POURQUOI DEVIENT-ON CRITIQUE ?

Gérard Lenne : Itinéraire d'un critique gâté

Pourquoi devient-on critique ? À chacun sa réponse, à chacun son itinéraire, l’une et l’autre dépendant d’abord de l’époque. Quant au désir d’enfant… C’est Truffaut, je crois, qui notait avec amusement qu’à la question “Que veux-tu faire plus tard ?”, peu d’enfants répondaient “Critique de cinéma”. Il y a donc le hasard, chance ou malchance, et en ce qui me concerne une espèce d’engrenage.

L’époque, c’étaient les années 1960. L’âge d’or de la cinéphilie. Quand on vivait dans une petite ville de province, alors que la télévision était encore balbutiante, il y avait ce merveilleux instrument de promotion de la culture populaire : le mouvement des ciné-clubs. Difficile de se représenter aujourd'hui l’éblouissement que fut la découverte, au temps de l’adolescence, des classiques du cinéma et, parallèlement, de ses nouveautés enthousiasmantes – on était alors en pleine Nouvelle Vague !

Le ciné-club du collège privé et celui de la ville avaient les mêmes animateurs et se complétaient admirablement. J’en étais un adhérent assidu, mais ma timidité m’empêchait de participer activement aux débats. J’ai toujours été plus à l’aise dans l’écriture. Or, le ciné-club adulte publiait un bulletin trimestriel qui annonçait les programmes et revenait épisodiquement sur les films déjà projetés. Il était ouvert à tous, chacun étant convié à s’exprimer. Bizarrement, nul ne répondait à cette invitation récurrente, et je crois bien avoir été le seul à réagir.

J’avais seize ans et on venait de voir Les Girls de Cukor. Le film m’avait laissé extrêmement réticent. La lourdeur et les artifices hollywoodiens n’étaient pas (et ne sont toujours pas) de mon goût. J’écrivis donc un feuillet assassin, qui fut ainsi mon premier texte imprimé. S’ensuivit une petite polémique (bon enfant) au sein du conseil d’administration du club, où je venais d’être intronisé représentant des jeunes adhérents.

Je découvris ainsi que m’exprimer par écrit, dire ce que je pensais, convaincre éventuellement mes lecteurs, me plaisait énormément. Étudiant à Lille,  la ville universitaire voisine, je continuai sur ma lancée. Il n’y avait pas moins de quatre ciné-clubs qui fonctionnaient à plein rendement. Toujours en retrait des débats, je contribuais aux polycopiés de présentation, aux tracts, et ce fut la rencontre décisive : un médecin, militant communiste, écrivait bénévolement sur les films nouveaux dans le quotidien local de son parti. Très occupé professionnellement, il avait besoin d’aide. Aussitôt, j’entrevis la possibilité de voir gratuitement les films, aux projections de presse qui avaient lieu le matin, dans les salles commerciales. Nous y étions quatre ou cinq, délégués par les quotidiens régionaux. C’est ainsi que je devins critique de cinéma, sans savoir que j’en ferais un jour mon métier.

En effet, lorsque je migrai vers Paris avec ma maîtrise de Lettres en poche, il ne me serait pas venu à l’esprit de proposer mes services de critique. Il fallait bien vivre, et le seul débouché de mes études était l’enseignement. Je me retrouvai prof de français en banlieue nord.

Mon seul contact était Gilbert Salachas, responsable de Téléciné, le mensuel de la Flec (Fédération Loisirs et Culture, d’obédience catholique) auquel j’avais commencé à collaborer, après quelques échanges au courrier des lecteurs, en rédigeant une longue fiche détaillée sur L’Enfance nue de Maurice Pialat. Étant sur place, j’accumulai les critiques et les notules, sous pseudonymes car c’était la mode.

C’est alors que j’ai découvert à quel point il était bon d’avoir une “spécialité”. Revenons un peu en arrière : dans le cours de mes études, j’avais déjà passé l’année 1965-66 à Paris pour y préparer, au lycée Voltaire, le concours d’entrée à l’Idhec (la grande école de cinéma, à l’époque). Finalement, j’avais renoncé à passer l’oral, mais cette année passionnante et enrichissante m’avait familiarisé avec l’exercice de la critique – qui était une des épreuves que nous préparions. En outre, chaque élève devant s’acquitter dans l’année d’un exposé, j’avais choisi un thème dont personne ne voulait : le fantastique au cinéma. Terrain en friche pour lequel tout était à faire.

Quatre ans plus tard, un conseil amical m’oriente vers les éditions du Cerf, afin de proposer à la prestigieuse collection 7e Art un ouvrage sur ce sujet encore vierge en France. Accepté par un sympathique dominicain à l’esprit très ouvert, mon premier livre paraît ainsi fin 1970.

Les choses se sont enchaînées tout naturellement. Connaissant les liens entre le Cerf et Télérama, je demandai qu’on envoie à cet hebdo quelques bonnes feuilles, susceptibles de me valoir quelques lecteurs. Le rédac-chef cinéma, Jean-Louis Tallenay, demande à lire les épreuves et, à ma surprise, me téléphone pour me proposer de collaborer à sa rubrique.

Je deviens ainsi pigiste et, six mois plus tard, je me paie le luxe d’abandonner l’enseignement sans espoir de retour. C’est le grand saut dans l’inconnu.

L’engrenage que j’évoquais plus haut fonctionne alors en me réservant quelques (bonnes) surprises. Nous sommes alors au début des années 1970, la conjoncture est plus souriante qu’aujourd'hui pour qui se mêle d’écrire sur le cinéma. En préparant mon livre sur le fantastique, j’ai l’opportunité de rencontrer Jean-Claude Romer, corédacteur en chef de la mythique revue MMF (Midi-Minuit fantastique), qui est alors à la télévision la cheville ouvrière de l’émission Monsieur Cinéma animée par Pierre Tchernia. La fréquentation assidue des projections de presse, rêve devenu quotidien, se double alors de nombreux contacts avec le monde du cinéma. Des amitiés se nouent avec des cinéastes, des acteurs et des actrices.

En projection, Jean-Claude me présente le directeur du magazine de télévision Télé 7 jours, dont l’épouse Jacqueline Michel, critique de cinéma du journal, cherche un collaborateur pour l’assister et rédiger des “notes critiques” sur les films programmés par les chaînes (trois, à l’époque). Je suis aussitôt recruté, sans aucun examen, en toute confiance, et rémunéré par une pige fixe hebdomadaire. C’était inespéré !

Venant à peine de démissionner de l’Éducation nationale, je conserve une sécurité d’emploi que beaucoup doivent envier de nos jours. Pendant deux ans, je vais collaborer simultanément à Télérama et à Télé 7 jours, qui alors ne sont pas vraiment concurrents. D’un côté quelques cinéphiles travaillant dans une atmosphère presque artisanale, de l’autre des journalistes aguerris très professionnels. À Télérama une bande de copains, plutôt marqués à gauche, impatients de s’émanciper des origines confessionnelles du titre. À Télé 7 jours une rédaction plus âgée, certes apolitique, mais appartenant à un groupe de presse qui comprend Le Figaro et Paris Match. La coexistence ne pouvait s’éterniser. Me faudrait-il choisir entre le prestige culturel de l’un et l’efficacité confortable de l’autre ?

Les circonstances firent que je n’eus pas à trancher. Si Télérama était plus proche de mes options personnelles, c’est Télé 7 jours qui me proposa de me salarier. Je dois dire que j’y ai joui, au début du moins, d’une liberté qui m’a surpris moi-même. J’avais échappé aux affrontements permanents, aux déchirements névrotiques, j’accédais à un univers policé, organisé, sans aspérités ni conflits.

Les difficultés ont surgi à l’issue d’une décennie que je pourrais dire enchantée. La disparition de la très indépendante Jacqueline Michel, ancienne collaboratrice d’André Bazin au Parisien libéré, fut suivie par l’arrivée d’Étienne Mougeotte à la direction. Le journal était à l’apogée de son tirage : 3,3 millions (soit 14 millions de lecteurs potentiels selon l’OJD). Avec une franchise brutale, Étienne me signifia qu’il n’était plus question d’attaquer un film susceptible d’être un gros succès commercial. D’où une période d’escarmouches - éternel problème de la liberté de la critique face à la “raison d’État” journalistique ! Il fallait désormais jouer serré. Mais les directeurs passent et les critiques restent…

J’ai encore passé une vingtaine d’années dans cet hebdo “qu’on lisait chez sa grand-mère”, ce qui m’a assuré une sécurité financière me permettant de m’exprimer dans la presse cinéphilique (Écran, puis La Revue du cinéma) ou politico-culturelle (Politique Hebdo ou Les Nouvelles littéraires), à la radio (Culture Club avec Maurice Achard sur France Inter) ou à la télévision sur le câble (avec Jean Ollé-Laprune).

J’aurai aussi connu l’âge d’or des festivals, qui étaient encore d’une convivialité aujourd'hui disparue. À l’incontournable Cannes s’ajoutèrent alors Deauville, Cognac, Annecy, Chamrousse, et bien sûr Avoriaz, qui, comme le Grand Rex à Paris, portait haut le flambeau du fantastique.

Mon travail critique, c’était aussi cela : la participation active aux comités de sélection, aux jurys critiques. Nouvelles occasions de rencontrer des “professionnels de la profession”, de nouer des liens. Quant aux interviews, même si je n’en suis pas un grand spécialiste, on a maintenant la nostalgie de ce temps où on passait une heure avec tel ou tel grand cinéaste, comme je le fis avec Robert Mulligan ou David Lynch.

Ajoutons à ces tâches polyvalentes l’écriture persévérante de livres où j’explorais méthodiquement les domaines dont je m’étais fait des spécialités : le fantastique, puis l’érotisme (Le Sexe à l’écran, paru chez Veyrier en 1978, est sans doute mon best-seller).

Ces diverses activités m’ont conduit à m’impliquer dans la vie du Syndicat de la critique, d’être élu au Conseil, puis à la vice-présidence, enfin d’en être président de 2001 à 2007, mais ceci est une autre histoire.

Au terme de ce parcours, j’ai le sentiment d’avoir vécu une époque privilégiée pour la cinéphilie : celle des débats passionnés, de la multiplicité des revues, des découvertes incessantes, des festivals naissants. Un temps où on pouvait encore penser (à la Truffaut, toujours) que “le cinéma est plus important que la vie”.

Photo rédacteurs Lettre (1) Gérard Lenne

Légendes des illustrations

1. Accueilli par les animateurs du Ciné-Club de St-Omer, où je suis venu présenter mon premier livre (1971)

2. Henri Agel, qui dirigeait la classe préparatoire au concours de l'Idhec (1966)

3. Au Fouquet's avec Jean-Claude Romer, tous deux cofondateurs du Prix Très Spécial" (1985)

4. Mon best-seller, Le sexe à l'écran, paru chez Heni Veyrier (1978)

5. Dessin de Tardi illustrant un article de Michel Boujut, dans Charlie Hebdo, consacré à mes écrits sur le fantastique.

6. Avec Jane Birkin, en pleine préparation de mon premier livre sur elle (1984)

7. Hommage du SFCC à Jean-Jacques Bernard, à la Cinémathèque française (2016)