Les critiques sont-ils ceux que vous croyez ?
Réponses de Jean-Michel Frodon
1. De quel milieu social êtes-vous issu(e) ? Venez-vous de Paris ou de province ?
Je suis né et j’ai grandi à Paris. Mes parents travaillaient tous les deux dans le cinéma – j’ai débuté comme critique embauché par mon père pour pallier un peu l’absence d’un des critiques “maison” frappé par une maladie grave (Georges Benayoun). Je suis donc clairement issu du sérail même si, aimant passionnément le cinéma depuis mon enfance, et lecteur de critiques dès le début de l’adolescence, je ne me destinais nullement à une carrière de critique, avais été éducateur en banlieue durant 10 ans et avais suivi des études sans rapport direct avec le cinéma (études d’histoire et de sciences de l’éducation).
2. Quelle est votre expérience des rapports entre hommes et femmes au sein du milieu de la critique ?
J’ai travaillé durant l’essentiel de ma carrière de critique et de journaliste avec comme responsable directe une femme, les critiques et journalistes Marie-Françoise Leclère, Danièle Heymann et Josyane Savigneau. Les personnes à qui j’envoie désormais mes articles à la rédaction en chef de Slate.fr sont des femmes (Hélène Decommer et Diane Frances). Il s’agit là de l’essentiel, en termes de durée (36 ans) et de nombre de critiques publiées, de mon activité de critique, une activité que j’ai toujours préféré pratiquer dans un environnement qui n’est pas entièrement consacré au cinéma ou au travail critique – raison pour laquelle j’ai refusé à trois reprises la direction des Cahiers du cinéma que différentes personnes bien intentionnées m’avaient amicalement proposée, du fait que je me suis toujours senti proche de cette revue et n’en ai jamais fait mystère. Mais la préférence affirmée pour le travail dans un média généraliste est, pour moi, importante notamment en termes de diversités des pratiques – diversité genrée, mais pas uniquement. Mais bon, j’ai fini par y aller, aux Cahiers, six ans au début des années 2000. Comme directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma, j’ai été entouré d’une équipe clairement à majorité masculine, mais où se trouvaient plusieurs des femmes (Charlotte Garson, Elisabeth Lequeret, Marie-Anne Guerin, Hélène Frappat, Mia Hansen-Løve, Laurence Giavarini…) qui ont contribué à la féminisation progressive du métier, même si à l’évidence celle-ci est encore loin d’être accomplie. À titre personnel, je n’ai pas souvenir d’avoir eu de désaccord avec une critique qui puisse relever d’une logique de genre – mais c’est, évidemment, un point de vue masculin. Il reste que, lorsque j’ai été en situation de recruter des critiques, je ne l’ai jamais fait prenant en considération le genre ni en m’inquiétant de la sous-représentation des femmes, et ne m’en suis à vrai dire pas du tout soucié, alors même que je travaillais dans et avec des équipes très majoritairement masculines (aux Cahiers, au Monde grâce longtemps à la vivifiante présence de Colette Godard c’était moins flagrant). Ce que je regrette aujourd’hui.
3. Quelle est votre manière de pratiquer (ou pas) la politique des auteurs ?
Je crains que cette question soit biaisée, la formule «politique des auteurs» étant le plus souvent utilisée de manière caricaturale et inexacte – un récent article de Jean Narboni dans Le Monde du 16 mars 2024 a remis clairement les choses au point en la matière. Je défends les films que j’aime, et pas ceux que je n’aime pas, fussent-ils signés de réalisateurs que j’ai appréciés auparavant et espère apprécier à nouveau à l’avenir. Et je me réjouis toujours d’aimer un film d’un réalisateur dont d’ordinaire je n’aimais pas le travail. Mais je considère qu’un film a bien un auteur, le réalisateur. Et que celui-ci est responsable de ce sur quoi porte le travail critique, c’est-à-dire une élucidation de la mise en scène de ce film, comment elle est conçue et quels effets elle engendre – selon moi, en toute subjectivité. Il devrait être clair que cette réponse ne se soucie pas de la formule qui elle aussi a fait débat en étant biaisée et dénaturée, celle du “cinéma d’auteur”. Il y a des films, et en ce qui me concerne tous ceux qui sortent en salles, qui sont en principe éligibles au travail critique.
4. Dans quelle mesure vos relations – amicales, professionnelles ou mondaines – avec les cinéastes et les autres critiques peuvent-elles parfois avoir une influence sur votre manière de parler des films ?
J’entretiens fort peu de relations avec des confrères, et il ne me semble pas que leurs manières de parler des films influent sur la mienne. Je reconnais en revanche volontiers des héritages, dans l’histoire de la critique – nombreux sont les grands critiques qui m’ont aidé à réfléchir au cinéma (Bazin, Kracauer,Truffaut, Rohmer, Rivette, Douchet, Bory, Seguin, Comolli, Agee, Daney, Bergala, Hasumi, Apra, Ghezzi, Rosenbaum…), comme l’ont fait aussi des théoriciens, des philosophes et des historiens. Le sujet est très différent en ce qui concerne les cinéastes. Depuis un peu plus de quarante ans que je pratique cette activité, je me suis toujours défini comme critique et journaliste de cinéma, écrivant des critiques mais aussi des reportages, des interviews, des analyses et les autres formats en usage dans le journalisme. Si un critique pourrait, idéalement, ne jamais rencontrer personne relevant du domaine où il exerce, et n’avoir affaire qu’aux œuvres, c’est antinomique avec le métier de journaliste. Il faut rencontrer du monde, beaucoup de monde. Et prétendre qu’en ce cas il ne se passe pas d’échanges également sur le plan affectif, émotionnel, le cas échéant relevant de la séduction, de l’amitié (et de l’inimitié) serait absurde. Donc oui, bien sûr, cela fait quarante ans que je fréquente des gens de cinéma (pas uniquement des réalisateurs) auxquels me lient toutes sortes de relations humaines. Le sous-entendu transparent de la question porte sur la connivence supposée qui fausserait le jugement. À ce sujet, je peux seulement dire avoir toujours cru souhaitable, lorsque quelqu’un avec qui j’avais un lien amical faisait un film, d’écrire aussi à propos de ce film, et en particulier si je n’aime pas ledit film. Certain(e)s s’en sont fâché(e)s, temporairement ou définitivement, certain(e)s n’en ont pas fait une affaire, certain(e)s en ont fait la matière d’un échange riche.
5. Comment votre activité critique cohabite-t-elle avec le fait de faire des films ou le choix de ne pas en faire ?
Je n’ai jamais voulu faire de film, je ne me suis jamais cru cinéaste. J’ai une très haute idée de ce que signifie “être cinéaste” (ce que ne sont pas, hélas, un grand nombre de réalisateurs), il n’y a pas là de modestie particulière. Je me considère comme praticien d’une forme mineure d’un art, la forme mineure étant la critique et l’art en question étant la littérature. Que dans le cas de la critique l’écriture soit suscitée par un autre art est la singularité de cette activité, et c’est pour moi une source inépuisable de curiosité, d’intérêt et de plaisir. Pour être tout à fait exact, des circonstances singulières liées à des engagements importants de ma vie m’ont amené à coordonner et superviser un film, Les Ponts de Sarajevo, mais il va de soi que les cinéastes dans ce film, ce sont les signataires des courts métrages qui le composent (Aida Begic, Jean-Luc Godard, Kamen Kalev, Isild Le Besco, Sergei Loznitsa, Vincenzo Marra, Ursula Meier, Vladimir Perisic, Cristi Puiu, Marc Recha, Angela Schanelec, Teresa Villaverde). Par ailleurs, cette réponse excluant l’acte de réaliser ne concerne que moi, je n’ai aucun problème avec les critiques qui deviennent cinéastes.
6. Existe-t-il un principe moral que vous vous interdisez de transgresser dans le cadre d’une critique ?
Il convient aujourd’hui de remplacer l’expression “attaque ad hominem” par “attaque ad humanum”, c’est ce que je ne fais ni ne ferai.
7. Identifiez-vous une spécificité de la génération de critiques à laquelle vous appartenez ?
Cette génération, qui en ce qui me concerne a commencé à écrire au début des années 1980 a hérité d’une riche histoire, intense et tumultueuse, dont je crois qu’il y a toujours de fécondes leçons à tirer. Elle a aussi hérité d’une tradition d’affrontement dans le champ critique, emblématisé par le conflit Cahiers/Positif dont la transposition dans des époques récentes m’a toujours semblé absurde, où je ne me suis jamais reconnu, et que j’ai pris grand soin de ne jamais entretenir ou reconduire. Ma génération s’est formée dans une époque où l’intérêt pour le cinéma était une composante majeure de la culture générale et de la construction du rapport au monde de chacun(e), bien au-delà des cercles cinéphiles, et il me semble qu’elle en garde les traces – moi en tout cas. Ma génération est la dernière à s’être formée alors que les études cinématographiques universitaires, qui existaient, ne jouaient pas un rôle significatif dans le devenir critique, les manières de réfléchir et d’écrire avec et à propos du cinéma. Ma génération a connu des surgissements gigantesques de grandes cinématographies, de manière plus ou moins durable (Chine, Taiwan et Hongkong, Iran, Corée du Sud, Afrique de l’Ouest, Argentine, Roumanie, Israël) et des événements impressionnants, par exemple la Perestroïka puis la chute du “bloc socialiste”, et leurs effets sur les cinémas de l’ex-Union soviétique de l’Europe de l’Est. Elle a connu, en même temps que ces phénomènes géopolitiques en phase avec ce qu’on appelle la mondialisation, les immenses mutations liées à la généralisation du numérique, dans les techniques et les économies mais aussi et surtout dans les esprits. Elle a connu la multiplication considérable des festivals, et des modes alternatifs de circulation des films en plus de la télévision. Elle a vu la montée en puissance des jeux vidéo, des passerelles entre cinéma et arts visuels, des séries. Elle a eu affaire, elle a toujours affaire avec la mutation des médias qui change profondément ses conditions d’existence mais certainement pas sa légitimité, ni ne réduit le nombre de ceux qui la pratiquent (bénévolement presque toujours). Dans ces environnements si complexes, elle a donc eu affaire aux prophéties permanentes de mort du cinéma et de mort de la critique. Elle (ma génération, mais aussi celles qui suivent et suivront) a aujourd’hui affaire pour une part à de nouveaux enjeux et pour une part à des manières nouvelles de les formuler, notamment en ce qui concerne les questions de genre, les questions décoloniales, et les autres modalités du divers, en phase avec l’échéance structurante posée par les catastrophes environnementales en cours et à venir. Bref, on ne s’est pas ennuyé, et on ne s’ennuie toujours pas. D’autant qu’on voit plein de beaux films.