Netflix, mon meilleur ennemi

Par Gaël Martin

Alors que The Irishman de Martin Scorsese débarque sur Netflix, revenons sur les différentes manières dont la critique avait abordé le Roma d’Alfonso Cuaron, précédent film dont l’achat par Netflix avait fait un grand événement cinématographique non diffusé au cinéma.

2018. Lors de l’annonce de la sélection du festival de Cannes, le monde apprend que le nouveau film d’Alfonso Cuaron - premier Mexicain à avoir obtenu un Oscar du meilleur réalisateur (pour Gravity) - a été acheté par Netflix (raison pour laquelle il n’a pas été retenu par le festival). La distribution mondiale de Roma par la plateforme SVOD confirme sa place primordiale dans la transformation de notre rapport au cinéma. Quelques mois plus tard, le film est présenté au festival de Venise et y décroche la récompense suprême, ce qui achève de nous convaincre que la cinéphilie est en train d’emprunter un chemin nouveau, mais dont il est encore trop tôt aujourd’hui pour savoir où il mènera.

Okja-902722161-large L’année précédente, la sélection à Cannes de The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach, et Okja de Bong Joon-ho en compétition officielle - et dans une moindre mesure la présence de Buschwick de Jonathan Milott et Cary Murnion à la Quinzaine des réalisateurs - avait fait l’objet d’un vif débat dans le milieu du cinéma hexagonal. Au cœur de la polémique, une équation impossible que Vincent Nicolet, dans sa critique de Roma sur le site Culturopoing résume ainsi « la fameuse chronologie des médias, qui — brièvement — stipule qu’une œuvre ne peut être proposée sur un service de vidéo à la demande par abonnement, seulement trente-six mois après son exploitation cinéma. Un délai jugé inacceptable pour le géant américain, qui tient à garantir des exclusivités à ses abonnés, quitte à remettre en cause un modèle largement éprouvé, probablement perfectible, mais garant d’une certaine sécurité quant à la salle de cinéma et l’exploitation des films. » Une chronologie des médias défendue avec vigueur par le microcosme du cinéma français : les exploitants évidemment, mais aussi certains distributeurs et surtout la critique de cinéma dans sa grande majorité. Ce rapport de forces poussera l’année suivante le Festival de Cannes à déclarer inéligible à une sélection en compétition officielle tout film n’étant pas destiné à une diffusion en salles. Ainsi, on peut lire dans Positif que ce système, à l’image « du prix unique pour les librairies, a permis de préserver un parc de salles de cinéma unique au monde ». Cependant, fidèle à sa ligne formaliste, l’historique revue traite Roma sans tenir compte de ses conditions de diffusion. Il est ainsi défendu avec force par Alain Masson dans son éditorial du numéro 694 (« car la conviction et la connaissance naissent du mérite esthétique »), et, si le film ne fait pas la couverture de la revue, c’est bien lui qui ouvre le cahier critique. Pour Positif, la critique de cinéma a pour vocation “de rendre compte des œuvres contemporaines marquantes”, et à ce titre, les qualités artistiques de Roma légitiment qu’il soit mis à l’honneur.

Les Cahiers du Cinéma, l’autre revue historique de la critique de cinéma en France, défendent également la chronologie des médias. Quant au film d’Alfonso Cuaron, sans le porter aux nues, ils en reconnaissent également les qualités techniques et graphiques. Cependant, selon eux, en se retrouvant sur la plate-forme étasunienne, Roma, comme, pour d’autres raisons, La Ballade de Buster Scruggs des frères Coen, est devenu « un monstre ». En effet, les hasards malheureux de la production ont transformé le projet de mini-série des frères Coen en un film à sketchs bancal. Quant à Roma, ses atouts techniques et artistiques, sa « majesté » ne cadrent pas avec les conditions de visionnages de la plate-forme.

Les choix techniques et artistiques de Cuaron, contradictoires avec son mode de diffusion, sont régulièrement rappelés par les journalistes lorsqu’ils évoquent Roma. C’est ainsi qu’Aurélien Ferenczi, sur son blog hébergé par Télérama, explique que le film a été tourné grâce à une caméra numérique des plus modernes, munie d’un capteur 65 mm permettant le tirage d’une copie 70 mm (c’est-à-dire destinée a un écran géant en salle). En parallèle, il rapporte la parole du cinéaste qui justifie sur son choix de travailler avec Netflix en expliquant que l’entreprise « offrait la meilleure exposition possible pour un film de plus de deux heures, noir et blanc, en espagnol et misteco [langue des Indiens du Mexique, NDLR], sans aucun acteur connu ». Cette position qui ne semble pas convaincre le journaliste, qui ajoute pour ses lecteurs en persiflant « Et aussi un bon prix, dit-on… ».

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Le Nouvel Obs, relègue lui le film aux pages télévision. N’étant pas diffusé en salle, Roma n’est donc pas un film de cinéma. Guillaume Loison, dans un amusant jeu de massacre, fustige ses collègues, qu’il soupçonne d’avoir aimé le film avant même de l’avoir vu. Puis il s’étend sur le côté froid et robotique de la mise en scène d’Alfonso Cuaron, avant de conclure qu’en cela, le programme du cinéaste correspond finalement bien à l’algorithme de Netflix.

L’algorithme, c’est là où se loge le véritable souci pour les Cahiers du cinéma. Si, on l’a vu, Roma n’est pas détesté par la rédaction, le nœud du problème provient de la logique algorithmique de la plateforme. « Il devient impossible de penser le cinéma en dehors de l’accélération des avancées technologiques et du monde qu’elles dessinent (il faudrait dire désignent) » déclare, dès l’édito, un Stéphane Delorme fougueux, dans le numéro 750 de décembre 2018, alors que Netflix s’apprête à distribuer Roma dans le monde entier. « On fabrique moins des films et des séries que du contenu, et ce contenu est moins déversé par des canaux que commandé par des dispositifs. Il faut donc commencer par comprendre ces dispositifs. Partir du constat que Netflix a plus à voir avec Facebook qu’avec le cinéma. »

Si les questions éthiques, esthétiques et politiques mises en avant par l’équipe des Cahiers du Cinéma sont pertinentes, et à garder absolument en tête lorsqu’on se confronte à ce sujet, le journal Le Monde, sous la plume de Jacques Mandelbaum, soulève un autre point non négligeable : le fait qu’une très grande majorité des critiques ayant écrit sur Roma l’ont vu sur grand écran dans des conditions optimales, voulues par le cinéaste lui-même (ce que les autres journaliste ne mentionnent souvent qu’au détour d’une phrase, ou, comme pour Positif, en note de bas de page). Mandelbaum, pas dupe, explique « Quelques projections exceptionnelles [ont] eu lieu néanmoins à Paris ici et là, sur invitation et à l’initiative de la Maison de l’Amérique latine et de l’Institut culturel du Mexique. D’autres furent organisées à l’intention des critiques de cinéma, invités à découvrir ce film sur grand écran et à écrire sur lui comme si les spectateurs allaient le découvrir dans les mêmes conditions. […] Ce tour de passe-passe, qui vise à contourner le blocage français et à obtenir une reconnaissance cinéphilique, obligera néanmoins tout critique un tant soit peu honnête à faire savoir, sensation étrange, qu’il écrit sur un film que les spectateurs ne verront pas dans le même état. » En effet, on sait bien que, même si Cuaron a obtenu la parole de Netflix pour que son film soit également vu en salle lors de projections exceptionnelles lorsque cela serait possible, Roma a été très majoritairement vu sur ordinateur, smartphone ou tablette.

Délégué général à la fois du Festival de Cannes et du Festival Lumière, Thierry Frémaux a trouvé une parade à l’impasse diplomatique qui oppose la multinationale étasunienne au microcosme du cinéma français : il se sert du second festival pour sélectionner des films Netflix refusés par le premier. C’est à la demande de Cuaron que Frémaux a organisé une projection de Roma où se pressèrent les derniers journalistes à ne pas avoir vu le film sur grand écran. Conséquence : la projection devient un événement prestigieux, ce que soulignent d’ailleurs les critiques présents, comme Philippe Guedj du Point et Vincent Nicolas de Culturopoing. L’un évoque une anecdote « Lorsqu’on apprend à nos trois spectatrices que Roma ne sera pas visible en France ailleurs que sur Netflix, à partir du 14 décembre, elles s’étonnent et regrettent de « ne pas pouvoir retourner le voir sur un grand écran, c’est si beau ». Le second énumère le gratin people qui était invité (« on pouvait distinguer parmi les spectateurs, Javier Bardem, Juan Antonio Bayona, Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro ou encore Robin Campillo, pour ne citer qu’eux. »).  

Lancé en 2014, en France, Netflix n’avait jusqu’ici pas vraiment été le centre de l’attention de la critique. Le « phénomène » Netflix était souvent considéré comme un effet de mode qui ne pouvait résister au temps, son catalogue étant trop léger et la concurrence du téléchargement illégal trop puissante. On trouve donc peu d’articles sur le sujet avant la sélection de The Meyerowitz Stories et Okja en compétition au Festival de Cannes en 2017. En guise d’exemple, après une brève recherche sur Allociné, on s’aperçoit qu’en matière de presse spécialisée, seul Cinémateaser s’est penché en 2015 sur le premier « original » Netflix diffusé en France : Beasts of No Nation de Cary Joji Fukunaga. En ce sens, on peut interpréter le fait de faire appel à des auteurs de renom, habitués des grands festival de cinéma, comme  une habile façon, pour Netflix, de faire entrer la critique spécialisée dans le jeu de sa promotion. La plateforme, née avec Internet, sait, en effet, très bien se servir du buzz comme des bad buzz pour construire sa réputation et obtenir gratuitement de la publicité. Ainsi, par exemple, lorsque Roma et le logo Netflix sont en couverture du numéro 750 (décembre 2018) des Cahiers du cinéma, même si c’est pour annoncer un dossier à charge, titré Dans quel monde entrons-nous ?, cela reste une bonne opération de communication.

la septième obsession n°19 v2_2x Avec les Cahiers du cinéma, La Septième obsession est la seule revue critique à tenter, avec sérieux, une réflexion de fond sur les mutations qu’entraînent l’avènement des plateformes de SVOD dans le paysage du cinéma mondial. Dans son numéro 19, la revue offre à Roma sa couverture, en titrant : Qu’est ce qu’une œuvre de cinéma ? En plus d’une critique élogieuse du film de Cuaron, signée par Séverine Danflous, le magazine consacre à la distribution du film sur Netflix pas moins de 17 pages (car « la non diffusion dans les salles françaises de Roma d’Alfonso Cuaron remet en question un système vieux du siècle dernier »). Face à ce séisme, la rédaction de la revue propose d’ouvrir ses pages autant à un distributeur (Vincent Maraval) qu’à Milky Way société gérant les flux digitaux pour la VOD et la SVOD ou au critique de cinéma et philosophe Jacques Rancière. Sans apporter véritablement de réponse définitive aux questions soulevées, la revue se positionne comme lieu de médiation entre la défense du cinéma en salle et la curiosité que provoque les nouveaux modes de distribution des films hors les murs.

Au-delà du fait de traiter ou non les films Netflix signés par des auteurs de premier plan (Curaon, Scorsese, Soderbergh, etc.), la critique pourrait avoir un rôle (et une carte) à jouer en aidant ses lecteurs à déjouer les algorithmes et en attirant leur attention sur des œuvres loin d’être inintéressantes, comme les honnêtes séries B de Mike Flannagan (quatre films et une série) ou bien encore I Am The Pretty Thing That Lives In The House d’Osgood Perkins et Super Dark Time d’Owen Campbell. Mais reste à savoir si ce serait pactiser avec l’ennemi. Car le rapport de forces entre salles et plateformes ne joue pour le moment pas en faveur des premières. Certes, à l’échelon politique on cherche mollement à obtenir de Netflix une participation dans l’investissement financier en matière de création. Mais, même si Netflix se décide à participer aux financements des films, l’entreprise n’aura-t-elle pas la tentation d’influer sur le contenu des œuvres ? En investissant dans le cinéma, les chaînes de télévision ont transformé, par exemple les comédies populaires pour qu’elles puissent entrer dans la case du prime time. N’y a-t-il pas un risque de voir aujourd’hui de plus en plus de films conçus pour s’adapter au mieux à l’écran d’une tablette numérique ou d’un smartphone ? Ce qui torpillerait encore davantage la salle de cinéma et une chronologie des médias que Netflix a tout intérêt à voir disparaître.

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Gaël Martin