Les Critiques sont-ils ceux que vous croyez ?

Réponses de Anne-Claire Cieutat

1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?

Issue de la classe moyenne supérieure (parents universitaires), je suis née à Strasbourg, et navigue continuellement entre cette ville et Paris depuis les débuts de ma vie professionnelle. Ce mode de vie choisi m’a permis, entre autres avantages, d’établir de nombreuses relations avec des professionnels du cinéma lors de leur venue hebdomadaire dans le cadre de leurs tournées, et souvent offert des conditions d’interviews très appréciables.

2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?

À titre personnel, je n’ai jamais connu d’expérience regrettable relative à cette question dans le milieu de la critique en lui-même (il en est allé parfois autrement dans le secteur du cinéma plus largement, lors d’entretiens avec des cinéastes ou comédiens). Je me suis toujours retrouvée dans des équipes plus ou moins à parité, qu’il s’agisse de jurys, de comités de rédaction ou même du groupe des journalistes cinéma de la PQR dont j’ai longtemps fait partie. Toutefois, je constate que les femmes peinent parfois à être écoutées lors de réunions, face à des hommes qui, eux, n’hésitent pas à imposer leur point de vue ou à leur couper la parole.

3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?

Suivre de près certaines ou certains cinéastes et étudier l’évolution de leur œuvre, la manière dont ils ou elles creusent leurs sillons ou en dérivent au fil du temps font partie des aspects qui m’animent le plus dans mon travail.

Par ailleurs, à Bande à part, si nous sommes fidèles à certains réalisateurs ou réalisatrices, nous accordons également une haute importance aux scénaristes, techniciens et techniciennes, que nous citons dans nos critiques et que nous aimons interviewer. Une œuvre filmique est, bien sûr, le fruit d’un travail choral savamment orchestré et tressé.

4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?

Question délicate, car, avec le temps, certaines amitiés se créent avec des cinéastes ou autres talents du cinéma, c’est indéniable et cela concerne la plupart des critiques que je connais. À Bande à part, il n’y a pas d’interdits, mais nous essayons d’éviter d’écrire sur le travail de quelqu’un quand l’une ou l’un d’entre nous en est proche. Il se peut aussi que cette proximité aille de pair avec une connaissance aiguisée de l’œuvre, ce qui, quand le film est jugé réussi par la majeure partie d’entre nous, est une bonne raison de laisser la ou le critique-amie/ami écrire à son sujet.

Quant aux relations avec les autres critiques, je considère l’échange et le débat préalable à l’écriture comme une richesse ; une manière d’élargir sa pensée, son écoute et son regard, de mesurer la pertinence de sa lecture d’une œuvre - cela fait la sève de nos présences dans les jurys de festivals.

À Bande à part, lors du Festival de Cannes où nous voyons tant de films dans une même journée - comment, dès lors, rester alerte et clairvoyant, sur la durée ? - nos conversations donnent souvent lieu à des critiques à plusieurs voix (trois points de vue complémentaires). Le reste de l’année, nous préférons sélectionner les films qui nous animent le plus et publier le point de vue de la plus motivée ou du plus emballé d’entre nous.

5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?

Des courts ou longs-métrages de fiction ? Des films-documentaires sur le cinéma ? Pour ma part et pour l’heure, je n’ai pas de velléité de réalisatrice. Travailler, plusieurs années durant, sur des plateaux de cinéma en tant que stagiaire régie, assistante-scripte ou photographe de plateau, m’a permis de prendre la mesure de ce que ce métier représentait concrètement et je ne m’y projette pas. Mes projets artistiques personnels sont d’un autre ordre et nourrissent ma soif de créativité. En outre, par bien des aspects, Bande à part s’est bâti sur une approche créative du journalisme de cinéma, ce qui a stimulé mon imaginaire et celui de celles et ceux qui m’accompagnent dans cette aventure depuis onze ans.

6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ? 

À Bande à part, nous nous interdisons toute forme de violence dans nos critiques qui pourrait être destructrice pour une ou un cinéaste, actrice, acteur, collaboratrice et collaborateur (ex. David Lean s’est arrêté de tourner pendant plus de dix ans après avoir lu la critique assassine que Pauline Kael a écrite sur La Fille de Ryan dans The New Yorker, en 1970), ce qui ne nous empêche évidemment pas d’émettre de franches réserves sur une œuvre, en énonçant nos arguments avec respect. J’estime que nous sommes là pour partager notre amour du cinéma, proposer une lecture, une analyse, ouvrir le regard et l’écoute, favoriser le sens critique, et donner à nos lectrices et lecteurs l’envie d’aller dans les salles pour interroger les films à leur tour. Cette pratique, à mon sens, n’autorise aucune position de surplomb ou tout autre prise de pouvoir sur les œuvres.

7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?

Il m’est difficile d’identifier une “génération de critiques” à laquelle j’appartiendrais, ayant toujours été au contact de critiques de tous âges et n’accordant aucune importance aux âges des gens dans la vie en général. À Bande à part, lorsque Danièle Heymann était de ce monde (elle nous manque !), notre équipe était constituée de femmes et d’hommes de 25 à 85 ans : quelle richesse !

Plus généralement, je constate, comme tout le monde, que l’avènement des réseaux sociaux a engendré une tendance à émettre des jugements hâtifs et définitifs à l’issue des projections – les attaché(e)s de presse ou producteurs nous demandent souvent notre avis, le générique à peine déroulé, sans nous laisser le temps d’alchimiser ce que nous venons de voir et d’entendre. Si la critique, heureusement, continue à se pratiquer avec sérieux et talent dans plusieurs supports, je m’interroge sur l’impact cognitif de cette pratique à long terme. Je tente, autant que faire se peut, de ménager un espace aéré où le doute a encore droit de cité. Et de continuer à faire de Bande à part un jardin amoureux en mouvement, pour voler au passage le concept de l’ingénieur-paysagiste Gilles Clément.