Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?

Réponses de François Bégaudeau

1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?

Je suis fils de profs. J’ai passé 25 ans en Vendée puis Nantes. J’ai emménagé à Paris à 30 ans. J’y habite depuis en gros 20 ans.

2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?

Lorsque j’ai commencé à zoner autour des Cahiers du cinéma, dans les années 1990, j’ai donné, après tant d’autres, dans la cinéphilie en bande. Et cette bande était une bande de garçons. Il est évident que l’éthos de la critique française, tel qu’initié et cristallisé dans les années 1950, est un ethos masculin. J’ai même écrit quelque part que la pratique cinéphilique était une variante séculaire d’un invariant : la sociabilité masculine, la virée en ville masculine. Vous débarquez en nombre à la Cinémathèque. Vous vous faites remarquer. Vous outrez les luttes de courants esthétiques comme s’il s’agissait de vie et de mort. La guerre du goût est une variante inoffensive de la guerre. À défaut de serviteur de la patrie nous serons des serviteurs du travelling moral. Tout cela est à la fois ridicule et beau.

Deux nuances :

- dans mon cercle amical d’alors, il y a beaucoup de filles qui sont des interlocutrices, sur le cinéma comme sur d’autres thèmes (cette confidence est plus profonde qu’un simple «j’ai un ami noir»)

- les Cahiers du cinéma des années 1990 - où j’écris quelques textes, avant de devenir rédacteur à part entière quelques années plus tard - commencent à se féminiser. Même si à l’époque les grands noms qui ont fait la légende de la revue sont masculins, je m’accoutume à lire indifféremment des textes de Camille Nevers ou Thierry Jousse, Marie-Anne Guérin ou Frédéric Strauss. J’accorde à tous un égal prestige, une égale légitimité. L’étiquette Cahiers abolit le déficit de légitimité des femmes - à mes yeux.

Reste que l’équipe que j’intègre en 2003 est largement masculine, et que deux hommes la dirigent : Jean-Michel Frodon et Emmanuel Burdeau. Est-ce spécifique à la cinéphilie, aux revues de cinéma ? On trouverait sans doute, à époque égale, davantage de femmes dans des revues littéraires ou les pages livres de journaux. Mais je note que dans la rédaction de Transfuge, où j’ai écrit de 2005 à 2019, il y a une grande majorité d’hommes, et que nos “tables rondes” impliquaient trois ou quatre hommes auxquels une femme passait les plats. Pourquoi ce passif masculin de la critique de cinéma ? Peut-être parce que le cinéma a été longtemps ce lieu où les petits garçons peuvent regarder des jolies filles en loucedé (Mes petites amoureuses), peut-être parce que le cinéma plus qu’un autre art a lieu sur la place publique et que la place publique appartient aux hommes - d’où peut-être a contrario que la série télé ait pu être vue d’abord comme la chose des femmes. Hypothèse à vérifier.

3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?

Après guerre, imposer la notion d’auteur a consisté à repérer, parmi les cinéastes, des personnalités qui, malgré la chaîne de production uniformisante dans laquelle ils œuvraient, marquaient les films de leur empreinte. Oui il y avait bien un artiste au travail dans Seuls les anges ont des ailes ou Soupçons. À l’époque ça n‘allait pas de soi. Aujourd’hui, la cause est entendue. Chacun admet qu’un film de Haneke porte sa marque, comme un film de Sophie Letourneur, de Östlund, et même de divertisseurs comme Spielberg ou George Miller. Ainsi nous sommes nombreux à aller voir un film sur le nom d’un ou une cinéaste dont on a identifié et aimé le style, et dont on suit les productions. En septembre prochain pour rien au monde je ne raterai “le Guiraudie”. Mais au fond c’est ce qu’on fait dans tout domaine culturel. Par exemple en littérature. J’attends le Guiraudie comme j’attends le prochain roman de Julia Deck. S’il s’agit d’incriminer le cinéma pour la glorification des auteurs comme potentiel creuset de leur impunité, c’est à tous les arts qu’il faudra s’en prendre. Tous les arts distinguent des noms. Le décret barthesien que «l’auteur est mort» n’a pas été suivi d’effets.

Il y a cependant deux écueils possibles de la “politique des auteurs” - qui ne mérite peut-être plus un nom si grandiloquent :

- ce n’est pas parce que d’un film à l’autre d’un-e cinéaste on retrouve des thèmes, des figures, des options formelles, que ça en fait un bon cinéaste. Tous les films de Toledano et Nakache sont facturés de la même façon, il y a assurément une TN touch, ça n’en fait pas des artistes intéressants. Il ne faudrait donc surtout pas que la critique d’un film se résume au répertoire des traits distinctifs de l’auteur-rice. Disons-le autrement : il y a des auteurs et des autrices mauvais. Serebrenikhov est assurément un auteur, et je le trouve très moyen. Je le trouve même un peu trop auteur, justement (écueil 1 bis : quand l’auteur décrété tel se met à faire l’auteur)

- ce n’est pas parce que j’aime un-e cinéaste que je me sens tenu de défendre tous ses films. Si le prochain Letourneur est moins bien que les précédents, je ne m’interdirai pas d’en prendre acte. Et je ne sauverai pas le film en arguant de sa place dans l’ensemble de l’oeuvre - comme j’ai vu récemment un critique sauver une daube comme Ferrari au nom de sa place dans l’œuvre de Mann. Au bout du compte la politique qui doit primer est la politique du film.

4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?

J’ai assez peu de relations avec les cinéastes et les autres critiques. Avec quelques cinéastes s’est nouée une amitié à distance, du fait que j’avais pu exprimer mon admiration à leur égard. Ce serait le cas d’un De Peretti, par exemple. S’il se trouve que son nouveau film me déçoit, il m’appartiendra de voir si j’exprime ces réserves publiquement à telle ou telle occasion. Je serais tenté de le faire, car je trouve toujours intéressant qu’un dialogue entre critique et cinéaste passe aussi par l’objection, la réserve, le doute. En fait, ça dépend de la notoriété de l’intéressé-e. Dans le cas de De Peretti, je serais enclin à m’abstenir, car j’estime qu’il n’est pas encore assez reconnu à sa juste valeur. Cela dit, je ne doute pas que son nouveau film me plaira - peut-être cette confiance est-elle la marque d’un reliquat de réflexe auteuriste.

5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?

J’ai réalisé deux documentaires, et quelques autres au sein d’un collectif. J’ai aussi co-écrit et interprété un film célèbre de Laurent Cantet. Je ne m’interdis donc jamais d’entrer dans le jeu à mon tour. De “passer de l‘autre côté”. Aucune incompatibilité. Voir un film, en parler, écrire dessus, en faire, tout ça ce sont des ramifications de l’intérêt que je porte au cinéma. D’ailleurs j’ai pu observer que ces diverses modalités pouvaient se fortifier mutuellement. Il n’est pas inintéressant d’avoir réfléchi au cinéma quand on en fait, il n’est pas inutile de faire du cinéma pour réfléchir dessus. C’est surtout ce second schéma qui est porteur : j’ai eu l’impression de devenir un meilleur critique à partir du moment où j’ai connu le cinéma de l’intérieur. Disons que cela a fait de moi un spectateur - et donc un critique - plus concret. Non qu’il s’agisse, pour un critique, d’entrer dans l’atelier. Il doit absolument partir de sa position de spectateur. Mais de s’être posé des questions concrètes sur un tournage peut aider à percevoir les cheminements de pensée, ou les données pratiques, qui mènent à telle décision de mise en scène.

Il me semble aussi que quelques expériences en tant qu’acteur ou directeur d’acteur permettent une appréhension plus concrète de ce fait souvent négligé par la critique et pourtant central au cinéma : l’acteur. Depuis que j’ai joué une scène de grande colère sans avoir une once de colère en moi ce jour-là, j’écoute d’une oreille plus sceptique les litanies du genre «je me suis immergé dans le rôle, je suis allé chercher au fond de moi», etc.

6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?

Je crois que le travail critique est - ou devrait être - intégralement cousu à un principe qu’on peut appeler moral ; à une exigence : l’exigence de justesse. La justesse, en critique, c’est deux choses : être juste sur ses émotions devant le film, être juste sur ce bloc de matière qu’est le film. Restituer avec justesse le commerce affectif et intellectuel entre le film et moi.

On dira qu’en art il n’y pas d’objectivité. C’est entendu. Tout ici est subjectif. Mais la matière du film a une réalité objective. Anatomie d’une chute ne se passe pas à Londres. Il n’y pas de vélo dans Fury Road. Quiconque dirait qu’il y a trop de vélos dans Fury Road dirait n’importe quoi. Ce matin même je lis que Jessica Chastain “est de tous les plans” de Memory, c’est faux - et c’est justement tout l’art de Franco que de lui avoir flanqué un personnage-contrepoint pour complexifier le film.

Ce principe de justesse ordonne une méthode, et elle consiste à référer chaque développement critique au film, à sa matière, à sa réalité factuelle (que cela concerne la forme, le récit, les personnages, etc). Si j’entends que Toledano et Nakache font un cinéma réconciliateur, je peux faire valoir objectivement que tous leurs films installent une figure repoussoir - c’est donc objectivement autant un cinéma qui exclut qu’un cinéma qui inclut.

Chaque affirmation critique devrait être éprouvée à la matière du film. Y compris les truismes critiques. Par exemple un cinéaste “roublard” c’est quoi? Roublard correspond à quelles opérations concrètes du film ? Il est d’ailleurs bien possible qu’ainsi éprouvé ou vérifié, ce pseudo-concept critique, roublard, ne tienne pas longtemps la route.

On voit que cette morale de la critique, morale de la justesse, est in fine une morale du langage. Et alors ce principe directeur, ou plutôt ce scrupule directeur, ce souci directeur, façonne un style.

7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?

Toujours aventureux de parler en termes de génération. J’ai la cinquantaine, je devrais donc me demander si quelque chose réunit les critiques de 50 ans? De 40 à 60 ? Il me semble que les goûts seraient plus à même que les âges de définir des catégories pertinentes. Il y a maints critiques de mon âge avec qui je ne me sens aucune affinité ni trait commun. Et maints critiques plus jeunes ou plus vieux, voire morts, dont je me sens très proche.

Une chose que je peux quand même dire des critiques qui ont commencé à exercer à la fin du siècle dernier, c’est que précisément ils sont arrivés… à la fin. Ils sont arrivés à un moment, où, fin de millénaire aidant, la critique, Daney en tête, était portée à estimer que le cinéma, le cinéma qu’elle avait aimé, le cinéma qui méritait qu’on l’appelle tel, était voué à une mort proche. Nous autres, vingtenaires dans les années 90, arrivons donc dans cette ambiance : le cinéma c’est fini - because la télévision, because le spectacle, because le flux d’images, because l’argent - le cinéma français est fini, le cinéma d’auteur ne va pas bien, etc. Et accessoirement les Cahiers du cinéma aussi. C’est paradoxalement assez libérateur d’arriver dans ce bain. Puisque nous sommes déjà post-mortem, alors nous ne pouvons plus mourir. Et de fait, le cinéma a continué. Et les Cahiers. Et la critique, même si elle est de moins en moins écoutée et de plus en plus précaire - mais a-t-elle jamais été bien rétribuée et tellement écoutée ?

Reste ceci : être critique aujourd’hui, c’est réaliser chaque jour que le cinéma a perdu son magistère dans l’ensemble de la production audiovisuelle. Le cinéma en salle, c’est sûr, mais même le cinéma tout court. C’est être le témoin, peut-être l‘agent, de la marginalisation du cinéma, en tout cas de son devenir-minoritaire. Et se dire que ce n’est pas une si mauvaise nouvelle.