Les critiques d'à côté
Partie I
Qu’en est-il de la critique culturelle en dehors du cinéma ? soit en littérature, théâtre, arts visuels et musique ? Les critiques littéraires, musicaux, d’art ou de théâtre rencontrent-ils des problèmes similaires ou éloignés ? Sont-ils dans des problématiques particulières, ou bien, face aux mêmes changements, existe-t-il un mouvement global qui regroupe et bouleverse toutes les disciplines ? Pour essayer de cerner ces interrogations, nous démarrons une série d’entretiens avec des critiques entièrement consacrés à des champs autres que le septième art, pour voir si nos problèmes, nos questionnements, sont également les leurs.
Marie José Sirach est critique de théâtre pour, entre autres, L’Humanité et France Inter, ainsi que présidente du Syndicat professionnel de la critique théâtre, musique et danse.
Roxana Azimi est journaliste et critique en arts visuels pour Le Monde, Le Quotidien de l’art, ainsi qu’autrice de plusieurs ouvrages sur l’art contemporain.
LES NOUVEAUX SUPPORTS CRITIQUES
M.J. Sirach : Les changements actuels ont plutôt élargi le champ de la critique. De nouveaux acteurs sont entrés en jeu. Je ne parle pas là des spectateurs qui postent un commentaire, mais de gens qui veulent se consacrer à la critique, de spectateurs assermentés, qui vont régulièrement au théâtre, ont une réflexion, peuvent mettre en perspective ce qu’ils voient, ce qu’ils ont vu, avec des questions esthétiques ou politiques. Il y avait certes une réticence au départ, que j’ai senti de mes collègues, mais je trouve personnellement que ça apporte du sang neuf. Reste par contre la question de la paupérisation du métier. Ces critiques restent très peu payés, financièrement à la marge. La majeure partie des sites n’ont pas l’argent pour payer ces contributeurs. C’est un vrai problème, mais qui existe dans toute la presse écrite : on paye de moins en moins les critiques, voire on s’en passe. La part des pigistes a partout été réduite. Dans les pages culture, cela touche donc tous les indépendants, pour le cinéma, le théâtre, la littérature.
R. Azimi : Les nouveaux supports n’ont pas tellement atteint mon domaine car, si on trouve sur internet une offre d’informations très grande, l’offre de critique, elle, reste assez rare. Il y a beaucoup de papiers d’actualité, mais peu de vraies critiques d’exposition, à part sur quelques blogs. Je n’ai rien constaté de similaire à ce qui a pu se passer pour la musique et le cinéma notamment. La critique reste très institutionnalisée, il n’y a pas un blog de critique d’art que les gens ont spécialement envie de lire, avec appétit. Il y a quelques essais, mais ce n’est pas très concluant pour l’instant. Les gens continuent de lire la même presse, qu’elle soit écrite ou en ligne. Cela reste un milieu très réduit. Les arts visuels ont toujours été le parent pauvre de la culture, en termes d’argent. Le cinéma est une industrie, le théâtre est presque une industrie, la musique n’en parlons pas, mais les arts plastiques pas du tout. Ce n’est pas la même économie et il ne peut pas vraiment y avoir de déferlante de points de vue sur un micro-milieu. Comme ailleurs, tout est néanmoins devenu très compliqué ces dernières années. La presse écrite reposant sur des abonnements, mais également beaucoup sur la publicité, il y a eu des baisses budgétaires importantes, devenues dramatiques avec la crise du COVID.
LE FUTUR DE LA PRESSE ET DES INSTITUTIONS
M.J.S. : On essaye de m’expliquer par A + B que le papier est amené à disparaître et pourtant, en même temps, paraissent de nouvelles revues, comme 21, qui prennent le temps de l’enquête de l’écriture, qui donnent de l’espace. Ce qui est plutôt menacé, c’est le modèle économique actuel, principalement parce que l’état se défausse en permanence. Ceux qui peuvent survivre sont en fait rachetés par des milliardaires, des financiers ou des vendeurs d’armes. L’Humanité a failli mettre la clé sous la porte, on s’en est tiré in extremis. Parmi les indépendants La Croix s’en sort à peu près, mais plein, dont Politis par exemple, sont toujours en danger. Nous sommes obligés d’avoir sans cesse recours à l’aide financière du lecteur. En revanche il y a du coup un retour de ces lecteurs, qui se révèlent extrêmement attachés à leurs supports. L’aide à la presse actuelle reste très injuste, car favorisant les plus gros, comme le Figaro, ou les grands groupes. Même les tarifs pour la Poste volent en éclats ! Les journaux sont-ils juste un produit comme un autre ? Personnellement je pense que c’est bien plus, un outil démocratique, d’émancipation citoyenne.
R.A. : Je pense qu’il y aurait moyen de développer les arts visuels dans le numérique, et que les institutions devraient être plus inventives. Se contenter de convertir un catalogue en PDF n’est pas suffisant, il y a beaucoup d’autres façons de transposer l’art sur internet, et il faudra les trouver pour amener les jeunes à cette culture. Dans mon secteur, ce développement devrait aller plus vite, ne serait-ce que pour trouver un autre public, ou aussi pour monétiser cette offre internet, ce que le cinéma et la musique ont commencé à faire, mais pour lequel les arts visuels sont très en retard. Je ne perçois pas ce développement comme dangereux mais au contraire comme un coche qu’on ne peut pas louper. De toute façon, pour quelqu’un qui aime l’art, le virtuel ne remplacera jamais le réel, mais il faudra quand même que l’on ait à un moment un substitut de qualité. Là je constate que je ne vais à aucune visite virtuelle, y compris pour le travail. Les transpositions ou formes vidéo plus ou moins réussis, je ne les regarde pas.
LES CHANGEMENTS SURVENUS DANS LA CRITIQUE
M.J.S. : Le changement majeur que j’ai vu arriver, dans la critique autour de moi, a été le tweet. Maintenant, on tweete en plein spectacle ! Même lorsque je suis dans une situation où je dois écrire pour le lendemain, à Avignon par exemple, j’ai quand même besoin de quelques heures pour décanter. La tentation du tweet est amusante, il y a eu un engouement car c’était rigolo de pouvoir donner tout de suite son avis. Mais nous parlons d’œuvres quand même, et résumer ce qu’on voit en 140 signes me semble un peu indélicat envers les artistes, l’engagement des acteurs. Est-ce que cela a des incidences sur le spectateur de théâtre, qui est plutôt du genre à se renseigner ? Je ne sais pas. Pour les plus jeunes peut-être… ça n’a pas contre pas eu d’effet sur moi, et sur ce qu’on peut écrire à L’Humanité en théâtre, cinéma ou littérature.
R.A. : La voix de la critique n’est plus du tout prescriptrice dans mon domaine, et c’est pour cela que je me présente d’abord en tant que journaliste. Les journalistes sont lus avec intérêt, mais la critique n’a plus du tout la place qu’elle avait, avant même que j’ai commencé, dans les années 1980 par exemple. Ce qui est un souci car les points de vue tranchés sont très rares, beaucoup plus que dans le cinéma. Mes confrères peuvent démolir un film alors même que l’enjeu économique est important. Dans mon domaine, la critique est très souvent tiède, et a fini du coup par perdre son impact. Cette tiédeur est due à des configurations économiques, comme l’importance de certains lieux, mais est peut-être également causée par la place réduite accordées aux arts visuels dans les journaux, qui fait que l’on ne parle que de ce que l’on aime.
LA NUMÉRISATION DE LA DIFFUSION
M.J.S. : Contrairement au cinéma ou à la musique, la pratique du théâtre a moins changé : on continue d’aller s’enfermer dans une salle, même si celles du théâtre sont extrêmement inconfortables comparées aux salles de cinéma. On a mal au dos, aux fesses, mais on peut tenir deux ou sept heures, et lorsque c’est génial on est heureux et on ne voit pas le temps passer. On peut encore entendre, voir les acteurs se planter. C’est beau et cela fait partie du spectacle. Ce temps-là est encore nécessaire au théâtre, ce qui n’est plus le cas pour le cinéma et la musique, où les nouveaux canaux de diffusion ont un peu bousculé la donne.
R.A. : Dans mon domaine, les arts visuels, tout ce qui est lié au numérique n’a eu pour le moment aucun impact. L’art a toujours été quelque chose que l’on appréhende de manière physique, en présentiel pour reprendre une expression actuelle. La question du streaming, du numérique, ne s’est donc pas posée. Le vrai changement dans mon domaine, ces dernières années, est plutôt le fait que l’art s’est globalisé et qu’il a fallu aller le chercher partout dans le monde, que ce soit par des déplacements aux quatre coins du globe où celui d’un artiste à Paris, pour qu’on puisse le découvrir. Depuis le déconfinement, on s’est aperçu que les musées d’art et les fonds avaient un certain retard dans la numérisation, dans le développement de visite virtuels ou d’objets artistiques adaptés à l’ordinateur. Du coup, nous avons été très en manque, puisque les lieux étaient fermés et que l’alternative était extrêmement pauvre.
LE MONDE D’APRÈS
M.J.S. : En tant que Présidente du Syndicat de la critique théâtre, danse, musique, je travaille avec le syndicat pour essayer de défendre la critique, de la rendre plus légitime. La situation s’est, à ce niveau, je trouve, un peu améliorée. Il y a quatre ou cinq ans, dès qu’il y avait des économies à faire, on tapait sur les pages culture, pas trop sur le cinéma, plutôt sur le théâtre. Et puis cela s’est rééquilibré, il y a à nouveau du théâtre partout : dans Les Echos, La Croix, le Figaro, Le Monde, dans La Dispute sur France Culture. Nous organisons des discussions critiques, de manière un peu militante et bénévole, une ou deux fois par an, dont Avignon. Nous organisons de grandes tables rondes critiques, avec à la fois une dimension universitaire et une autre plus générale. Ce sont des débats toujours très passionnants, d’un très bon niveau.
R.A. : Le plus grand changement que j’ai observé tient aux voyages. Quand j’ai démarré, tout se jouait entre l’Europe, la France en particulier, et les États Unis. Cinq ans plus tard, je devais aller en Chine, en Indonésie... Le nombre de lieux d’art s’étant démultiplié, il fallait voyager beaucoup pour aller au-devant de ces nouvelles scènes. Cette ouverture est allée jusqu’à un point très délirant. Je ne crois pas au monde d’après, j’aurais plutôt tendance à penser comme Houellebecq qu’il sera pareil, en pire. Je crois juste que les grands événements seront plus prudents, n’oseront plus autant dépenser, qu’il y aura un impact réel sur nos déplacements, les choses que l’on va couvrir. Pendant un moment, nous allons être beaucoup plus locaux, régionaux, d’autant plus que nous sommes totalement tributaires des voyages de presse, car même les grands journaux n’ont plus les moyens. Or les musées ne les auront probablement plus non plus. Nous serons repliés sur nos territoires. Mais tout est cyclique. Après cette période de crise, les bons et les mauvais côtés reviendront rapidement.
Propos recueillis par
Pierre-Simon Gutman