La Poule et l’œuf
par Fairouz M’Silti
Connaissez-vous les œufs de Pâques ? Pas ceux qu’on cherche dans les buissons et qu’on déguste avec gourmandise à l’occasion de la Résurrection. Mais bien ceux qu’un réalisateur sème dans un film, ou une série, pour faire un clin d’œil à une communauté de spectateurs inconditionnels. C’est un cadeau caché dans la lumière, révélé uniquement à l’œil d’une personne initiée qui saura le voir car elle seule en connaît le sens. Cela permet de mobiliser, flatter, parfois de mener sur une piste secrète pour décrypter un sens caché, à priori toujours de réjouir et de connecter. On peut d’ailleurs noter que le premier œuf de Pâques cinématographique est peut-être Sir Alfred Hitchcock lui-même, qui se cachait pour mieux être trouvé tel un Charlie/Waldo sans rayures. Le terme "Easter eggs" est importé des États-Unis, livré avec les "goodies" si attractifs de l’impérialisme culturel américain, et n’a à ma connaissance pas d’équivalent français aussi concret et précis.
Il en va de l’œuf de Pâques comme du concept de racialisation et de personne racisée, ces terminologies nous viennent tout droit des Amériques. On y étudie là-bas depuis des dizaines d’années la race comme un concept de construction sociale avec les implications qui en découlent. Le dialogue de cinéma sur la question s’est imposé outre-Atlantique au fur et à mesure des succès de box-office pour des projets aussi divers que Moonlight, Get Out, Black Panther ou encore The Farewell. À noter que le terme race, effacé de la Constitution dans notre pays éclairé, peut parfois heurter chez nous par sa simple occurrence. Mais bon, quand on y réfléchit, l’esprit humain possède une vaste capacité d'adaptation. Manger des chocolats pour célébrer le retour à la vie d’un prophète crucifié dans le désert, ça n’est pas une association d'idée évidente à la base et pourtant ça ne choque a priori plus personne. La résilience est un concept formidable.
Pourquoi ce parallèle avec les œufs de Pâques? Eh bien, parce qu’ils interrogent le regard et les données qui influencent la perception. Seul un vrai fan de Star Wars va remarquer les signes qui rendent hommage à la trilogie dans Les Aventuriers de l’Arche Perdue. De même, seule une personne qui connaît l'expérience de minorité racisée sera en mesure, pour peu qu'elle s'estime libre de le faire, de sentir si le point de vue d’un film qui choisit de la mettre en scène, la nuance, la magnifie, la réduit, la caricature ou bien l’exploite. On ne parlera évidemment pas de « vrai fan » dans ce cas, ça reste avant tout une expérience par défaut.
Tournons-nous encore une fois vers l’autre côté de l’Atlantique et vers les colonnes de la tribune précitée du New York Times : « Culture embodies these complicated layers of feeling and affect that shape everybody in ways we’re partially aware of but absolutely driven by. The role of the critic of color is to unveil and unearth the structures that lie behind and underneath and propel these narratives which always star the same figures. »
Si on tente une traduction libre, cela donnerait quelque chose de ce goût : « la culture est reçue via différents canaux de ressenti et d’affect. Ceux-là même qui nous forment tous, sans qu’on en soit entièrement conscients, mais dont on ne peut nier qu’ils nous nourrissent et nous motivent. Le rôle d’un(e) critique de couleur est de dévoiler et de mettre à jour le système invisible sur lequel reposent ces canaux, ainsi que de repousser les récits qui célèbrent les sempiternelles mêmes conceptions. »
C’était plus sympa les œufs en chocolat, n’est-ce pas ? Effectivement, réfléchir à la notion de racialisation dans le regard de cinéma, et l’intégrer dans une démarche critique, peut paraître inconfortable. Ou décourageant. Il faut pourtant se rappeler que le spectateur concerné par ces problématiques se sent sans doute lui aussi inconfortable et découragé depuis fort longtemps. Les capacités humaines d’adaptation sont importantes, on l'a vu, mais non illimitées. La population qui constitue aujourd’hui la société occidentale est tout aussi mouvante que le cinéma est un art du mouvement. Or on ne fait certes pas les films pour plaire au spectateur mais au moins pour le toucher. Et le cinéma en tant que patrimoine immatériel ne paraît pas menacé par un changement de focale.
Pour ma part, j’ai grandi devant les films de Woody Allen mais j’ai réalisé récemment que je ne partageais pas ses névroses : je ne souhaite pas faire exclusivement partie des clubs qui ne veulent pas de moi, c'est trop fatiguant. Être critique de cinéma racisée est selon mon expérience un processus de maturation à la fois intime et politique. Déjà, trouver sa place comme critique revient à essayer de faire partie d’un club. Or parfois, on peut avoir le sentiment que la critique dans son ensemble cherche elle-même aussi à faire partie d’un club. À s’imposer comme un canon dans une sorte de panthéon empirique destiné à la postérité. Donc pour résumé, il s’agit de faire partie d’un club qui cherche à faire partie d’un club. De sacrés Olympiades !
Le média Les Ecrans Terribles que j’ai co-fondé, a été pensé dès le début pour intégrer la question d’identité raciale (parmi d’autres) dans l’approche de la pensée critique, et à ouvrir le champ de réflexion sur la question. Tout en revendiquant une place comme presse cinéma à part entière. Son existence est encore jeune mais les premiers retours d’expérience sont sans surprise : monter un média mêlant les réflexions identitaires à l’approche cinéphile (avec, en outre, une vocation à être alternatif, léger et décomplexé car on aime les défis fous) est une entreprise qui se heurte par essence à la question de la légitimité, à laquelle s’ajoute bien sûr la question des moyens. Or il faut être perçu comme légitime pour lever des fonds (publics ou privés). Et les ressources aident assez à promouvoir sa légitimité. La poule et l’œuf (encore lui), on connaît bien l’histoire.
Terminons par une citation d’Adèle Haenel, enthousiaste et sensible aux enjeux de représentation, que j'ai eu le plaisir d'interviewer avec l’équipe de Portrait de la Jeune Fille en feu : « Le code de l’émotion n’est pas universel, le contexte social compte aussi, puisqu’il n’y a pas d’émotion pure sans représentation sociale de l’émotion ».
Le cinéma, art premier de l'émotion ? Il aura démocratisé en tout cas le partage et la transcendance de la solitude. Rien de plus universel que la solitude après tout.
Fairouz M’Silti