Pour une plus grande diversité dans la critique cinéphilique française
Par F. Clémentine Dramani-Issifou
F. Clémentine Dramani-Issifou est membre du comité de sélection des longs métrages de la Semaine de la Critique et chercheuse.
Française et Béninoise, je suis née à Caen en 1982. Quelques années plus tard, ma mère, mon petit frère (blancs) et moi (métisse) nous installons à Saint-Agrève en Ardèche. Je me souviens avoir été invectivée par un de mes « camarades » me traitant de « sale négresse », à peine après après avoir franchi le pas de la porte de l’école élémentaire le jour de la rentrée scolaire. J’ai 7 ans. Sept ans, c’est l’âge du développement affectif, celui où l’on manifeste ses émotions, c’est une étape fondamentale où se construit l’estime de soi. Je réalise alors à cet âge-là que je suis perçue comme Noire et je me demande quelle est donc cette place à laquelle certains m’assignent. Et je suis seule face à la brutalité des émotions qui m’habitent alors. Mon père qui aurait pu comprendre cette situation habitait à plus de 800 kilomètres de là.
D’autres — fort heureusement — m’ont accueilli les bras ouverts le jour de cette rentrée scolaire. Mais ce sont ces souvenirs-là, celui de la haine, celui de la violence gratuite, celui des maux que j’ai longtemps gardés en mémoire. Je me souviens avoir longtemps été hagarde, ces manifestations de haine ont à dire vrai, fait parti de mon quotidien jusqu’à l’âge de 18 ans. Cette expérience d’être considérée comme « Noire » en France a été constitutive d’un certain nombre de mes choix professionnels. C’est ma rencontre avec les cinémas documentaires africains qui m’a permise de me réconcilier avec moi-même et avec les autres. Découvrir des propositions cinématographiques de réalisateurs du continent et de sa diaspora à contre-courant des films que j’avais vus précédemment sur l’Afrique a changé ma vie. En 2011, je crée l’association Africadoc au Bénin et monte coup sur coup deux festivals de cinémas documentaires, un à Paris l’autre à Cotonou. Largement consacrés aux cinémas du continent et de ses diasporas. Ma volonté est politique : changer les représentations sur l’Afrique, certains diraient aujourd’hui “décoloniser” les regards sur le continent.
Le texte qui va suivre allie un témoignage personnel à des réflexions plus théoriques afin de plaider pour une plus grande diversité… au sein de la critique cinéphilique.
Ce legs colonial qui ne dit pas son nom
Alors que le décret Pierre Laval (1934) interdit aux Africains de se filmer eux-mêmes sans l’autorisation du lieutenant gouverneur de la Colonie concernée, le cinéma est un des outils de la propagande coloniale contribuant à fabriquer une image caricaturée de l’Afrique. Entre 1930 et 1950 se multiplient les films à la gloire de la colonisation française avec, par exemple, L’Atlantide de J. Feyder (1921), Le Bled de Jean Renoir (1929) ou encore L’Homme du Niger de Jacques de Baroncelli (1940). L’Afrique est un cadre exotique dont la fonction est de mettre en valeur les vedettes occidentales ; elle est un territoire sans histoire dans lequel le colon est filmé comme un animal. Même réalisés par des Européens, les films anti-coloniaux sont interdits : Afrique 50 de Robert Vautier (France, 1950) pour sa dénonciation des exactions coloniales ou encore Les Statues meurent aussi de Chris Marker et Alain Resnais (France, 1955), dont le crime était de montrer comment le négoce colonial tuait ce que les Français appelait alors « l’art nègre ». Bien que la culture ne soit pas au centre de l’entreprise coloniale, elle devient au cours des années 50 un enjeu majeur de contrôle et d’orientation, le lieu de l’arène politique : la salle de cinéma est un lieu cosmopolite où se fréquentent Africains et Européens. Elle devient aussi progressivement le lieu de revendication d’autres images de soi : la prise de parole s’y fait aisément grâce à l’obscurité des salles et au dialogue qui se crée par écran interposé.
Porter un autre regard sur l’Afrique : la naissance des cinémas africains
La volonté de porter un autre regard sur l’Afrique est l’objectif fondamental des premiers cinéastes africains. 1955 marque le début des « cinémas d’Afrique francophone subsaharienne » avec le court-métrage Afrique sur Seine réalisé par Paulin Soumanou Vieyra à Paris, faute d’autorisation administrative de tourner au Sénégal. Quasiment au même moment, se déroule le premier Congrès des Ecrivains et des Artistes Noirs à Paris en 1956 à l'initiative d'Alioune Diop et de la revue Présence africaine qu'il avait créée en 1947. L’événement s’inscrit dans le mouvement de renaissance culturelle noire qui avait émergé au début du XXe siècle dans les salons de la bourgeoisie noire de Harlem et avait trouvé ses relais en Europe dans le courant de la « négritude » forgée par les poètes Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor, alors étudiants à Paris dans les années 1930.
C’est après les Indépendances que le cinéma joue un rôle majeur dans la ré-appropriation par les Africains et les diasporas de leurs histoires et de leurs représentations. La FEPACI (Fédération PanAfricaine des Cinéastes) fondé en 1969 souhaite faire jouer un rôle majeur au cinéma et à l’industrie audiovisuelle pour l'éducation sociale, économique et culturelle de des populations africaines. Alors que depuis l’invention du cinéma, les publics africains sont abreuvés par les cinémas venus de l’Occident, les cinéastes du continent indépendant désirent à présent créer un cinéma populaire qui « dialogue avec les peuples et participe à leur devenir » et qui renverse l’idéologie dominante, présentant l’Afrique comme subordonnée, tout en érigeant l’Occident en référent universel. Les films sont une réaction à des images qui jusque-là étaient imposées en Afrique comme en Occident par le cinéma colonial en particulier et élaborent des contre-discours et montrent d’autres réalités du continent africain pour donner aux Africains une nouvelle conscience d’eux-mêmes.
Dans le même temps, les cinémas africains naissent avec le soutien de l’ancienne puissance coloniale avec laquelle ils entretiennent toujours une relation. La France contribue au financement de nombreux films africains et ses opérateurs sont impliqués dans leur distribution face à la faible structuration des marchés dans plusieurs pays. Dans un contexte où les structures nationales de soutien au cinéma quand elles existent, disposent de très faibles moyens financiers — dans les pays d’Afrique francophone —, la production cinématographique ayant été longtemps dominée par les pays occidentaux et la France particulièrement, les cinémas d’Afrique trouveraient logiquement une partie de leurs références, de leurs modèles dans l’histoire et leur moyens d’existence en rapport avec, le secteur cinématographique français. À bien des égards, Atlantique de la réalisatrice Mati Diop, est un exemple criant. Grand Prix du Jury au Festival de Cannes, la cinéaste est présentée par certains journalistes comme la « première femme africaine » à monter les marches avec un film en compétition officielle. Pourtant, Mati Diop est née, a grandi et vit toujours actuellement à Paris.
De l’importance de la diversité culturelle dans la critique cinéphilique
La critique cinéphilique a longtemps fait passer les cinémas africains et maghrébins par le filtre de l’esthétique et de l’exotisme, voire de l’orientalisme. Pensée comme universelle, parce qu’elle a été définie comme telle à priori, elle est aussi souvent à l’instar des aides des institutions françaises de soutien aux cinématographies africaines francophones, le reflet d’une attitude générale reproduisant une manière d’être au monde et de penser le monde occidentalo-centrée. Dans certains festivals, les « films africains » font même l’objet de « formes de politisation non directement qualifiés de politiques » de la part des programmateurs comme des critiques. On l’a observé par exemple avec le film kenyan Rafiki de Wanuri Kahiu, présenté dans la sélection Un certain Regard au Festival de Cannes en 2018. Le film, qui retrace l’histoire d’amour d’un couple de lesbiennes, a davantage été traité par les critiques pour son côté subversif — il a été censuré sur le champ par les autorités du pays — que pour ses qualités cinématographiques. Le Monde Afrique du 30 avril 2018 publiait sur son site une vidéo intitulée « le film Rafiki sur une histoire d’amour lesbien, sélectionné à Cannes mais interdit au Kenya » (1) et Libération titrait le 8 mai 2018 « Rafiki premier film kenyan sélectionné à Cannes pourrait ne pas sortir dans son pays » (2). Des points de vue relayés par la suite par d’autres sites d’actualités tels que 20 minutes (3) ou encore africactu.com (4). La critique française promeut des cinéastes africains parce qu’elle se reconnaît dans leurs œuvres, parce qu’elle a projeté sur ces personnalités ce qui allait dans leur sens, qui faisait écho à leur goût, leur esprit, leur culture et leur conception de la civilisation.
Dans un contexte où la critique africaine est quasiment inexistante et que dans la très grande majorité des cas, elle demeure une profession très précaire, une des spécificités de ces cinématographies est qu’elles n’ont pas la possibilité de se définir d’abord par elles-mêmes. C’est la raison pour laquelle quand il s’agit des cinémas d’Afrique ou des diasporas, il n’est pas rare que les cinémas du continent soient vus comme un tout englobant et uniforme ; que le film, le sujet et le continent tendent à avoir préséance sur le cinéaste. Les réalisateurs ne seraient alors que des témoins. Manthia Diawara, professeur à l’université de New York, dans l’article L’auto-représentation dans le cinéma africain évoque l’esthétique brechtienne critiquant le néocolonialisme et l’impérialisme développée par le cinéaste Ousmane Sembène : il analyse le rapport du « cinéma africain » au public occidental et s’attache à montrer que la coopération française s’est efforcée de la contrer en privilégiant une esthétique anthropologique. L’aide au cinéma africain francophone aurait été selon lui ainsi un piège tendu aux cinéastes pour qu’ils reproduisent une certaine image de l’Afrique, l’image primitive qu’en a l’Occident : « Ce choix esthétique essentiel se distingue radicalement des intentions du cinéma francophone qui ne s’adresse qu’aux Européens ». Alors qu’elle prend en considération, les produits de grande consommation du cinéma occidental, voire aujourd’hui ceux du cinéma asiatique, dont elle promeut certains genres, la critique cinéphilique ignore la production grand public des pays africains et maghrébins : elle se fait surtout la caisse de résonance d’un cinéma de message ou d’intervention.
Universalité versus pluriversalité
Ne faut-il pas y voir là, la marque d’un occidentalo-centrisme ? Comment alors décoloniser nos regards ? Depuis quelques années, l’arrivée de nouveaux acteurs rend compte d’un changement des dynamiques de production, de création et de diffusion. L’ouverture des postes de programmateurs à d’autres profils jusque-là sous représentés ne doit pas rester un simple vœux pieux. Il doit être une réelle volonté politique qui rende compte des changements actuellement en cours dans la production cinématographique mondiale. À travers les regards divers, qu’il s’agisse de femmes et bien sûr de personnes « non blanches », c’est à dire des regards de personnes qui socialement n’appartiennent pas à la catégorie dominante et/ou ont l’expérience d’être considérées comme non blanches, se créent d’autres discours qui superposent différents modèles de référence, renouvellent les codes et les référents esthétiques. Malgré tout il faudra que nous soyons nombreux issus de la diversité (de classe, de genre, de race, etc.) pour que nos regards singuliers embrassent la pluralité du monde et l’attention de tous les publics.
F. Clémentine Dramani-Issifou
(1)https://www.lemonde.fr/afrique/video/2018/04/30/pourquoi-le-kenya-a-interdit-le-film-rafiki-selectionne-a-cannes_5292715_3212.html (2)https://www.liberation.fr/direct/element/rafiki-premier-film-kenyan-selectionne-a-cannes-pourrait-ne-pas-sortir-dans-son-pays_81499/ (3)https://www.20minutes.fr/arts-stars/cinema/2262819-20180427-selectionne-cannes-film-kenyan-rafiki-interdit-pays-car-parle-lesbiennes (4)http://www.africactu.com/culture/1413-le-film-rafiki-sur-une-histoire-d-amour-lesbien-selectionne-a-cannes-mais-interdit-au-kenya |
Crédit photo bandeau : Élise Ortiou Campion