« Comme si nous hésitions encore à donner de la voix »
Entretien avec Marie Sauvion
Est-ce que l’étude faite par le collectif 50/50 sur la représentation des femmes au sein de la critique de cinéma te semble renvoyer une image juste par rapport à ce que tu connais de la profession ? Est-ce qu’un aspect des résultats de cette étude te fait plus particulièrement réagir ?
Oui, je dirais que ces chiffres correspondent à mes observations. Même si je connais et fréquente beaucoup de femmes journalistes ou critiques ciné, il n’en reste pas moins que la profession demeure majoritairement masculine, contrairement à d’autres secteurs (par exemple les services « société » des quotidiens ou magazines, sans parler de la presse féminine). Je sens toutefois un changement : il arrive souvent que des jeunes femmes me contactent, via les réseaux sociaux notamment, pour me confier leur désir d’embrasser ce métier. C’est patent aussi dans les demandes de stages.
À quels moments dans ta carrière tu as-tu pu ressentir que le fait d’être une femme était un handicap, un frein, ou éventuellement un avantage ?
Quand j’ai débuté au service culture du Parisien, en 1992, je ne me suis pas posé la question. Trois hommes étaient en charge du cinéma, c’était comme ça, et cette absence de parité n’interrogeait personne – pas même moi – à l’époque. Lorsque j’ai dit à mon rédacteur en chef que je souhaitais écrire sur le cinéma, il m’a rétorqué : « On en reparlera quand tu auras vu 5000 films. » Je n’ai jamais su si mes trois confrères, plus âgés, avaient été soumis à la même exigence mais j’ai obtempéré sans broncher et j’ai commencé à bosser sur la télévision et les séries, où mon inculture supposée n’incommodait personne !
Ah oui, j’ai aussi un souvenir amusant qui remonte au démarrage du « Cercle », sur Canal+ Cinéma. Il y avait un critique connu, un vieux de la vieille, et chaque fois qu’Axelle Ropert ou moi prenions la parole, il haussait les yeux d’un air découragé.
Plus sérieusement, je suis peut-être dans le déni mais je ne crois pas qu’être une femme ait vraiment été un handicap dans ma carrière. Sauf à un moment de ma vie : quand je suis devenue mère et qu’il a fallu jongler avec le boulot et les horaires fous d’un quotidien et la gestion de ma vie de famille, entièrement à ma charge (mentale, of course). C’est sûr que mes confrères, qui soit n’avaient pas de môme, soit avaient décidé de déléguer leur éducation à leur partenaire, n’avaient pas ce problème. Qui en devient vraiment un quand il s’agit de couvrir les festivals, par exemple.
Au sein des rédactions dans lesquelles tu as travaillé, a-t-il pu arriver que tu te sentes cantonnée à certains sujet, certains types de films, ou tenue à l’écart de certains autres ?
Pour me faufiler dans les pages ciné du Parisien, j’ai commencé par traiter les films qui n’intéressaient pas mes confrères, comme les comédies romantiques ou les œuvres un peu fragiles d’auteurs peu ou pas connus. Le Parisien n’est pas un journal qui pratique la critique, il se situe davantage dans le « conseil » au lecteur, et j’ai adoré aborder un cinéma moins commercial dans un quotidien populaire. Très vite, en revanche, j’ai refusé d’être cantonnée à des genres soi-disant féminins, et je me suis autorisée à couvrir tout ce qui m’intéressait. Mais j’étais alors cheffe de service, c’était plus facile. À Télérama, où je travaille aujourd’hui, le service ciné est assez idéalement mixte et chacun(e) peut écrire sur les sujets qui la/le tentent. Le contraire serait inconcevable aujourd’hui.
En entretien avec des cinéastes, le fait d’être une femme induit-il un rapport particulier ?
Je ne crois pas. C’est plus avec les acteurs, j’ai l’impression, que se joue éventuellement une espèce de séduction – mais peut-être essaient-ils de séduire tout le monde ?
Le fait d’être une femme change-t-il la manière dont on exerce le métier de critique ? Existe-t-il une forme d’autocensure sur certains films, certains auteurs, certains sujets ?
Le syndrome de l’imposteur, qui touche la plupart des journalistes que je connais (voire que j’aime), me paraît singulièrement développé chez les femmes. Pour en avoir parlé avec bien des consœurs, je crois effectivement que nous pratiquons parfois une forme d’autocensure, comme si nous hésitions encore à donner de la voix au sein d’une critique historiquement masculine.
Après, est-ce qu’être une femme change quelque chose à la pratique du métier ? Concrètement, non. On fait le même boulot, et un film est un film. Pourtant, ça change quelque chose, j’en suis convaincue : hommes et femmes ne regardent pas les films depuis la même rive. Et ce que l’on considère à tort comme un regard « neutre », universel, est en fait un regard masculin, tant chez les cinéastes que chez les critiques. Je ne mets aucun jugement moral là-dedans, attention, d’ailleurs le féminisme n’est pas une affaire de morale mais de politique.
As-tu l’impression de porter un regard particulier sur les films de femmes ? Si oui, de quelle nature ?
A priori, je me l’interdis, ce serait insultant pour leurs autrices. C’est dans l’autre sens, selon moi, que fonctionne cette histoire de regard particulier : c’est moi, tout à coup, qui me sens regardée différemment par le film. Quand je me sens comprise, incluse, dans toute mon humanité, par une œuvre.
Dans l’entretien qu’elle a accordé à la Lettre pour ce numéro, Rebecca Zlotowski parle de la difficulté qu’il y a à faire accepter qu’une femme puisse sortir du registre de l’émotion (qui est implicitement considéré comme son domaine) pour entrer dans celui de la pensée. En tant que critique, est-ce que c’est quelque chose que tu as pu ressentir ?
Oui, le domaine des femmes, ce serait l’émotion, l’intime, la dentelle, l’infiniment petit, quand celui des hommes ce serait le monde, l’infini, la conquête et la raison par dessus le marché ! Il y a évidemment des explications historiques à cela, à commencer par le confinement millénaire des femmes à la sphère domestique, au journal intime, mais je veux croire qu’on en finira bientôt avec ces clichés misogynes. Je lis, j’écoute des femmes qui pensent, les universités en sont pleines, les rédactions aussi.
Propos recueillis par Marie-Pauline Mollaret et Nicolas Marcadé