Vous avez du courrier.

Entretien avec Eugénie Filho (Revus & Corrigés) et Fausto Fasulo (Mad Movies)

Le 1er septembre dernier, un courrier était envoyé au CNC et au ministère de la Culture. Une lettre ouverte en guise de bouteille à la mer rédigée par douze titres de la presse cinéma indépendante (Revus & Corrigés, Cinémateaser, les Cahiers du cinéma, Mad Movies, Les Fiches du cinéma, FrenchMania, RockyRama, Répliques, La 7ème obsession, SoFilm, Sorociné, Positif) pour alerter sur leur situation critique et leurs craintes quant à leur avenir proche. Alors que certaines échéances cruciales – une possible hausse des coûts de l'énergie s'ajoutant à un prix déjà augmenté du papier annonce un hiver difficile à passer – se rapprochent, les réponses claires du CNC comme du ministère de la Culture se font attendre. Post-scriptum en guise de rappel, avec deux représentants des signataires, Eugénie Filho, directrice de publication de Revus & Corrigés et Fausto Fasulo, rédacteur en chef de Mad Movies.



Les difficultés de la presse cinéma ne sont pas récentes. Pourquoi avoir rédigé cette lettre ouverte maintenant ?

Eugénie Filho :  C'est né d'un constat fait pendant la pandémie de Covid : les ventes en kiosques qui n'étaient déjà pas faramineuses ont dégringolé avec la fermeture des boutiques des gares et des aéroports, entrainant d'importantes pertes de chiffres d'affaire. S'y sont ajoutés l'absence de nos annonceurs, qui sont majoritairement des distributeurs salles et n'avaient donc aucune actualité du fait de la fermeture des salles ou qui, même quand celles-ci ont été rouvertes, étaient en difficultés. Le coup de grâce aura été la flambée des prix du papier. On parlait déjà pas mal avec Thomas Aidan (La 7e obsession) ou Emmanuelle Spadacenta (Cinemateaser) de nos situations respectives et du fait de ne pas être entendu par les diverses instances. À un moment, nous nous sommes dit qu'il fallait se réunir, avec d'autres revues indépendantes, pour un acte commun, qu'Emmanuelle a déclenché.

A-t-il pour autant été facile de réunir des revues qui sont très différentes les unes des autres dans leur économie ? Certaines (Cinemateaser, La 7e obsession, les Cahiers du cinéma, Positif) sont diffusées en kiosques, d'autres (Revus et corrigés, Sorociné) en librairies, d'autres pratiquent le crowdfunding (Mad Movies)...

Eugénie Filho : Non (rires). Toutes ces revues ne sont pas habituées à travailler ensemble, certaines sont même historiquement “adversaires”. Et quand nous avons créé @Revus & Corrigés, nous nous sommes rendus compte que peu de revues parlaient vraiment entre elles, ce que nous avons commencé à faire pour apprendre le métier et partager nos difficultés, qui se sont révélées assez communes finalement ! Et les douze revues co-signataires sont celles qui discutaient le plus ensemble. Si on a nommé cet ensemble “indépendant”, c'est surtout pour une question d'indépendance éditoriale et lié au fait de ne pas être intégré à de groupes de presse importants, qui affrontent évidemment la même économie en crise mais à des échelles différentes. Par ailleurs, il était nécessaire de trouver une alliance entre magazines pour que cette lettre ouverte ait un certain retentissement. La chose s'est confirmée lorsque Télérama l'a relayée.

Fausto Fasulo : Si on va par-là, Mad Movies fait aussi partie d'un groupe de presse... qui n'a que deux titres. Est-ce que l'indépendance ne définit que des mono-titres ? Cette question n'a de toutes façons plus d'importance face à l'urgence : si rien n'est fait, on attaquera 2023 dans un contexte assez critique, même pour un micro-groupe comme le mien, qui a un certain volume de production soutenu : nous sortons dix-sept publications par an. Mais là où cela devrait nous assurer un roulement, aujourd'hui, un numéro qui fait des ventes correctes ne permet plus d'absorber des coûts globaux. En ce qui nous concerne, sans aide d'ici le premier semestre 2023, on devra sans doute publier moins ou augmenter nos prix, mais avec le risque que les lecteurs ne suivent plus. Qui plus est, une augmentation est un signal politique : cela voudrait dire se couper de certains lecteurs, mais dirait aussi quelque chose de l'accessibilité à la culture. Si, au moment où l'état parle beaucoup de faciliter l'accès à la culture, la presse cinéma n'est plus accessible parce que vendue a des prix indécents, on deviendrait élitiste par défaut. Il serait souhaitable que le CNC prenne acte que l'enjeu est autant structurel que politique.

La question d'une échéance est d'autant plus cruciale. À quel horizon situez-vous un point de non-retour ?

Fausto Fasulo : Ça va dépendre des stratégies que vont adopter les différents titres pour se border au maximum. Soit on décide de garder la même ligne éditoriale, ce qui passe aussi par une pagination, une qualité de papier, le prix des piges et dans le contexte actuel, sans aide, ça signifie aller droit dans le mur (à moins de réussir à vendre le double d'exemplaires, ce qui, soyons clair, est difficilement envisageable…). Soit il faudra en passer par une diminution de la pagination, du grammage de papier et du montant des piges et donc pousser les pigistes encore plus dans la précarité.

Eugénie Filho : pour Revus & corrigés, l'échéance est clairement à 2023... Mais je reviens sur cette idée d'indépendance : elle réside aussi dans l'idée de ne pas être pieds et poings liés aux annonceurs, et du coup de pouvoir conserver une ligne éditoriale nous laissant libre de mettre en avant les films que l'on veut, par simple envie de les défendre. Devoir se priver de certains parce qu'il faudrait augmenter le nombre de pages de pubs pour s'assurer d'une survie économique serait terrible. 

Une alternative serait d'abandonner le papier et de basculer sur le digital. L'avez-vous envisagé ?

Eugénie Filho : Ce serait un virage encore plus difficile à négocier : faire du chiffre d’affaires sur un format numérique est quasi mission impossible, puisque ce qui intéresse les annonceurs qui nous concernent reste malgré tout les publications papier.

Fausto Fasulo : Faire de la presse papier, ça reste un geste.

Eugénie Filho : C'est une manière de laisser une trace. Le papier reste, pas les publications internet. Les revues papiers composent ainsi une histoire de la critique, et donc de la pensée du cinéma. C'est aussi un point sur lequel nous voulons alarmer le CNC : en continuant à publier ces magazines, on dit clairement que cette pensée existe encore.

Une autre alternative pourrait être de suivre le mouvement de certains éditeurs vidéo qui ont décidé de se passer des très onéreux circuits de distributions, de s'auto-distribuer et de fonctionner sur les pré-commandes de leurs sorties. Mad Movies s'en rapproche avec le pré-financement par crowdfunding de numéros spéciaux. Cela reviendrait a segmenter le marché de la presse cinéma en multiples niches, mais avec l'apport d'une possible stabilité financière...

Fausto Fasulo : Ça ne pourrait pas devenir l'unique canal de vente. Chez Mad, on fait plus des offres de préventes que du crowdfunding à proprement parler. Même si une campagne ne s'avérait pas suffisante pour couvrir ses frais, le numéro concerné paraîtrait quand même. Cela dit, ces campagnes nous permettent de toucher des lecteurs supplémentaires, qui n'achètent plus en kiosque et aussi de faire une sorte de promotion. Depuis 2006, on ne fait par exemple plus de dos de kiosques parce que c'est trop cher. Etre dans la newsletter de Kiss Kiss Bank Bank ou en home de leur site est bien moins onéreux. On ne pourrait pas pour autant se passer des kiosques ou des librairies (où sont désormais distribués nos numéros spéciaux). Nous avons besoin de tous ces ruisseaux pour avoir suffisamment d'eau.

Eugénie Filho : À l'inverse, si Revus & Corrigés n'était vendu que par ce biais, nous nous couperions de tout un lectorat moins familier du crowdfunding ou de la vente en ligne. Sans oublier la notion d'achat spontané en kiosques ou en librairie. Généralement, les personnes qui pré-financent un numéro spécial vont se limiter à le faire régulièrement sur un ou deux titres qui les intéressent. La question de la distribution se pose néanmoins. Notre distributeur prend 56% du prix de vente, mais est censé nous assurer un large accès. Est-ce qu'on ne s'épuiserait pas rapidement à faire une revue en prévente qui ne toucherait que toujours les mêmes 3 ou 4000 lecteurs ? Je pense aussi que les acheteurs risquent de s'épuiser si tous les trimestres il y a des préventes.

Est-ce que la popularité d'une revue de cinéma ne passe pas aussi par la valorisation du contenu. Si les ventes se sont effondrées ces dernières années, c'est aussi par l'uniformisation des sommaires, ou des articles tenant plus de la promotion des sorties qu'autre chose ?

Fausto Fasulo : Vaste débat... Je tiens à l'intégrité de Mad Movies, qui passe par la liberté d'y écrire ce qu'on veut. Cette position est sans doute plus simple à préserver dans un magazine recentré sur un seul type de cinéma ou qui a l'assise de cinquante ans d'existence. Ça nous évite d'avoir un distributeur ou un annonceur qui nous impose des choses. Même s'il nous est arrivé d'avoir des frictions ou d'être blacklistés. Cela dit, je ne crois pas que devoir suivre l'actualité des sorties soit incompatible avec une indépendance d'esprit. J'observe aussi certaines choses : aujourd'hui, les éditeurs de BD ont pris chez nous le lead des annonceurs. Ça dit aussi quelque chose d'une baisse des budgets marketings chez les distributeurs de films...

Eugénie Filho : Quelque part, c'est déjà dans l'ADN de nos revues, qui ont toutes une approche spécifique. Il suffit de les lire pour voir que certaines vont privilégier des angles de sujets, d'autres les entretiens ou les analyses... Curieusement, si on ne peut que constater que le public cinéphile actuel lit assez peu de revues, ceux qui le font, n'en priorisent pas une seule. Il y a quatre ans, quelques mois après notre lancement, nous avons fait un sondage auprès de nos abonnés où il leur était demandé s'ils l'étaient à d'autres titres. Les réponses ont indiqué que beaucoup l'étaient aussi à Positif et Mad Movies, qui sont éditorialement très éloignés... J'en déduis que les gens ont envie qu'on leur parle de cinéma et de la manière la plus personnelle possible.

En parallèle de votre lettre ouverte, un appel aux états généraux du cinéma s'est tenu. Quel regard avez-vous dessus ?

Fausto Fasulo : En voilà une patate chaude (rires)... Ça rejoint ce que je disais tout à l'heure, cette crainte qu'on ne fasse qu'ouvrir des débats qui ne mènent nulle part. Ça fait quand même des années qu'on constate une crise du cinéma. J'ai un peu peur que l'on reste dans l'attentisme, que ce ne soit que de la gesticulation

Eugénie Filho : Si ça l'est, c'est avant tout parce qu'il n'y a aucune réponse des institutions aux questions posées...

Cette lettre est adressée au CNC mais aussi au ministère de la Culture. Quelles attentes avez-vous de ces deux institutions ?

Eugénie Filho : Le gros problème de la presse culturelle reste de ne pas être reconnue comme d'information politique et générale (IPG), statut qui permettrait d'accéder aux aides à la presse écrite dépendant du ministère de la culture qui représente des millions d'euros, rien à voir avec l'aide aux revues, qui dépend, elle, du CNC, créée il y a trois ans où l'on se partage un peu plus de 60 000 € entre 13 titres. Mais au-delà, il nous paraissait normal d'interpeller le ministère, car ce critère fait de nous, une presse de second rang, là où justement, si on parle de culture, nous considérons que nos journaux remplissent une mission d'intérêt général.
Ensuite, les attentes sont précisées dans cette lettre : nous demandons une réévaluation de l'aide aux revues de cinéma et une aide exceptionnelle à l'impression. Ce sont des demandes immédiates qui nous permettraient purement et simplement de ne pas mourir.  

Fausto Fasulo : J'aimerais que ces institutions manifestent au moins une prise de conscience de la situation...

Eugénie Filho : ... J'espère surtout qu'ils en ont connaissance, qu'on ne la leur apprend pas. Mais même si c'était le cas, ce serait bien qu'au moins ils réagissent, qu'il y ait une reconnaissance de leur part de notre existence, comme de l'idée que nos revues participent à l'économie du cinéma. Car cette presse fait partie de sa diffusion, voire de sa prescription. Mais aussi de sa transmission, certes par un outil différent mais au même titre que les écoles de cinéma.

Fausto Fasulo : D'autant plus que nous sommes sans doute le pays qui propose la plus importante diversité critique au monde. Il serait bien que le CNC reconnaisse ce spectre que la presse cinéma déploie. À l'inverse, j'espère que cette lettre ne deviendra pas le point de départ de débats sans fin. Quelque part, le problème est purement pragmatique : nous avons besoin d'une aide technique pour continuer à exister, donc d'un appui financier. Et nos revues ne pourront pas attendre des mois et des mois qu'il se passe quelque chose. J'ai encore eu il y a une heure, une discussion avec mon éditeur à propos de l'augmentation des matériaux. Ce qui s'annonce est, au mieux une stagnation, au pire une nouvelle hausse. L'un comme l'autre sont des scénarios catastrophe.

A ce jour, avez-vous reçu une réponse ?

Eugénie Filho : Le 21 novembre, nous avons eu un rendez-vous avec la direction cinéma du CNC, qui n'a pas été le résultat direct de notre lettre, mais d'une relance à d'autres interlocuteurs suite au silence des premiers destinataires. Une des raisons de ce silence était qu'ils ne savaient pas quoi nous répondre officiellement. Lors de ce rendez-vous, nous avons de nouveau exposé le pourquoi de cette lettre et les enjeux de la survie de la presse cinéma, car il s'agit bien de survie. Rien d'autre n'est ressorti de cette réunion que des promesses de réflexion et un peu de pitié. Concernant le ministère de la Culture, la conversation reste bloquée à la question du classement IPG dont nous parlions plus tôt. Le ministère de la Culture se cache derrière les millions d'euros versés à la presse d'information politique et générale. Mais nous n'en resterons pas là. 


Alex Masson
Propos recueillis par Alex Masson

A l'aide !

Le 14 décembre, les ministères de l'économie, des comptes publics et de la culture ont annoncé par voie de communiqué de presse, la mise en place d'une aide exceptionnelle de 30 millions d'euros dédiée aux éditeurs de presse les plus touchés par les retombées de la guerre en Ukraine ayant entrainé une augmentation de certains coûts de production, de l'énergie au papier. Cette aide est énoncée comme un engagement de l'état « aux côtés de la presse pour contribuer au maintien d’une information pluraliste, professionnelle et de qualité, essentielle à l’animation du débat démocratique ». Reste à savoir si les institutions concernées considéreront que les revues de cinéma actuellement en clair péril, relèvent de cette information ou non. A ce stade, au vu des (regrettables) relations entre ces revues et le ministère de la culture, proches d'une fin de non-recevoir, la chose semble très incertaine.

Le communiqué de presse : https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Annonce-aide-de-30-millions-d-euros-aux-editeurs-de-presse