La critique est un acte littéraire
Entretien avec Bruno Podalydès
Réalisateur de dix longs métrages depuis Versailles Rive-Gauche (1992) jusque Les 2 Alfred (2020), Bruno Podalydès nous raconte son rapport exigeant, mais heureux à la critique.
Quel est votre rapport à la critique ?
Je dois énormément de choses à la critique. Je ne parle pas de mes propres films, mais de tous ceux que la critique m’a fait découvrir via un bon papier, un compte rendu de festival ou une analyse pertinente sur un réalisateur. J’aime la critique, parce que tout simplement j’ai gardé en tête que c’est un acte littéraire. Et j’ai beaucoup d’estime pour ça, dès lors que je sens un travail, peu importe que le contenu soit positif ou négatif. Ce qui m’agace parfois c’est de sentir - je pense surtout à la presse audiovisuelle - que des avis sont lancés dans la superficialité, pour le plaisir d’un bon mot. Mais sinon, quand il y a un regard, je suis très respectueux de ce que la personne voit et de la façon dont elle l’exprime ; j’ai toujours l’impression que la critique est une lettre qu’on adresse. À la fois à moi cinéaste quand je suis l’auteur du film dont il est question, mais aussi à moi spectateur quand je lis une critique sur le film d’un autre… Je crains de mélanger un peu ces deux positions tout au long de l’entretien.
Parlons de vous spectateur. Qu’est-ce que la critique vous a apporté enfant ou jeune homme dans votre désir de cinéma ?
Je sais que François Truffaut, dans ses textes réunis dans Les Films de ma vie, m’avait fait découvrir Renoir. Je n’avais pas vu grand-chose vers 15-16 ans, peut-être juste La Grande Illusion à la télévision. C’est le cinéaste que j’ai découvert grâce aux écrits critiques de Truffaut, et à son enthousiasme. Ensuite, j’ai vu les autres films, notamment à la Cinémathèque, où de manière générale j’ai pu voir des filmographies entières. Je préfère connaître à fond Frank Capra, plutôt que plusieurs cinéastes dont je n’aurais vu que deux ou trois films.
Adolescent, vous lisiez Télérama, mais lisiez-vous aussi des textes théoriques ou des recueils de critiques ?
Pour les critiques, dans l’ordre, c’est Télérama, Les Cahiers du Cinéma, puis Libé, Le Monde, et Positif. C’est vraiment le chemin des journaux que j’ai toujours lus, mais je ne vais pas commencer à distinguer.
Côté livres, j’ai lu tous ceux de Serge Daney et ça m’a énormément constitué. J’ai beaucoup lu Trafic, que j’avais un peu laissé tomber un temps, mais j’ai acheté le dernier numéro anniversaire, par fidélité à Daney, je vais m’y replonger. Avant ça, il y a eu Truffaut. J’avais aussi acheté tous les anciens Cahiers du Cinéma réédités : j’ai découvert tellement de façons de regarder un film à travers ces lectures. J’étais fier de lire ça, même si honnêtement je ne comprenais pas toujours tout, mais ça m’honorait d’avoir accès à un regard différent sur le cinéma qui était de l’ordre de la valorisation des films, de quelque chose de précieux et déjà inscrit dans le temps : avec toujours l’idée des filmographies, qui comptait beaucoup pour moi.
Avez-vous découvert le cinéma à la télévision ou en salle ?
Beaucoup à la télévision. C’est important de le souligner parce que la télévision ne fait plus tellement ce travail de diffuser les grands films. Je ne dirais pas “chefs d’œuvre” parce que c’est tout de suite pesant, mais je me souviens, entre autres, des grands westerns de John Ford ou Howard Hawks, qui passaient le dimanche après-midi, ou des films d’aventure signés Michael Curtiz. Ça m’a beaucoup marqué. Il y avait à Versailles un ciné-club très actif : lorsque j’étais un peu plus âgé j’y allais beaucoup. Je me souviens d’enthousiasmes formidables. Il y avait une vie autour des films, après la projection, un critique venait discuter, et je me souviens du Décalogue de Krzysztof Kieslowski vers la fin des années 1980 ou le début 90, il y a eu dix débats, qu’on qualifierait aujourd’hui de “citoyens”, c’était tout à fait passionnant.
Quel est votre regard sur les critiques de vos films ?
Je sais, par exemple, que certains critiques voient deux fois un film avant d’écrire et il arrive qu’ils aient ainsi accès à des détails, des motifs que parfois, en tant que réalisateur, je n’ai pas vus. Du coup je comprends plein de choses de ce que mon propre film recèle malgré moi et c’est très instructif… Souvent, je réalise des tas d’éléments qui sont dans le film et ne m’incombent pas forcément, mais qui apparaissent parce que le critique établit des correspondances, des mises en perspectives entre les films. Je suis donc attentif à ce que la presse écrit sur mes films, je ne crois pas aux gens du métier qui disent qu’ils ne les lisent pas. Mais je comprends que ça puisse faire mal, car on a tendance à retenir les mauvaises critiques plutôt que les bonnes.
C’est votre cas ?
J’ai des petites blessures qui continuent de m’accompagner. C’est plutôt de l’incompréhension : je me souviens qu’un critique avait écrit qu’il trouvait Liberté Oléron vulgaire. Je ne voyais pas du tout où il pouvait y avoir de la vulgarité. Récemment il a été dit que Les 2 Alfred manquait de travail. Je ne vois pas bien comment on peut dire ça… Mais quand les critiques ont une curiosité réelle, quand c’est bien écrit, ça m’intéresse. Dans ce cas la provocation ne me dérange pas : si je ressens une franchise, si c’est argumenté, justifié. J’aime les parti pris. C’est le versant “garde fous” de la critique. Personnellement, je vois où je peux pencher si je ne fais pas attention : on me parle toujours de la gentillesse dans mes films, de la poésie, etc, Je sens bien que ça peut déboucher sur de la mièvrerie ou de la mollesse. Et puisque la critique trouvait qu’il y avait beaucoup de gentillesse et de tendresse dans mes films, en réaction, j’y suis allé à fond et j’ai réalisé Bécassine, qui est le parangon de la bonté, un personnage terrassant de naïveté. Truffaut disait qu’on fait les films les uns contre les autres, mais c’est aussi avec la critique qu’on les fait.
Il vous est arrivé que des critiques soulèvent des significations que vous n’aviez pas conscience d’avoir mises dans un film ?
Ce n’est pas de l’ordre du message décodé, ce sont plus des mises en relation. Le critique, parfois, a plus de mémoire que moi, il repère des thèmes ou des motifs venant de mes films précédents. Je suis un peu sans mémoire, c’est comme ça que j’arrive à avancer, si je garde trop en tête ce que j’ai fait avant ça me paralyse complètement, j’ai l’impression de me répéter tout le temps. Et dans cette amnésie, la critique au contraire me dit qu’il y a peut-être un sillon que je creuse sans trop m’en rendre compte. D’ailleurs, c’est une fonction que j’aime beaucoup dans la critique : ce sont les gens qui vous suivent dans le bon sens du terme, qui ne vont pas juger votre film à la lettre, mais le resituer dans tout ce que vous avez fait, en gardant en tête le chemin parcouru. Il y a des journalistes et critiques dont je sais qu’ils suivent les auteurs et qui, si le film est raté, ne vont pas s’acharner ou être dans un rejet total parce qu’ils ont en tête tout le cheminement précédent. Je pense à des gens comme Antoine Guillot à France Culture ou Michel Ciment à Positif, ce sont des veilleurs. Au sens de “veiller sur”. Michel Ciment faisait partie des rares critiques qu’Alain Resnais aimait retrouver à chaque film, et il y avait un parcours dans les entretiens, un suivi, une mémoire que je trouve très précieux…
Je salue aussi la critique parce qu’on en a vraiment besoin dans ce monde de plus en plus “marketté” : j’étouffe parfois sur les présentations de Netflix où il y a juste quelques mots clés - assez hallucinants, d’ailleurs - et aucun avis. A contrario, ça m’amuse de voir à quel point Canal + est français : ils préfèrent mettre une critique mauvaise du programme qu’ils proposent plutôt que rien. Moi, je préfère souvent un avis hyper naïf ou simpliste plutôt que rien du tout. Mais attention, je parle tout de même d’avis de critiques, pas d’avis de spectateurs.
Vous reconnaissez donc un certain professionnalisme à la critique ?
Bien sûr. Quand j’évoquais un acte littéraire, ce n’était pas une parole en l’air : il faut une plume. J’aime l’idée d’individualité des critiques. Je me dis rarement : “Libé, ou Le Monde ou Bande-à-Part a aimé ou pas aimé”, mais ça m’intéresse de savoir qu’untel ou unetelle a un avis sur le film. Quand j’étais enfant, j’aimais beaucoup dans Télérama les textes de Jacques Siclier dans les pages télévision. L’intertitre qui précédait son avis, après le résumé du film, s’intitulait : “Ce que j’en pense”. Et pour moi c’était d’une grande honnêteté. C’était l’avis de Jacques Siclier, qui valait ce qu’il valait, mais ce n’était pas l’entité Télérama. Enfin, chaque rédaction a son mode de fonctionnement, s’ils prennent l’avis de celui qui aime le plus pour faire la critique, ça me convient. Mais je suis resté sur l’idée quand même de fortes individualités. J’aime les plumes, j’aime les noms. J’aimais la plume de Gérard Lefort à Libération, même quand il était méchant ou injuste, parce qu’il était brillant. Il était snob parfois, pour faire rire la galerie ou pour un bon mot - on voit bien tous les travers possibles, qui n’appartiennent pas qu’à lui d’ailleurs -, mais au moins on ne s’ennuyait jamais. C’est très important de ne pas s’ennuyer. La tendance lourde à écrire un résumé du film teinté de subjectivité critique occupe la moitié ou les trois quarts des papiers. D’ailleurs souvent, quand je lis ce genre de textes sur mes propres films, je saute la partie résumé, alors que ça devrait m’instruire parce que la façon dont on raconte l’histoire évidemment indique déjà un avis, mais j’avoue que ça m’intéresse peu. J’aime les papiers où le journaliste part d’un détail très concret, par exemple comment l’actrice est allongée sur le canapé ; dès qu’on doit mettre en scène un plan il faut placer les acteurs et actrices dans l’espace, penser la circulation. Et c’est essentiel, parce que ça peut vite devenir artificiel, mais c’est peut-être ça qui va être beau aussi. Je constate que toutes ces choses très pratiques du cinéma sont peu pointées. Alors que parfois, en tant que spectateur, je suis admiratif de l’évolution des personnages dans le cadre, ce qui fait que la discussion circule sans artificialité, sans qu’il y ait un côté Agatha Christie, ou sans être accompagnée du bête travelling circulaire pour combler le vide total du dispositif.
Est-ce qu’une critique peut vous donner envie d’aller voir des œuvres auxquels vous n’auriez pas pensé ?
Oui, forcément. Je parlais du devoir de mémoire des critiques, mais l’autre flan de la montagne c’est l’exploration, la petite lampe de poche qui arrive dans l’obscurité de la masse de films qui déboule chaque semaine du monde entier. Surtout pour les nouveaux réalisateurs, qu’ils soient français ou étrangers. Je ne vois pas comment j’arriverais à y accéder sans des journalistes ou critiques qui me signalent les films à voir.
Quel spectateur êtes-vous ?
Je vais comme tout le monde un peu moins au cinéma, il faut bien l’avouer. J’ai moins envie d’y aller au hasard. Avant je n’avais pas peur de me planter, je me jetais à l’eau souvent, maintenant - également par manque de temps - je vais voir les films dont je suis à peu près sûr, les auteurs que je suis depuis toujours. J’ai des rendez-vous automatiques : le dernier Nanni Moretti, le dernier Pedro Almodóvar, etc. Et puis, tous ceux de mes camarades, Catherine Corsini, Pierre Salvadori, Guillaume Brac, Patricia Mazuy, Claire Denis, Xavier Beauvois, j’en oublie sûrement, pardon…
Quand vous dites “camarades”, c’est lié à la SRF ?
Non pas forcément, ça peut être des gens que je ne connais pas dans la vie, bien que je connaisse tous ceux que je viens de vous citer. Je dis “camarades” car je n’aime pas beaucoup le terme “collègues”. La solidarité professionnelle ne joue pas sur l’attrait du film, je vais voir leurs films par intérêt de spectateur. Je vais voir où ils en sont, tout simplement. J’ai énormément aimé La Fracture de Catherine Corsini, il m’a cueilli, je l’ai trouvé drôle et vivifiant…
Aujourd’hui, la critique a-t-elle toujours la même résonnance pour vous ?
J’ai maintenant forcément des défenses par rapport à la critique. Avant d’être réalisateur, je prenais ce qui se disait presque pour argent comptant, ça engageait un questionnement, une réflexion, et à l’époque je n’avais pas les armes pour douter de l’avis des critiques du Monde ou de Libération. Aujourd’hui, il m’arrive de ne pas être d’accord. J’entendais l’autre jour les critiques du Masque et la Plume parler de Don’t Look Up - Déni cosmique de Adam McKay et l’interprétation qu’ils en avaient me paraissait fausse. Bien sûr, c’est subjectivité contre subjectivité. Mais, souvent, ce qui me manque dans la critique, c’est un regard sur la fabrication des films : le découpage, les valeurs de cadre, les mouvements de caméra. Ça me frustre un peu : parfois je me dis que les critiques ne se rendent pas compte, comme c’est le cas pour le film d’Adam McKay, que même si la forme n’est pas forcément nouvelle, elle est totalement juste par rapport à son sujet.
Propos recueillis par Isabelle Danel (février 2022)