“Notre combat n’est pas celui d’une corporation, il rejoint des inquiétudes de la société en général.”
Rencontre avec Elisabeth Perez
Quelques jours seulement après le 6 octobre, la productrice Elisabeth Perez (La Fracture de Catherine Corsini, Max et Lenny de Fred Nicolas, Jours de France de Jérôme Reybaud…), membre du collectif appelant à la tenue d'États généraux du cinéma, revenait sur les raisons de cette mobilisation, et livrait ses premières impressions sur les échanges.
Quelles ont été vos impressions à chaud suite à la journée de mobilisation du 6 octobre ?
La réponse à notre appel me paraît assez claire. Les gens avaient besoin de se rencontrer et de se parler. Ce moment de parole et de mobilisation était assez fort. Il y a une inquiétude diffuse dans la profession. Nous vivons un moment compliqué, avec une crise de la fréquentation qui est assez inédite. Les causes sont évidemment nombreuses : le covid, l’impact de la crise économique sur le prix des places, la perte d’habitude, la concurrence des plateformes… On dit qu’on a perdu 30% de spectateurs, mais je crois que sur le cinéma d’art et essai, c’est plutôt 50%. On pense qu’il y a un vrai danger qui menace tout un pan du cinéma d’auteur. En tout cas, il perd du terrain. Comme l’école publique par rapport à l’école privée ou la santé publique par rapport à la santé privée. Ce n’est pas le combat d’une corporation, il rejoint des inquiétudes de la société en général. Nous sommes venus dire que nous avions besoin d’un espace avec nos syndicats et nos organisations pour s’écouter et réfléchir ensemble. Le travail syndical se fait sur un temps long, et là nous pensons qu’il y a une urgence plus forte. On veut ouvrir cette discussion sous la protection des pouvoirs publics. D’où l’appel à la tenue des Etats généraux. Nous ne sommes pas du tout des frondeurs. Nous ne sommes pas en train de contester la légitimité de l’Etat à réguler. Au contraire, nous voudrions amplifier et approfondir la concertation avec les pouvoirs publics, mais plusieurs signaux inquiétants nous font dire que nous ne sommes pas sûrs d’être encore écoutés.
C’est donc globalement un succès ?
Dans l’idée de compter ses forces, de faire bloc, ça a marché. Mais nous ne voulons pas que ça reste lettre morte. Maintenant, nous sommes dans une position d’attente. Nous ne voulons pas en rester là, nous voulons réfléchir. Le 6 octobre, ce n’était pas le temps de la proposition, mais celui du constat et de l’interpellation. Justement parce que les propositions prennent du temps. Mais il y a quand même une forme d’urgence. On voit que dans certains pays le cinéma a disparu en quelques mois… Ça peut aller très vite. Nous aurions aimé nous réunir au premier trimestre 2023, avec un temps préalable de réflexion et de proposition. L’idée de s’auto-saisir a été évoquée pendant la réunion, mais nous pensons que nous serons plus efficaces en travaillant avec les pouvoirs publics.
Les raisons qui ont conduit à cet appel sont nombreuses, et parfois très diverses…
Nous pensons que la culture est un des fondements de la société. Depuis des années, on a quand même résisté à toutes les crises et on a mis en place un système qui nous semble génial, dont l’objectif majeur est la liberté de création. Il a permis de hisser la France au 3e rang mondial des pays producteurs de cinéma. Nous sommes les premiers coproducteurs de cinéastes étrangers ! C’est un système qui profite à tout le monde : au cinéma d’auteur comme au cinéma commercial.
Or ce qui s’est passé avec le covid, c’est que les plateformes ont pris le pouvoir. Elles essayent d’imposer un modèle économique à tout le monde. Un film de plateforme, même s’il y a évidemment des choses intéressantes, ce sont des œuvres standardisées, qui répondent aux besoins d’un diffuseur et de son public, avec l’objectif de faire augmenter le nombre d’abonnés. Alors qu’une œuvre de cinéma ne dépend d’aucune demande, elle est l’expression de la vision d’un cinéaste.
Le problème c’est que nos instances sont un peu obsédées par l’idée du champion national. Elles considèrent que ce sont les Américains les champions, et que pour le devenir à notre tour, il faut détricoter nos règles pour adopter les leurs. C’est ce mouvement de fond qui est en train de remettre en question la notion d’exception culturelle. On réclame que les pouvoirs publics réaffirment la nécessité de régulation et de la protection de l’Etat. Et qu’ils le fassent selon nos besoins et selon notre vision collective. Ce qui n’est plus le cas actuellement. C’est comme si le CNC était devenu l’endroit d’une sorte de glissement sémantique vers le marché, que l’on juge être au détriment de la création. Il y a une évolution du cadre réglementaire qui va dans le sens d’une industrialisation du secteur audiovisuel, qui ne permet plus à certains films de se faire.
De quelle sorte de films parle-t-on ?
En ce moment, on sent que les plus petits films ne sont plus défendus. Par exemple, les premiers et deuxièmes films sont portés par des réalisateurs peu connus, puisqu’ils démarrent. Et en même temps, c’est grâce à ça que l’on peut renouveler les cinéastes ! Mais par essence, ce sont des films plus fragiles. Le spectateur est moins sûr de ce qu’il va voir. Il y a une part de risque pour le producteur comme pour le cinéaste. On entend beaucoup cette petite musique sur le fait que les films sont mauvais… Mais l’accès des jeunes cinéastes au public dépasse de loin le problème du contenu ! Ils ne sont pas connus, les financements se réunissent plus difficilement, l’exposition est plus compliquée. Ce sont eux qui souffrent le plus de la crise.
Les causes sont nombreuses et les points de vue divergent : comment faire tenir tout ça ensemble ?
Il y a des choses qui nous réunissent, quand même. La suppression de la redevance audiovisuelle fragilise tout le monde, par exemple, puisque les chaînes de télévision financent le cinéma. On a tous la même inquiétude par rapport à ce genre de décision. Par ailleurs, quand on voit qu’il y a un grave problème de fréquentation, ça veut dire que les distributeurs indépendants deviennent très frileux. Il y a une peur de l’échec. Pour que le cinéma continue d’exister, ils doivent être soutenus en priorité. Or la ministre de la Culture annonce 4 millions d’euros d’aides pour les distributeurs indépendants ! C’est totalement insuffisant et encore une fois court-termiste. C’est le fondement, la distribution ! Si vous n’avez pas de distributeur, vous n’aurez pas de chaîne de télé. C’est toute la chaîne de financement qui s’écroule.
Et en parallèle, il y a des annonces de 400 millions d’aides dans le cadre du plan France 2030, “la grande fabrique de l’image”, qui va servir à soutenir la rénovation industrielle des studios de tournage, les outils de post-production, les équipements numériques. C’est très bien ! Mais si vous regardez attentivement les conditions, vous vous apercevez que vous ne pouvez déposer un dossier que si vous avez un plan d’investissement d’un million pour les boîtes de post-production et de 10 millions pour les studios. Ceux qui vont pouvoir prétendre à cette aide, ce sont des grands groupes. Quid des petites sociétés ? Est-ce la vocation des fonds publics de soutenir des grands groupes au détriment des petites entreprises ? Cela fait aussi partie des questions qui nous réunissent, même si c’est complexe. C’est une bonne chose que le système soit complexe, c’est ce qui permet à des films différents de se faire. Car à vouloir trop simplifier les aides, on uniformise.
Pouvez-vous nous donner d’autres exemples de sujets où vous avez l’impression de ne pas être entendus ?
Depuis la crise, nous avons un besoin urgent de régulation de l’exploitation en salles. Nous le réclamions déjà avant, mais là, nous sommes dans une situation d’urgence, les films ont besoin d’être exposés. Or il n’y a pas de limite à la multi-diffusion : un cinéma peut choisir de passer sept fois le même film dans sept salles.
Il y a aussi une digue qui est en train de se fissurer entre l’audiovisuel ou les plateformes et le cinéma au CNC. On a besoin que le CNC réaffirme que ces fonds de soutien ne vont pas être fusionnés. L’argent du cinéma doit être redistribué au cinéma. Si ce qui est généré par le cinéma peut tout à coup être réinjecté dans l’audiovisuel et les plateformes via le compte de soutien, c’est catastrophique. Or, là-dessus, le CNC est un peu ambigu…
Enfin, il faut agir par rapport à l’éducation. Nous ne pensons pas que les jeunes ne sont pas intéressés par nos films, nous pensons qu’ils n’y ont pas accès. Il y a eu beaucoup de suppression d’emplois sur l’éducation à l’image. On s’oriente de plus en plus vers un système de mécénat avec en parallèle un désengagement du service public. C’est une fragilité inéluctable. Nous avons besoin d’une politique volontariste qui ne peut venir que des pouvoirs publics.
Peut-être faut-il aussi se demander si le cinéma d’auteur a fait assez en termes de représentation, sur la diversité. Il y a une autocritique à faire. On doit se demander pourquoi les jeunes se sont jetés sur Netflix avec une telle avidité. Il y a des raisons financières, mais peut-être se sont-ils sentis également mieux représentés par les films de plateformes.
Comment organiser la suite, à savoir les Etats-généraux eux-mêmes ?
Il va falloir créer des groupes de travail par thématique en veillant à ce que chaque profession soit représentée. Ce sera ouvert à tout le monde, mais on ne peut pas travailler si on est trop nombreux. L’idée est de mettre toutes les organisations autour de la table, de réfléchir sujet par sujet, mais de manière transversale. Nous avons besoin de travailler tous ensemble pour réfléchir à des solutions tous ensemble, de prendre le temps de décortiquer ce qui va et ce qui ne va pas. Et nous allons tout faire pour travailler sous l’égide de nos instances. Sinon ça n’aurait pas de sens. Il faut que ça débouche sur des choses concrètes.
Propos recueillis par Marie-Pauline Mollaret