là restent quand même des œuvres dotées d’un certain prestige. Personne ne se dit que l’auteur aurait pu faire ces films avec son téléphone. C'est de la mise en scène. Donc ça reste quand même un art complexe, sophistiqué. La musique peut l'être, mais à un moindre niveau quoi. Et puis je pense que le problème de la musique aujourd'hui, c'est son manque de diversité. Il y a un son mondial global, et pas de spécificités locales, ou en tout cas très peu. Le cinéma, c'est un peu différent. Je pense qu'il continue et il continuera toujours à y avoir dans ce domaine des créateurs, au sens d’artisans. Mais des artisans qui ont une audience internationale, c'est à dire des gens qui font des films qui ne ressemblent pas aux films du voisin. Alors que dans la musique, les artisans, sont désormais voués à l'obscurité totale. Moi, je connais des génies qui sortent des disques que personne n'écoute, ou quasiment. Mais un film, s'il est suffisamment attrayant ou intrigant peut toujours devenir un succès à 800 000 entrées, alors que, a priori, c'est un film d'auteur.
Le mot critique est toujours un peu péjoratif. Moi, je considérais que ce métier était vraiment un métier de passeur, s’adressant au plus grand nombre. L'idée, ce n'était pas de parler entre soi. Et les gens que je connais qui ont fait ce métier de critique rock l'ont tous fait par envie de transmettre. Donc s'il y a un truc à regretter, peut-être, c'est que ça ce soit un peu émoussé. Parce que même sur les blogs, même sur les sites amateurs, il n'y a plus vraiment ce désir de transmettre, seulement un désir d'affirmer, souvent de manière assez arrogante. Le reproche d'arrogance qui a été fait aux Inrocks, je peux l’entendre. Mais, au regard de tout ce qu'on a produit, ça ne représente qu’une infime partie. Christian Fevret, quand il tenait les rênes de la maison, je me souviens très bien qu'il était intransigeant, par exemple, sur les chapeaux. Il disait que les gens devaient comprendre de quoi on parle, dès les premières lignes. Il voulait qu’on prenne les gens par la main, il ne fallait surtout pas qu’on les laisse à l’extérieur. Ce désir-là, c'est quelque chose que je ne retrouve pas toujours aujourd’hui, dans la critique cinéma par exemple.
Propos recueillis par Pierre-Simon Gutman