Non à la censure
Édito du Secrétaire Général
Le 13 novembre dernier sortait dans les salles françaises J’accuse de Roman Polanski, auréolé d’une critique élogieuse et d’un Lion d’argent au dernier festival de Venise. Le 19 novembre, et la journée qui suivit, le film était déprogrammé puis reprogrammé dans le réseau de salles publiques Est Ensemble (Seine-Saint-Denis), au terme d’une série de décisions contradictoires, comme le relate Joséphine Lebard dans Télérama. Le 26 novembre, le Théâtre Auditorium de Poitiers annonçait, « dans un souci d’apaisement », cesser l’exploitation du film, suite aux manifestations d’un collectif. Le 6 décembre suivant, c’est le cinéma le Luxy d’Ivry-sur-Seine qui annulait sa troisième séance du film après l’occupation de la salle par un autre collectif militant.
Le film J’accuse, tout à la fois récit de la bataille du colonel Picquart pour dévoiler au grand jour l’erreur judiciaire que fut la condamnation du capitaine Alfred Dreyfus et peinture d’une société française vérolée par l’antisémitisme, se retrouve donc absurdement menacé de censure. Car, qu’il s’agisse d’un blocage de salle ponctuel, d’une décision politique ou des efforts d’une association pour priver des films de leur visa d’exploitation, nous parlons bien de censure ici. Dans le cas de J’accuse, c’est l’auteur du film qui pose évidemment problème : Roman Polanski. Poursuivi par la justice américaine depuis 1977 pour viol sur mineure, mais également accusé de violences sexuelles par d’autres femmes depuis plusieurs années (accusations qu’il a toujours niées), le réalisateur est devenu un sinistre symbole : celui de l’impunité d’hommes protégés par leur statut d’artistes. Mais pour faire vaciller cette impunité, empêcher les spectateurs d’avoir accès à leurs œuvres est-elle une bonne solution ?
Le 8 novembre, à cinq jours de la sortie de J’accuse (et quatre jours seulement après l’entretien d’Adèle Haenel avec Edwy Plenel et Marine Turchi dans MediapartLive), Le Parisien publiait l’éprouvant témoignage de la photographe Valentine Monnier, qui révélait avoir été frappée et violée par le cinéaste en 1975. On pouvait espérer que l’attention médiatique resterait focalisée sur la parole de Monnier. Les manifestations, tentatives de blocage ou de censure ont eu l’effet inverse : Polanski a été replacé au centre des débats, Monnier en a la plupart du temps été écartée. De fait, on peine encore à libérer l’écoute qu’évoquait notre président Philippe Rouyer dans son édito de La Lettren°53. Aux victimes, les médias préfèrent les bourreaux. On ressasse une éternelle question, « Faut-il séparer l’homme de l’artiste ? », pour mieux ne pas avoir à y répondre. En réalité, l’homme et l’artiste ne font qu’un : c’est l’œuvre qui ne leur appartient qu’un temps, celui de la création. Ne dit-on pas parfois que le public s’approprie une œuvre ? Il faut laisser les spectateurs se forger leur propre opinion en allant voir (ou pas) J’accuse en salles. Les spectateurs agissent en fonction de leur conscience et sont autonomes. Cette autonomie qu’évoque d’ailleurs avec ferveur Philippe Lançon dans son article « Affaire Polanski : je n’accuse pas ! » dans Charlie Hebdo. L’acte de voir un film en salles ne signifie pas prendre parti pour son auteur ou partager ses opinions ; si nous sommes en désaccord avec ce dernier, nous disposons de la liberté, simple et directe, de ne pas nous déplacer en salles.
Plus récemment, avec la publication du livre de Vanessa Springora, Le Consentement, a éclaté l’affaire Matzneff : l’on « découvrait » alors les crimes pédophiles, sur des décennies, de l’écrivain Gabriel Matzneff ; crimes dont l’intéressé se vantait dans ses ouvrages autobiographiques ou sur les plateaux de télévision qui l’accueillaient à bras ouverts. Matzneff ne s’est jamais caché, et n’en a jamais souffert. Est-il une simple relique d’une époque révolue, où il fallait tout autoriser au nom d’une liberté absolue ? Mardi 7 janvier, Gallimard, éditeur de Matzneff, annonce qu’il cesse la commercialisation des journaux intimes de l’écrivain, dont la première publication remonte aux années 1970. Doit-on s’en offusquer ? Voilà un cas d’une nouvelle forme de censure, qui ne dit pas son nom, dont il faudra examiner sur le long terme les conséquences : une censure économique capable de faire disparaître (ou pire, d’amender et de remplacer) des œuvres sans ménagement.
https://www.telerama.fr/cinema/deprogrammation-annulee-de-jaccuse-dans-le-93-les-dessous-dun-retropedalage-express,n6535921.php
https://charliehebdo.fr/2019/11/societe/je-naccuse-polanski-cinema-dreyfus-antisemitisme-viol/
https://www.lefigaro.fr/flash-eco/gallimard-arrete-de-commercialiser-le-journal-de-gabriel-matzneff-20200107
Michael Ghennam
Secrétaire Général
Le 13 janvier 2020