UN CINÉ-FILS SUR YOUTUBE

ENTRETIEN AVEC SAMIR ARDJOUM

Depuis son premier fanzine lancé en fac de cinéma jusqu'à la chaîne YouTube Microciné qu'il anime aujourd'hui, en passant par les revues en ligne, la radio et la programmation en festival, Samir Ardjoum a, depuis bientôt vingt-cinq ans, balayé un large spectre d'expériences, envisagées comme autant de façons de faire de la critique. Un parcours à la fois éminemment singulier et emblématique d'une génération de cinéphiles qui, voyant ses pratiques bouleversées par l'arrivée d'Internet, a choisi d'en tirer le meilleur parti, et de se réinventer tout en demeurant fidèle à des figures tutélaires.

 

 

Pour commencer, et avant d'en venir plus en détail à ton parcours, à ce qui t'a conduit à aimer le cinéma, à t'interroger et vouloir écrire sur lui, je voudrais te demander, comme tu le fais avec tes invités dans Fais croquer – l'une des émissions de ta chaîne YouTube –, quelle est la première image dont tu te souviens... 

Il y a quelques jours de ça, j'évoquais avec mon épouse cette idée d'image marquante, que j'essaie de partager avec certains de mes invités, et je lui rappelais la mienne, qui est celle d'un garçon de huit ans dans un petit village en Kabylie, en été... C'est la maison de mes grands-parents maternels, qui a une grande cour intérieure, et qui donne sur de grandes montagnes, et moi je suis à l'intérieur, dans le salon, les lumières sont allumées, il y a du bruit, des oncles et des tantes... Et cette petite télévision, qui n'a qu'une seule chaîne à l'époque – on est en 1984-85 –, et sur laquelle je découvre Psychose. Je ne connais pas Hitchcock, ni Janet Leigh, en revanche je vois ce noir et blanc, c'est en français (je ne me pose d'ailleurs pas la question, c'est pour cette raison que je n'ai, aujourd'hui encore, aucun problème avec le doublage, même si je préfère voir les films dans leur langue originale), et je suis cette femme que je trouve admirablement belle, jusqu'à la séquence que tu imagines... Et, il y a quelques temps, une image plus ancienne encore m'est revenue à l'esprit quand on a retiré les amygdales de mon fils. On me les avait retirées aussi, et mon père m'avait offert, à la sortie de l'hôpital, une petite caméra, qui était une sorte de magnétoscope, et qui contenait une cassette : celle de Peter et Elliott le dragon. Je crois que mon image marquante, c'est ça : ce court extrait du film. Mon père avait tendu une toile blanche, c'était ma première séance de cinéma. J'étais fasciné. Je crois que c'est venu de là – mon désir de voir autre chose, mais toujours avec la présence de mon père. Généralement, c'était des films hollywoodiens, des péplums, des westerns, La Prisonnière du désert... J'ai commencé, vers 8-9 ans, à identifier les acteurs : Kirk Douglas, James Coburn... Je notais tout, et le Télé Poche était pour moi, en quelque sorte, le catalogue de la Cinémathèque.

Jusqu'au collège, j’ai continué à voir beaucoup de films à la télévision, car il était difficile pour moi, d'un point de vue logistique, d'aller régulièrement au cinéma. Pour cette raison, je n'ai jamais vraiment été un enfant de la salle. J'ai vu quelques films, lorsque j'étais enfant ou adolescent, dans la salle de mon quartier, ou du côté de La Défense, mais c'était très rare. Je ne suis devenu un véritable spectateur en salle que quand j'ai commencé à faire de la critique de cinéma, vers 1997-98. J'enregistrais pas mal de choses sur VHS, j'avais quelques livres avec moi, je découvrais les films sans savoir s'ils traînaient une grande Histoire. Je construisais ainsi ma cinéphilie, sans prendre appui sur des écrits...

 

Même pas des revues grand public ?

Pas tout de suite, non. Financièrement, c'était compliqué, il fallait que je me débrouille. C'est vers l'âge de 15-16 ans que j'entends parler des Cahiers du Cinéma, de Positif. C'est au moment où je commence à aller contre les images que me propose mon père, que je commence à créer autre chose, à voir des films de la Nouvelle Vague, et à en venir, donc, aux Cahiers. C'est une espèce de révolte contre celui qui a été le premier passeur – mon père –, et qui va me conduire à en découvrir d'autres, qui, pour moi, sont aujourd'hui encore fondamentaux. Je vois énormément de films américains, des années 1980 notamment : Spielberg, Zemeckis... Même si, enfant, adolescent, je ne suis jamais réellement passionné par Spielberg. Les films français, c'était surtout ceux des années 30 à 50. Beaucoup de films dont, plus tard, je découvrirai que la Nouvelle Vague les a défoncés. Moi, je n'ai aucun problème pour parler d'un film de Gilles Grangier ou Denys de la Patellière. Plus je vieillis, plus je vois que je retrouve des films que j'avais rejetés en bloc. Un singe en hiver, je trouvais autrefois que c'était la médiocrité à l'état pur, et aujourd'hui je lui trouve des qualités.

 

Des cinéastes, et anciens critiques de la Nouvelle Vague, ont pu, eux-mêmes, revenir sur ce qu'ils avaient dit, ou tempérer quelque peu leurs propos, car c'était – au moment où ils les avaient tenus – une façon de statuer sur l'époque, de se positionner.

Exactement... Par ailleurs, j'ai eu une scolarité chaotique. Non pas que j'étais bête – je ne pense pas qu'une telle chose existe, d'ailleurs –, mais je n'étais pas fait pour la structure scolaire. J'étais assez bon dans certaines matières, le français, l'Histoire, la musique, les arts plastiques... Ce qui fait qu'on m'a jeté en BEP, après quoi je suis revenu en Première STT. Mais il y avait toujours le cinéma. Je regardais tout ce qu'on me montrait. Je me souviens avoir vu des films de Godard au collège et au lycée. Je n'y comprenais rien, mais je passais à autre chose. Je n'étais pas encore dans la théorie... C'est quand je passe mon bac que je m'aperçois qu'il est possible d'étudier le cinéma. J'arrive donc à Nanterre, pour un Deug d'Arts du spectacle option Cinéma, et c'est là que je me dis qu'il y a des gens qui sont un peu comme moi. Mais aussi, au risque de passer pour imbu de ma personne, que j'ai une cinéphilie particulière, qu'ils sont peu à avoir vu autant de films que moi. C'est plus tardivement que je rencontrerai des gens comme toi, ou comme Gaël [Martin] ou Victor [Lopez]. À la fac, je suis déçu : je m'attends à davantage de radicalité, à plus de prises de position. Je suis plus souvent dehors que dedans, je me dispute beaucoup avec les enseignants, je leur dis qu'ils ne peuvent pas nous obliger à croire ce qu'ils ont compris du film, car le cinéma est un art du partage. J'ai une enseignante, toutefois, Jacqueline Nacache, qui sait trouver les mots... Et je tombe sur une annonce : le Ministère de la Jeunesse et des Sports organise un concours pour intégrer le Jury du Prix de la jeunesse au Festival de Cannes. Je me renseigne : il faut écrire trois critiques. Je signe donc mes premières critiques – je les ai gardées, elles sont affreuses –, sur Rome, ville ouverte et La Nuit américaine notamment... Et je suis sélectionné. Je représente Paris, je vais donc au festival de Cannes, l'édition 1998. Je découvre les projections de presse, nous sommes tout un comité, parmi lesquels Dick Tomasovic... On a 20 ans, il n'a pas encore commencé à écrire. C'est là que tout commence. C'est là que je rencontre Pierre Murat de Télérama. Il me dit : venez faire un stage d'observation. J'écris une lettre, que j'envoie à Jean-Claude Loiseau, qui à l'époque était rédacteur en chef de l'équipe cinéma. Louis Guichard est déjà là, Aurélien Ferenczi et Jacques Morice aussi. Conte d'été vient de sortir, Louis Guichard écrit d'ailleurs un très beau texte sur le film... À l'époque, j'avais commencé à lire la biographie de François Truffaut par Antoine de Baecque et Serge Toubiana, c'est pour moi une date fondamentale. Il y a dans le livre un mot qui revient souvent : “autodidacte”. Et je me dis : c'est bon.

 

Tu l'envisages comme une sorte de validation, d'encouragement ?

Absolument. Parce que j'ai toujours été extraordinairement complexé par mon écriture. C'est pour ça que je suis heureux de faire Microciné, d'être dans l'oralité, la conversation. Écrire des livres, c'est autre chose : c'est plus simple, moins douloureux que la critique de cinéma telle que nous avons pu, toi et moi, la pratiquer. La structure, la grammaire, pour un autodidacte comme moi, c'est très compliqué... Chez Télérama, je découvre donc ce qu'est une rédaction, et quand j'en sors, je me dis qu'il faut que j'aie la mienne, que je crée mes Cahiers du Cinéma. Je retourne à Nanterre, et j'appelle un ami, Christophe Régin, qui aujourd'hui est cinéaste. Et nous créons donc, en 1998, ce fanzine mensuel qui s'appelle Querelles. Nous avons une association, Ciné 10, et pendant deux ans j'en suis le rédacteur en chef. Chaque semaine, nous achetons Le Film Français... Même quand je n'étais plus critique, je l'achetais encore. Il faut qu'on sache ce qui se passe dans notre domaine d'activité... Tous les mois, j'envoie le fanzine aux attachés de presse. C'est ainsi que nous créons des liens. À un moment donné, je pars. Et un jour, je suis chez Christophe, et il me demande si je connais ce hors-série des Inrocks, dans lequel ils ont rassemblé une quarantaine, une cinquantaine de grands entretiens...

 

Il est là ; je l'ai avec moi. J'ai passé tout un été à lire et relire l'entretien avec Godard, et celui avec Carax aussi, dans lequel il racontait qu'enfant, une voix off l'accompagnait quand il descendait l'escalier. Ça a été déterminant pour moi aussi.

Et moi, ce jour-là, c'est un autre entretien qui attire mon attention. Je demande à Christophe : mais c'est qui, celui-là ? Il me répond : ça, c'est Serge Daney, je crois qu'il est mort du Sida. Je me rappellerai cette phrase toute ma vie. Je le prends, je le lis chez moi. Je le relis même plusieurs fois... Pour moi, les Cahiers, c'est Truffaut, c'est Godard, je n'ai aucune idée de ce qui a pu se passer ensuite, d'ailleurs je n'en ai rien à faire... Et puis, pour moi, les années 80, c'est le Sida. Ça m'a beaucoup marqué. Un membre de ma famille en est mort, quoique beaucoup plus tard. Mais je me souviens de tous ces gens connus qui, dans les années 80, en mouraient. J'avais peur d'en mourir moi-même, mon père me disait de ne pas m'inquiéter. Mais il ne m'en disait pas beaucoup plus. Alors, savoir que Daney était mort du Sida... Un jour, notre camarade Sidy Sakho a écrit un article sur un critique, Vincent Garreau, qui s'était suicidé. Il a dit qu'un critique de cinéma ne pouvait pas mourir, pas à cet âge-là... Je me suis donc renseigné sur Daney, et j'ai découvert que, contrairement à de trop nombreux critiques, il avait su voir que le cinéma était l'affaire de plusieurs pays. Daney était un globe-trotter. Il est allé en Algérie, et j'ai voulu savoir ce qu'il avait écrit sur ce pays que je reniais depuis vingt ans. Daney m'a fait comprendre qu'il fallait y aller, qu'il fallait commencer par essayer de comprendre ce pays par son cinéma. Que c'était peut-être le seul point commun que nous pouvions avoir. C'est ainsi que j'ai fini par aller y vivre, quatre ans durant, et que je suis fier, à présent, d'appartenir aussi à ce pays. Puis je quitte la fac, et j'entame un BTS administration et production des spectacles, où je ne fais absolument rien, toujours en raison de la structure scolaire. Mais à côté de ça, je travaille pour Fluctuat, dont je crée le département cinéma. J'y reste deux ou trois ans, je réalise un documentaire en Algérie, puis en 2006 je suis contacté par Kim Berdot, d'Il était une fois le cinéma, qui est alors une sorte de plateforme de thèses. Et nous faisons en sorte que ce site devienne un webzine. C'est ensuite que je commence à travailler en tant que pigiste.

 

Tu as donc connu différentes expériences dans des médias en ligne, notamment dans les années 2000, à une époque où les blogs individuels ont commencé à être moins visibles, et où de tels sites tendaient à rassembler les auteurs... Rétrospectivement, quel regard tu portes sur cette période ?

Quand j'ai commencé, en 1998, il fallait vraiment batailler pour que les attachés de presse acceptent notre légitimité. Je me souviens que notre concurrent était Objectif Cinéma, de Valérian Lohéac. Je me suis aperçu qu'il y avait là-bas des plumes devenues importantes aujourd'hui, Axel Cadieux, Nadia Meflah... Critikat, aussi, a fourni des plumes incroyables – je pense à Mathieu Macheret. Ces premières années étaient militantes. Il fallait s'affirmer, faire accepter qu'une réflexion pouvait émerger sur Internet. Les premières plumes recrutées pour Il était une fois le cinéma, je ne savais pas d'où elles venaient. C'était des gens qui avaient candidaté spontanément. À l'exception de Romain Le Vern, sans doute, qui écrivait déjà un peu partout. Quand Sidy Sakho est arrivé, je ne savais pas d'où il venait. Victor Lopez et les frères Alloin non plus. Mais le site les a ensuite stimulés, je pense. Victor allait fonder EastAsia par la suite... Et, quand j'étais en Algérie, j'ai découvert Cinématraque, aussi. Une deuxième vague de sites...

 

Je me souviens de Zinzolin, par exemple, qui était sur un positionnement plus traditionnel, plus universitaire que ne l'était Cinématraque, et qui est apparu au même moment.

C'était important, cette époque ; il s'agissait d'apprendre à ne plus faire comme avant. Pour ma part, je suis très fier d'avoir été dans la génération précédente, la première vague de joyeux hurluberlus qui avaient la certitude que quelque chose pouvait se faire sur Internet. Je ne sais pas si j'étais parmi les meilleurs, mais j'ai donné beaucoup de ma personne. Je suis toujours très fier de dire que je suis là depuis 1998 : l'Histoire nous a donné raison, il se passe des choses grandioses sur Internet. On ne peut plus imaginer ne pas lire d'articles consacrés au cinéma sur Internet, même Libération y est...

 

Tu as exercé à la radio, sur Radio Alger, et dans une émission, Microciné, dont tu as d'ailleurs repris le titre pour ta chaîne YouTube...

Je suis tombé amoureux de la radio. Je te le dis avec beaucoup d'émotion, parce que j'en ai été viré. Et que j'y ai été censuré.

 

Je me souviens de cette polémique qu'avait lancé, dans la presse, un journaliste qui te reprochait de te soucier davantage de cinéma français que de cinéma algérien.

Il faut l'expliquer, ça, c'est important. Pour essayer de comprendre comment la critique de cinéma peut être perçue dans d'autres pays. Paradoxalement, s'il fallait refaire cette expérience algérienne, je la referais. De la radio, j'en ai fait une seule année, en 2012-2013, une émission hebdomadaire qui s'appelait Microciné – en référence à Microfilms, on en revient toujours à Daney... L'émission durait une heure, l'idée était de discuter avec des personnes qui fabriquent des images, ou bien qui les questionnent. J'avais avec moi une autre personne qui animait, charmante au demeurant, mais qui avait une autre vision du cinéma. Je pense qu'elle aurait pu animer une émission sur le bricolage, ça aurait été la même chose. Olivier Barlet, lorsque j'étais chez Africultures, a été le premier à me dire : ce n'est pas parce que c'est un film algérien, ou sénégalais, que tu dois l'approcher autrement, avec plus de générosité. C'est en ne sombrant jamais dans le misérabilisme qu'on respecte les films. Il ne faut pas tenir compte de la réalité de la production d'un pays. J'arrivais donc en Algérie avec cette idée : si un film est de la merde, alors il faut le dire, et expliquer pourquoi. Les gens me disaient qu'il n'y en avait pas beaucoup, qu'il fallait faire attention, mais ce n'était pas mon problème. Je voulais aussi parler d'autres cinématographies, en m'appuyant notamment sur le petit réseau que je m'étais constitué en France. De temps en temps, je contactais des réalisateurs et des critiques... Ce qu'il faut savoir, c'est qu'en Algérie, il n'y a pas de politique de distribution. Mais les gens voient beaucoup de films, par le biais du téléchargement. Il y a d'ailleurs des magasins qui vendent des DVD piratés. Je m'étais donc dit qu'il était idiot de ne pas parler de Zero Dark Thirty, que tous les Algériens avaient vu. J'ai contacté Gaël Martin et Sidy Sakho pour en parler. Et en effet, quelques jours après, dans un journal, L'Expression, qui est aux couleurs du président, une femme, Amira Soltane, mais qui en vérité était un homme (c'était un pseudonyme utilisé par Salim Agar, qui a été récemment directeur de la Cinémathèque algérienne, et qui est aujourd'hui directeur d'une chaîne de télévision créée par le Président lui-même) m'a reproché de prendre le parti de la France. C'est une terminologie qui rappelle les heures de la collaboration de certains Algériens avec l'administration française. Ça fait mal... Le directeur de la radio lit cet article, me convoque et me dit : “vous ne terminez pas l'année avec nous”. Il y a plusieurs radios : la chaîne 1, qui est la chaîne arabe, la chaîne 2, qui est la chaîne kabyle, et la chaîne 3, qui est la chaîne francophone, et pour laquelle je travaillais. La directrice de la chaîne 3 l'a convaincu de me laisser terminer l'année. Il me restait encore une quinzaine d'émissions à faire... La dernière, on l'avait enregistrée – généralement, on la faisait en direct –, et j'y lisais une lettre dans laquelle j'essayais de mettre en parallèle la mort de Mohamed Boudiaf et la renaissance du cinéma algérien... Et j'ai été censuré. Mais ça reste un souvenir important. Sans cela, et sans les grands entretiens des Inrocks, ceux de Christian Fevret, de JD Beauvallet, d'Arnaud Viviant – je lui en ai parlé lorsque je l'ai reçu –, il n'y aurait pas eu la chaîne YouTube Microciné. Microciné, c'est de la radio en images. C'est la raison pour laquelle j'ai également lancé le podcast sur Spotify.

 

C'est ce qui explique ce choix de l'interview plutôt que de la critique à une seule voix ?

En 97, quand je lis le bouquin de Toubiana et de Baecque, ce dernier explique comment, dans les années 50, Jacques Rivette et François Truffaut vont trouver Bazin et lui disent qu'ils vont discuter avec les auteurs des films qui les fascinent, sous la forme d'une conversation. Truffaut disait que c'était une autre façon de faire de la critique de cinéma, et je me reconnais dans cette idée. Mais je suis aussi d'accord avec Jean-Baptiste Thoret : l'oral ne suffit pas, il faut aussi que ce soit un exercice littéraire. Mais j'en ai fait pendant 22 ans, et je préfère maintenant l'oral.

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Tu as participé aux tout débuts d'une autre émission YouTube, Querelles, avec des amis à toi, et après quelques semaines, tu as pris ton indépendance, pour créer tes propres formats... Qu'est-ce qui t'a conduit, très vite, à t'émanciper ?

On s'est connus en 1996, on a fondé le fanzine que j'évoquais tout à l'heure, et puis chacun est parti dans sa direction. Vingt ans après, on s'est retrouvés, et j'ai eu l'impression que rien n'avait changé... mais je me suis aperçu que j'étais avec deux personnes qui n'étaient pas critiques de cinéma, qui n'en avaient pas la rigueur, l'exigence journalistique. Je ne peux pas leur en vouloir, je n'ai pas non plus l'exigence et la rigueur de Julien, A.K.A Ed Wood, dans le domaine qui est le sien, celui de la comédie et du stand-up. Thomas, lui, pendant quelques années, a arrêté de voir des films... Moi, je n'ai jamais cessé de voir des films, de créer des rédactions, j'ai été programmateur... Quand Daney est arrivé à Libération, il a dit que rien n'avait changé, que la manière qu'il avait de regarder le cinéma n'avait pas changé depuis l'époque où il était aux Cahiers, qu'il avait même ressorti des idées qu'il s'était faites sur certains films, certains gestes. Qu'en somme, tout ce qu'il avait fait aux Cahiers, c'était pour Libé... Pour moi, ça a été la même chose : tout ce que j'ai fait pendant 22 ans m'a conduit à Microciné. J'ai donc senti qu'avec Querelles, on allait vers un cul-de-sac. Ça s'est d'ailleurs traduit par des sautes d'humeur, de ma part notamment – je ne suis pas quelqu'un de facile à vivre. Ils me disaient aussi qu'il fallait arrêter de publier tous les jours. Moi, j'étais prêt à tenir le rythme. J'ai toujours fait ça. Certes, j'ai des enfants maintenant, c'est peut-être un peu plus compliqué, mais je travaille la nuit, ça ne me dérange pas.

 

Tu cherches à mettre à l'honneur des films qui relèvent plutôt de la marge, dans le sens économique du terme, mais aussi esthétique, car souvent, et presque fatalement, cela va de pair. En veillant à trouver le bon interlocuteur... Quand il s'agit des films d'Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, ou d'Emmanuel Parraud, ou de Claire Simon, c'est avec les cinéastes eux-mêmes ; quand c'est à l'occasion de la sortie d'inédits de Naruse, c'est avec leurs distributeurs, Les Acacias ; ça peut être, aussi, avec des critiques – je pense à cette émission consacrée à Weerasethakul et réalisée avec le camarade Corentin Lê... 

On essaie de faire en sorte de ne jamais utiliser ce mot – la marge – mais la réalité nous rappelle que ces films sont mis à la marge, en effet. Je me suis toujours dit qu'il était impensable que je m'emmerde à évoquer des films qui n'avaient pas besoin de moi. Ça ne veut pas dire pour autant que ceux dont je parle ont besoin de moi, mais un film qui a 500 ou 600 copies en France, je n'ai pas envie de lui consacrer une émission. Ou alors, j'essaie de trouver une petite thématique, une idée, comme pour le dernier Ridley Scott. Tu as cité Isabelle et Vivianne : ce sont elles qui sont venues vers moi. Elles ont compris que la porte était ouverte, et j'en ai été très heureux. Quand je suis avec mon Film Français, très vite, je vois quelles sont les petites distributions. Les attachés de presse le comprennent, et ça se passe très bien. Je n'hésite pas à discuter avec les distributeurs. Une rétrospective Makavejev va arriver bientôt, organisée par Malavida – je les avais déjà rencontrés autour de Jean Vigo. Je découvre donc les films et leur propose de fixer une date. Et, en retour, ils me demandent si ça m'intéresserait d'échanger avec Yann Dedet... Yann Dedet ! Le monteur de Truffaut, de Pialat... Ce que je vis depuis février 2021 avec Microciné, c'est surréaliste. C'est la première fois que je suis heureux dans mon métier de critique, que je n'ai pas cette sensation douloureuse en attendant de savoir ce que mon rédacteur en chef va penser de mon papier... C'est important, pour moi, car je vois ce qui se passe sur YouTube, et je vois qu'il y a une place à se faire. Mais j'aimerais qu'il y en ait d'autres.

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L'une des rubriques les plus fournies de Microciné s'intitule Fais croquer ; tu y rencontres, je cite, celles et ceux qui questionnent le cinéma sur Internet” ; quel regard portes-tu sur cette génération ? Comment définirais-tu leur cinéphilie ? Je me souviens de ce que tu nous disais, à l'occasion d'un entretien conduit récemment avec la rédaction des Fiches du Cinéma : Sur YouTube, ce n'est pas forcément de la critique...” Tout en précisant qu'il pouvait toutefois s'y passer autre chose. Mais quoi, au juste ? 

En majorité, il n'y a pas de pensée sur YouTube. J'ai conscience que cette phrase est très dure... Il y a quand même quelques éléments – parce qu'ils sont curieux, et qu'ils doutent – qui ont des choses intéressantes à dire. Ils le font en dialoguant, en s'invitant les uns les autres, pour parler d'un film quatre ou cinq heures. Ces gens-là, je les contacte, je les invite sur Microciné. C'est comme ça que j'ai rencontré La Table en formica, ou Artopolis, par exemple. Je sais qu'avec eux, on peut dialoguer, on peut construire. Mais le reste du temps, ce sont des gens qui sont dans une pièce, qui regardent la caméra, et qui, comme le dit mon ami Saad Chakali, ne sont jamais sortis de leur chambre d'enfant. Ils devraient en sortir, affronter un peu le réel. Ils ont l'impression de discuter avec quelqu'un, mais c'est avec eux-mêmes qu'ils discutent. Ou bien personne. Il y a d'autres YouTubeurs qui parlent des films en faisant des montages. Il y en a quelques-uns qui essaient de travailler, comme ALT 236, sur l'ambiance, sur les films de genre, en étant extrêmement novateurs, ça donne lieu à d'assez belles créations sonores. Mais, la plupart du temps, ce sont des reportages de luxe, et ce qu'ils écrivent, ils l'ont glané à droite et à gauche. Mais la critique, bordel de merde, avant même d'être un exercice littéraire, il faut que ça soit des choses que l'on ressent, qui viennent des tripes ! Et il y a une telle méconnaissance de l'Histoire du cinéma... Pourquoi le cinéma n'aurait pas le droit qu'on lui reconnaisse une Histoire ?

En plus de cette méconnaissance de l'Histoire du cinéma, il y a aussi des gens, sur YouTube, qui, sciemment, choisissent de ne parler que de choses très contemporaines, par peur de perdre des abonnés. Regelegorilla te disait : “Fincher, c'est pas sûr que mon public connaisse”. Choisir ses sujets en fonction du peu que les gens connaissent d'ores et déjà, ou, ce qui est plus embêtant encore, en fonction de ce que l'on imagine que les gens connaissent... c'est très problématique.

Et si le spectateur ne connaît pas, c'est pas grave ! On est là pour lui faire connaître des choses. C'est à une uniformisation des regards qu'on assiste. Quand Spider-Man : No Way Home et Matrix : Ressurections sont sortis, c'était terrible. Toutes ces émissions qui ne disaient rien...

 

On en a même vu passer dans lesquelles les gens évoquaient, non pas le film, qu'ils n'avaient pas encore vu, mais les tweets portant sur le film...

Et la bande-annonce ! C'est quelque chose que j'ai découvert sur YouTube, je n'en reviens pas. J'ai envie de faire comme eux, un jour, mais avec la bande-annonce d'un film russe des années 20. Ça devient hystérique, ridicule. Ça me fait mal au cœur. J'entends des gens me dire, hors caméra : “Mais qu'est-ce que vous faites sur YouTube ? C'est une poubelle...” Il y a pourtant des gens qui font des efforts. Et qui ont vingt ans ! Quand je leur propose de regarder Nahla de Farouk Beloufa, ils y vont. Ils ne connaissent ni le film, ni le cinéaste, ni les cinémas d'Afrique, mais ils y vont. Et un jour, l'un d'eux me dit : “Ça me fait penser à Desplechin. Je me demande s'il n'aurait pas vu ce film...” Et ça, c'est quelque chose que j'ai dit dans un article il y a dix ans ! Quand je tombe sur une chaîne YouTube où je vois que les gens ont une curiosité, et des doutes, et qu'ils veulent aller tâter de choses moins habituelles, j'ai envie qu'ils viennent discuter chez moi. J'ai 45 ans, ils ont entre 20 et 25 ans. Et eux-mêmes sont très lucides de ce qui se passe sur YouTube. Il y a beaucoup de YouTubeurs qui sont des influenceurs, qui vivent de cette activité. J'avais interviewé l'un d'eux, Dirty Tommy ; je lui avais dit que je pensais qu'il n'était pas critique de cinéma, mais plutôt éditorialiste. Sa dernière vidéo en date s'appelle “le flop 2021” – sur YouTube, les gens adorent faire des tops et des flops –, et pour lui, le flop, cette année, ce n'était pas une liste de films, c'était le pass vaccinal. Il finissait sa vidéo en enjoignant les gens à sortir, à rester debout, à faire la fête... En il ajoutait : “Et enlevez-moi ces masques.” Ce que j'ai remarqué sur YouTube, c'est qu'il y a parfois, chez certains, une vision fascisante de la société. Il faut dire que c'est une communauté très masculine... J'ai souvent invité des YouTubeuses dans Fais croquer, et la plupart ont refusé. Au début, je ne comprenais pas. Je pense qu'elles se sont dit, à tort, que ça pouvait être difficile chez moi aussi. Les émissions qui ne se tiennent qu'entre hommes, ça peut vite partir en vrille. Je me suis promis, cette année, de revenir vers elles – non pas dans le cadre d'un Fais croquer, qui était une émission dans laquelle je cherchais à comprendre où j'avais mis les pieds –, mais en leur proposant des sujets. Demoiselles d'horreur, par exemple... Tu sais qu'à partir d'un certain nombre d'abonnés, le CNC finance, il donne une subvention annuelle. Mais j'ai donc remarqué que certains YouTubeurs pouvaient avoir cette vision fascisante. Ce sont peut-être un certain nombre des films qu'ils mettent en avant qui les poussent à avoir cette vision réductrice de la société. Olivier Barlet me disait qu'à force de voir de la merde, on disait, vivait et concevait de la merde. Quand, au contraire, on est initié à des films qui nous déstabilisent, on ne peut qu'être ébahi par Memoria, autant que par un Sam Raimi. Et sortir du débat consistant à savoir si les trois Spider-Men vont se retrouver dans le même film...

 

J'ai l'impression, mais peut-être me détromperas-tu, de voir souvent cité Kubrick, Hitchcock dans une moindre mesure – et, au-delà, pas grand-chose. Comment définirais-tu la cinéphilie des YouTubeurs que tu rencontres ? L'idée selon laquelle l'appréciation des films d'aujourd'hui s'adosserait à une certaine connaissance du cinéma classique a-t-elle fait long feu ? Truffaut disait qu'il fallait se faire à l'idée qu'un jour, on aurait affaire à des critiques qui n'auraient jamais vu un Murnau.

Et Scorsese a dit : “Un jour, un critique parlera de mes films sans avoir vu un film de Truffaut”. Tu as vu l'autre imbécile, celui qui joue Spider-Man, et qui, dans je ne sais quelle séquence, dit qu'il ne connaît pas Almodóvar ?

 

À l'occasion d'un entretien, Jake Gyllenhaal plaisante sur le fait qu'il voudrait voir Almodóvar réaliser un Spider-Man, et en effet, Tom Holland lui demande de qui il s'agit.

Je suis très extrême sur ce point : quand je vois des gens qui se disent critiques de cinéma – et rien ne les y oblige – affirmer, par exemple, que Black Panther est le premier film dans lequel des Noirs tiennent le haut de l'affiche, je tombe des nues. Je ne parle même pas de Spike Lee – j'ai envie de leur dire : revenez aux films des années 30, aux premiers cinéastes afro-américains, et vous allez être étonnés.

 

N'est-ce pas aussi, en plus d'un rapport à l'Histoire du cinéma, un rapport à la critique portant sur lui ? Dans l'entretien que tu as fait avec lui, le YouTubeur Regelegorilla te disait : La critique écrite, aujourd'hui, il faut la lire ; maintenant, je préfère les vidéos, parce que je peux les écouter en faisant autre chose.”

Nous, on lit de la critique, on s'est construits là-dessus. Chaque mercredi, je lis ce qui s'écrit, sur Internet et dans la presse papier, c'est important pour moi. Mais Dirty Tommy me disait qu'il faisait partie d'une nouvelle génération de critiques, et que cette génération était beaucoup plus suivie que l'ancienne, et il avait sans doute raison. Si tu veux trouver de la pensée, ou un regard critique, sur les films – et non pas des informations sur le scénario, le casting, ou des théories de narration –, ce n'est certes pas forcément chez les YouTubeurs qu'il faut chercher. Mais je suis plus sensible encore à la question de l'Histoire du Cinéma. Pour moi, l'un des plus grands événements de 2022 a été la ressortie des films de Jean Vigo. C'est plus important pour moi que la sortie de Spider-Man ou Matrix. J'avais oublié à quel point ces films étaient modernes. Ce n'est pas une guerre qu'on a perdue. Je ne m'attendais pas à retrouver cette vigueur, ce panache, qui me renvoie à 1998, lorsqu'il m'avait fallu créer une rédaction. La plupart de mes abonnés sont venus par pure curiosité, je crois qu'ils n'étaient pas forcément clients à la base. Mais ils ont vu qu'on parlait de tous les sujets, même de ceux qui, a priori, pouvaient leur sembler repoussants, ou peu bankables. Quand je parle avec Jacques Aumont, contrairement à ce que certains s'imaginent, tout le monde peut comprendre ce qu'il dit. Dans deux semaines, si tout se passe bien, je reçois Jacques Rancière, pour parler de Béla Tarr. L'idée n'est pas de vulgariser, mais de ne jamais oublier qu'on doit parler de tout, et que tout peut être compris par tout le monde. Il faut juste y mettre un peu du sien.

 

Dans l'entretien que tu faisais avec lui, Antonin, de l'émission de radio Le Cinéma est mort, disait que l'arrivée des réseaux sociaux leur avait permis de s'apercevoir qu'ils ne parlaient pas dans le vide. C'est une impression que, régulièrement, on peut avoir quand on est critique. Comment tu te débrouilles avec cette question-là ? Et, plus spécifiquement, quels retours as-tu depuis la création de Microciné ?

Le seul retour que j'avais eu en 22 ans, c'était celui de mes rédacteurs en chef, et c'était compliqué. À l'exception de l'Algérie, où j'en avais davantage, mais comme, encore une fois, il n'y a pas d'industrie du cinéma, et que tout le monde se connaît, c'était des retours parfois très difficiles. Tarik Teguia a voulu me mettre sa main dans la gueule ! Depuis que j'ai Microciné, il y a des commentaires, des réactions d'abonnés, et elles sont positives à 99%. Des gens qui me disent qu'à la suite de mon émission, ils ont fini par acheter tel livre, ou découvrir tel film de Naruse. Il y a même quelque chose qui, je pense, a à voir avec l'enfance : des gens m'envoient des photos d'eux avec des DVD. Au début, j'étais un peu mal à l'aise avec ça, mais aujourd'hui j'en suis heureux. Quand je fais ma première émission avec Bégaudeau – et c'est vraiment l'une de mes plus grandes fiertés...

 

Et qui est un client plutôt exigeant...

C'est d'ailleurs ce que j'aime chez lui : c'est quelqu'un qui n'aime pas avoir affaire à des gens qui n'ont pas la même exigence. Ça peut paraître pédant et prétentieux, mais c'est le choix que j'ai fait. On en revient à cette joie de la joute verbale des années 50. Je lui avais d'ailleurs dit que je ne voulais évoquer, avec lui, que son activité de critique de cinéma. Il est simple dans l'échange : il écoute, stimule, rebondit. Des abonnés lui posaient des questions en commentaire : YouTube permet ça, oui. Mais j'ai conscience d'avoir de la chance, il y a peu d'émissions comme la mienne. Des universitaires me disent qu'on ne les invite jamais, même pas sur les plateaux de télévision. Et quand j'apprends que les Cahiers du Cinéma parlent de Microciné, par l'intermédiaire de Mathieu Macheret à plus forte raison, ça me fait très plaisir. Quand je contacte un éditeur et qu'il me dit qu'il connaît la chaîne, ça m'encourage également.

 

Tu t'intéresses également – cela fait d'ailleurs l'objet d'une catégorie dédiée – à la télévision, sous différents aspects. Des œuvres, d'abord – Game of Thrones ou Twin Peaks, avec l'inévitable Pacôme Thiellement, mais aussi des choses moins attendues, qui empruntent à la pop culture dans un sens plus strict – Goldorak –, ou à la fabrication de la chose, en termes d'écriture notamment. Nous avons tous, critiques contemporains, été confrontés, d'une part à l'irruption de la série télé dans le champ critique, depuis le début des années 2000 surtout, puis à l'avénement des plateformes de streaming. Tu veilles toi-même à élargir l'horizon de ta chaîne ?

Microciné, à la base, s'appelle “revue de cinéma et de télévision”. Dès le départ, c'était évident, cette idée d'essayer de comprendre ce que la télévision pouvait, dans ses mises en scène, nous dire du monde. J'ai eu la chance de voir que des publications tournaient autour de certaines figures, Game of Thrones, Goldorak en effet. Ce qui m'intéresse à long terme, c'est d'inviter des sociologues, des gens susceptibles d'expliquer comment la télévision met en scène le réel. Je n'invente rien, je reprends ce qu'ont fait certains de nos aînés, Daney toujours, mais aussi Louis Skorecki et Jean-Claude Biette. L'une de mes images marquantes, c'est quand même l'exécution des Ceaucescu. J'étais gosse, je l'ai vue en direct, sur la 5, avec mon père. Récemment, je voyais justement Bégaudeau dire, dans une émission, que pour lui aussi ça avait été un moment important. À l'époque, j'avais eu l'impression d'être le seul à voir ça. Qu'on était dans la fiction, dans le cinéma, plus que dans la télévision.

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Question de génération, sans doute :  des gens plus jeunes m'ont, eux, parlé d'images, très marquantes elles aussi pour eux, de l'exécution de Saddam Hussein, ou de l'arrestation de Khadafi...

C'est encore pire, en termes de réceptivité. Pour nous, il s'agissait d'images officielles, montrées par la télévision, qui n'avait pas à présenter ses excuses. La mort de Saddam Hussein, ce sont des images filmées au portable. Mais c'est encore plus intéressant à étudier. Avant, c'était la télévision qui récupérait ce que le cinéma produisait. Aujourd'hui, c'est le contraire. Pour mon émission avec Jacques Rancière, j'ai justement dans l'idée de lui montrer certaines images de télévision, pour les faire dialoguer, pourquoi pas, avec celles de Belà Tarr. Je ne peux pas montrer d'images en mouvement, YouTube ne me l'autoriserait pas – mais au moins des photos. Je voudrais trouver des thématiques sur le sujet, inviter des gens à venir en discuter. Parler du procès de Ceaucescu, ça m'intéresserait. De la façon dont la Guerre du Golfe a été filmée, aussi.

 

Qu'en est-il du modèle économique de Microciné ? Espères-tu monétiser la chose ? Je précise que, comme sur de nombreuses chaînes YouTube, il y a, à intervalles réguliers, des publicités... Et de quoi vis-tu par ailleurs ? 

Avec Microciné, je perds beaucoup plus en investissement que ce que je gagne. Microciné est monétisable, mais je crois que je gagne, en moyenne, une cinquantaine d'euros par mois. Je ne suis pas sûr qu'un jour je pourrai en vivre. Il ne faut pas se leurrer. Il faudrait qu'un jour, des émissions de télévision fassent ma pub, et fassent grimper le nombre de mes abonnés. Au moment où l'on se parle, j'ai 3080 abonnés. Pour chaque émission que je poste, je dois avoir entre 200 et 300 vues. Jamais je n'en vivrai. Mais ce n'est pas pour autant que je ralentis l'effort de guerre. Actuellement, je ne perçois aucun revenu, c'est un choix que nous avons fait, mon épouse et moi – elle me soutient énormément. J'avais arrêté d'écrire il y a trois ans, pour faire des films. L'un qui a plutôt bien marché...

 

Vendredi est une fête, qui est d'ailleurs disponible sur ta chaîne...

… et le second, qui a essuyé des refus dans les festivals. Sans doute n'a-t-il pas plu, il faut accepter le jeu de la critique. Je travaillais sur un troisième film quand Querelles, puis Microciné, ont été lancés. Or, il se trouve que, depuis, j'ai des propositions, pour faire partie d'ouvrages collectifs, animer des choses... Je vais publier un livre chez Marest éditeur, avec qui j'avais travaillé sur plusieurs émissions. Il portera sur deux cinéastes algériens, Farouk Beloufa et Merzak Allouache, il racontera comment ils m'ont aidé à comprendre l'Algérie. En parallèle, je suis en train de chercher du travail. Il faut un peu de revenus. Mais l'effort que je fournis avec Microciné est assez illogique.

 

Tu le disais, tu es également cinéaste, et tu as été, aussi, Directeur Artistique des rencontres cinématographiques de Béjaia, en Algérie... Que retiens-tu de ces activités, quel sens leur donnes-tu, et comment les articules-tu avec ton expérience de critique ?

J'ai en fait, des choses, quand même ! Mais pour moi, ça reste, et ça restera toujours, de la critique de cinéma. Faire un film, programmer un festival... Microciné... tout ça, c'est de la critique de cinéma. Il y a une continuité. Je n'attends pas que les films viennent à moi. Un jour, pour Béjaia, j'ai demandé à voir un film qui n'était même pas post-produit. “Comment vous savez qu'il existe ?”, m'a demandé son auteur, Damien Ounouri... Ce que j'ai appris à Béjaia, c'est aussi une forme de bienveillance. J'avais affaire à un public, qui venait parfois me trouver pour me demander pourquoi j'avais programmé tel “film de merde”. Il m'a fallu apprendre à dialoguer, à animer. Microciné existe grâce à ces 22 ans d'expériences. La rigueur journalistique, l'écriture, le contact avec les attachés de presse (je les remercie toujours, ça les étonne), la planification, la bienveillance... Il n'y a qu'une chose que je ne ferai plus, et c'est diriger une équipe. Je suis un peu trop chiant, gérer les égos est un métier compliqué. Et quand tu es rédacteur en chef, tu n'écris plus. Chez Microciné, je fais ce que je veux. 

Propos recueillis par Thomas Fouet (janvier 2022)

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