Portrait de la cinéaste en critique
Rencontre avec Marina Déak
Marina Déak, 45 ans, cinéaste. Des courts-métrages de fiction, trois longs métrages (Poursuite, Si on te donne un château tu le prends ?, Navire Europe). Fiction, documentaires. Des films personnels et force de proposition, qui, sans tambours conceptuels ni trompettes théoriques, cherchent à définir leur propre langue, hors de l’espéranto formel que parlent la majorité des cinémas, y compris art et essai.
Depuis un an, Marina publie régulièrement sur Facebook, non pas seulement des avis sur les films qu’elle voit, mais de véritables critiques : longues, écrites et argumentées. Sa page est devenue une sorte de petite revue. Et cette revue se distingue par une vraie singularité. Notamment en s’inscrivant régulièrement en rupture par rapport à certains consensus critiques, comme celui autour de Saint Omer.
En sortant de sa position, et de l’implicite devoir de réserve qu’elle semblerait impliquer, elle prend un risque. Et elle le fait en quelque sorte pour montrer l’exemple. Parfois son avis peut sembler tranchant, mais cette rudesse est moins un geste contre les cinéastes ou les films, que pour le cinéma, une invitation à continuer à en attendre plus.
Ainsi, ses textes rappellent à l’idée simple que, aussi adepte que l’on puisse être de “l’art d’aimer”, faire de la critique c’est tout de même d’abord avoir un regard critique. Donc interroger ce qui existe et ne pas s’en satisfaire a priori. Or, ne pas se contenter de l’existant implique sans doute d’avoir une idée ou une intuition de la manière dont les choses pourraient être meilleures. À ce titre, nul mieux que les cinéastes n’est en mesure de nommer ce qui ne va pas et de porter une critique basée sur la confiance en d’autres possibles. Ainsi, par un retournement sans doute symptomatique, à l’ère des critiques-cinéastes (la Nouvelle vague et ses émules) pourrait succéder aujourd’hui celle des cinéastes-critiques.
Comment t’es-tu lancée dans l’écriture de tes critiques sur Facebook ?
Très basiquement. Je fais des films, et je vois des films. Je me nourris des films que je regarde et ça ne cesse pas de me mettre au travail pour ma propre pratique. Mais je dirais que je suis globalement quelqu’un de très critique (on peut me le reprocher et je me le reproche souvent à moi-même). Je suis donc souvent très déçue par ce que je vois. Mais surtout, je suis souvent choquée par les choix de production et de diffusion, de mise en avant ou pas, des films. C’est avant tout cet aspect des choses que j’ai eu envie de formaliser par écrit : ce qui a à voir avec ce qu’est devenue la chaîne de fabrication et de monstration des films, dans laquelle je suis prise, et que je subis pour partie. Dans les films que je vois, je trouve que ces choix ne sont pas les bons et qu’il y a pour cela des raisons que l’on peut très bien identifier et déplier. On peut donc très bien nommer ce qui produit, notamment en France, un cinéma qui, sauf exceptions très rares, ne fonctionne plus, en dépit de tout l’argent, de toute l’énergie, de toute l’intelligence et de tout le talent qui sont mis en jeu.
Une fois ceci posé, décider de rendre cette réflexion publique (ou semi-publique, à la hauteur de mon réseau Facebook, ensuite ça s’est élargi) était un choix délicat. Et là on arrive à un autre chapitre : celui de la peur. C’est-à-dire que nous sommes tous dans des histoires de renvois d’ascenseur, de peur de déplaire. On vend tous nos projets de films aux mêmes endroits, on essaye tous de convaincre les mêmes personnes, on est tous en concurrence les uns avec les autres et donc on a tous peur de se griller. C’est bête et méchant, mais incontournable et très réel. Je suis comme les autres : je suis prise dans cette peur, ou en tout cas dans cette prudence. Sauf que je suis arrivée à un stade où la tension entre ce que je pense, les discussions que je peux avoir avec des gens autour de moi, et ce que je vois circuler comme discours critiques est devenue trop grande… En fait, j’ai le sentiment que le texte public devient du pur semblant. Et face à ce semblant, moi j’ai pas mal hésité. J’ai écrit des petites choses ici et là mais sans oser y aller. Et puis à la rentrée, l’an dernier, je me suis dit qu’en fait, il y avait quelque chose que je ne pouvais, ou ne voulais, plus tenir de cette peur. Et puisque je rame dans tous les cas pour faire mes films, autant être libre. Donc je me suis dit : j’essaye. En mon nom. En essayant de ne pas être dans la colère (même s’il peut parfois y en avoir, mais qu’elle ne soit pas le moteur de la chose), et en m’efforçant de dire des choses précises. Puis, l’exercice faisant l’exercice, je me suis rendu compte que ma peur tombait en publiant les choses. Le fait de m’y être autorisée m’autorisait de fait : c’était autoréalisateur. Et c’est vachement intéressant je trouve, parce que ça veut dire que cet espace existe : il suffit de l’inventer.
Est-ce que tu t’es posé la question de la légitimité ? As-tu eu peur qu’on te renvoie en boomerang l’accusation de parler avec aigreur et jalousie ?
Non. Ça je m’en fous. Ça peut paraître arrogant, mais je crois que je vois assez bien ce que je vois, que ce que je dis est fondé. Parfois je peux me planter, mais toujours de façon argumentée… Après on a le droit trouver que ce j’écris est nul, mais je ne pense pas qu’on puisse me prendre en flagrant délit de mauvaise foi ou de mauvaises intentions. Quant à la question de la légitimité par rapport à mes propres films, savoir s’ils seraient assez bons pour que je m’autorise à évaluer ceux des autres, qui est la première question qui vient à l’esprit de pas mal de gens : d’une part, je pense que c’est une fausse question ; et d’autre part on peut très bien ne pas aimer mes films, mais quoi qu’on en pense ils sont hyper travaillés, les questions que je soulève face aux autres films, on ne peut pas me reprocher de ne pas les poser dans mon propre travail. Donc ça me fonde beaucoup, en tout cas moi je considère mon discours comme fondé de ce fait.
En revanche je me pose beaucoup de questions parce que je sais que je ne suis pas dans ma fonction. Est-ce que je suis là pour regarder les films des autres et dire que rien ne va ? Non. Je ne veux pas prendre le rôle du juge, être dans la position de dire que tout est mauvais. Parce que ça, il est évident que ça ne va pas, que ça m’enferme à un endroit qui n’est pas le bon. Donc là-dessus je suis en perpétuel questionnement.
En même temps ton parti pris de départ est quand même plutôt de parler de ce que tu n’aimes pas.
Ce n’est pas intentionnel (d’ailleurs il m’arrive aussi de parler de choses que j’aime), mais il se trouve que c’est souvent plus intéressant. C’est ce qui fait le plus travailler, parce que ma réflexion porte sur la question : qu’est-ce qui fait que ça ne fonctionne pas ici ? Et quand je vois un film que j’aime, ça me renvoie aussi à la question : pourquoi est-ce qu’on n’en voit pas plus des comme ça ? Donc, pour préciser les choses, le parti-pris n’est pas de ne parler que de ce que je n’aime pas, il est d’essayer de nommer ce qui me fait réfléchir. Ce qui n’est pas exactement la même chose.
Je sais la différence entre voir un film que je reçois et où il se passe quelque chose, et voir un film qui me passe devant et dans lequel, pour moi, il ne se passe rien. Et si j’ai l’impression que tout le monde fait semblant qu’il se passe quelque chose, je le dis. Car je crois que ce semblant nous rend fous, qu’il nous fait perdre le rapport à l’art, et in fine nous fait perdre le cinéma. Plein de gens autour de moi ont ce sentiment. Et c’est probablement pour ça que je m’autorise à écrire. Parce que le fait est qu’il y a un désir de beaucoup de gens de sortir de ce semblant. On arrive à un point de rupture.
Dans un texte que tu as écrit sur les César, tu évoques la question de rester ou sortir du “métier”…
C’est une question que je me pose tous les jours. Évidemment j’ai lu le texte d’Adèle Haenel, qui soulève la même question. À ceci près qu’elle n’est pas réalisatrice mais actrice, et qu’elle continue à jouer, et aussi qu’elle dénonce un cinéma très majoritaire, qui de fait n’est pas celui auquel j’ai jusqu’ici participé. Moi, j’aime le cinéma, j’ai voulu en faire et il y a encore des films que je veux réaliser. Donc c’est hyper compliqué. Mais ce qu’elle dit est extrêmement important… Est-ce qu’on reste ou est-ce qu’on sort ? Je ne peux pas répondre par oui ou par non de façon définitive. En revanche, je peux dire comment je me positionne aujourd’hui à certains endroits. Je peux dire par exemple que j’ai beaucoup regardé de séries, que j’ai énormément aimé ça et que si on m’avait proposé d’en faire une il y a dix ans, ou même cinq, ou même trois, j’aurais dit : génial ! Aujourd’hui, je ne sais pas. Parce que maintenant j’ai l’impression que c’est participer à quelque chose qui n’est plus que donner toujours plus de bouffe au spectateur, moi je n’ai pas envie de faire ça – à tous points de vue, artistique, politique. Il y a dix ans on m’aurait proposé de faire un film pour une plateforme, j’aurais dit : non, je veux faire un film de cinéma. Il y a cinq ans j’aurais dit : oui, il sera plus vu qu’au cinéma. Et aujourd’hui je dirais : non, parce que les plateformes c’est ce qui bousille notre regard, donc il ne faut pas y aller. Pour autant, ne faut-il pas continuer à faire des films ? Ce n’est pas sûr.
Ce qui motive ton écriture, est-ce aussi le fait que le travail de questionnement du système ne soit pas suffisamment fait par la critique, qu’elle ne remette pas suffisamment en cause les objets consensuels ?
Oui. Même si je sais que la situation de la critique est très difficile, j’ai un peu le sentiment d’une abdication. En gros, c’est comme s’il y avait une logique de marketing qui écrase tout sur son passage. Y compris dans l’art et essai. C’est-à-dire qu’à partir du moment où on a décidé que tel film est bon, il est bon, point. Donc ce ne sont plus des œuvres, ce sont des valeurs. Mais nous tous nous nous traitons aussi nous-mêmes comme des valeurs. Il y a comme ça quelque chose de l’ultralibéralisme qui nous atteint tous. Il ne faut pas perdre notre capitale symbolique, qui est notre valeur marchande. Or, en disant que le film de machin est nul ou qu’il est problématique pour telle et telle raison, y compris en tant que critique, tu prends le risque de froisser à la fois l’auteur du film, son réseau, sa production, sa distribution…
La critique a-t-elle compté dans ta formation de cinéphile et de cinéaste ?
Ça m’a orientée vers des films quand j’étais toute jeune. Mais à cette époque, c’est-à-dire il y a 25-30 ans, il y avait encore une vraie place faite au cinéma d’art et d’essai dans les salles. Dans les années 1990, des films de toutes formes sortaient sur suffisamment d’écrans pour être accessibles à tous. Donc quand on n’y connaissait rien au cinéma mais qu’on avait envie de découvrir des choses dont on entendait parler par le biais de la critique, il était possible de les voir. Et là, pour le coup, ça n’était pas du semblant : on faisait vraiment des rencontres de cinéma. Donc la critique, de ce point de vue-là était super importante : c’était ma porte d’entrée. Mais elle pouvait l’être parce que distribution et diffusion suivaient : c’étaient des films qui existaient, dans les salles et même à la télévision, n’importe qui pouvait les rencontrer, même par accident justement.
Est-ce que tu as l’impression que quelque chose s’est perdu dans le cinéma ou que c’est ton regard qui, en s’affinant, est devenu plus dur ?
Il y a deux choses. D’abord, c’est sûr, je vieillis, je suis comme tout le monde. J’ai vu beaucoup de films et donc je suis davantage blasée. Il y a des choses que j’ai adorées plus jeune, qui ne me feraient pas le même effet aujourd’hui, c’est certain. Mais pour autant je pense aussi que les films sont globalement moins bons (et qu’il y a des raisons très concrètes à ça, qu’on peut nommer, et c’est entre autres choses ce que j’essaie de faire avec mes textes). De fait les films qui sortent me déçoivent la plupart du temps, alors que quand je vois un film des années 1970, presque toujours je trouve ça passionnant. Ce qui en un sens me rassure sur le fait que je suis encore capable de recevoir des films. Je ne pense pas que les gens, aujourd’hui, aient moins de talent, d’intelligence ou de désir. Je pense seulement qu’ils sont infiniment plus empêchés, et que le système marche sur la tête. Y compris dans le milieu art et essai la logique de produit a absolument tout envahit. Prenons par exemple Chien de la casse, sur lequel j’ai écrit. Je considère vraiment ce film comme une réussite. Et en même temps ce que je trouve terrible, c’est qu’il n’est pas le film formidable qu’il pourrait et devrait être, parce qu’il reste empêché par le cadre dans lequel il a fallu le formater. Le talent est là, le désir est là, mais le film reste tout de même le produit qu’il a été obligé de devenir pour pouvoir être financé. En disant cela je ne jette vraiment pas la pierre à son auteur, qui a réussi à faire ce qu’il était possible de faire dans ce cadre-là. Mais je déplore que Chien de la casse soit condamné par le système de production à rester un petit film un peu banal, au lieu d’avoir la possibilité d’exprimer sa pleine puissance. Je viens de voir le dernier film de Nanni Moretti, Vers un avenir radieux : c’est passionnant, ça recroise tous les éléments de l’échange que nous avons ici. Il nomme des choses, frontalement, dans une forme qui lui est absolument propre et qu’il s’autorise avec une liberté totale. Le film n’est pas sans défauts, mais il nous emmène quelque part d’une manière infiniment plus riche que l’immense majorité des autres, du fait de cette liberté, de construction, de logique, de ton – de tout. Il parle de cinéma : il me semble qu’il vient nous rappeler que c’est ce qui s’invente ici et là, sous nos yeux, qui est du cinéma, et qui peut nous emporter réellement. Des films comme celui-ci, c’est ça qu’on devrait voir tous les jours – et ce n’est pas le cas, le formatage a presque tout dévoré. Et on s’est collectivement habitués à ce formatage... Donc oui je crois qu’objectivement quelque chose a changé, s’est fermé, indépendamment de mon seul regard.
Entrevois-tu des raisons de rester optimiste ?
Je pense que ça craque un peu dans tous les sens, que l’on est très nombreux à batailler, à chercher des issues. Je ne sais pas ce que ça va donner, mais ce que je sais c’est qu’il y a du désir chez plein de gens. Après, je ne pense pas du tout que moi ou mes petits copains allons renverser le système, parce que les logiques à l’œuvres sont hyper puissantes. En revanche, la seule possibilité qui nous reste c’est d’ouvrir d’autres espaces. Donc s’il devait y avoir un appel à lancer, ce serait : soyons un peu courageux ! Ayons un peu moins peur. Amusons-nous un peu plus. Et nous n’en retirerons que plus de plaisir, et de joie au sens fort !
Propos recueillis par Nicolas Marcadé