Deux aventures en ligne : 2/ CRITIKAT

Le Plaisir et la rigueur

Entretien avec Clément Graminiès

Lancée dès 2004, la revue en ligne Critikat est pour le moment l’une des seules à avoir su durer tout en restant dans un système indépendant. Toutefois, elle ne tient que grâce à la passion bénévole de tous ceux qui la font. Après lui avoir consacré 15 années de dévouement et d’enthousiasme, son fondateur, Clément Graminiès, a, en 2019, passé la main à un nouveau rédacteur en chef. Nous l’avons interrogé pour dresser un rapide bilan de cette aventure au long cours.


 

Dans quelles conditions et avec quelles ambitions as-tu créé Critikat ?

J'ai créé Critikat fin 2004 alors que j'étais encore étudiant en cinéma à Paris 8. Nous ne disposions d'aucun moyen financier. Un étudiant de Paris 8 que je connaissais bien faisait au même moment une formation de webmaster et devait créer un site pour valider sa formation. J'en ai donc profité pour lui demander de créer un site de cinéma dont je m'occuperais par la suite. C'est donc très humblement qu'a commencé l'aventure. Nous nous sommes adjoints les services de rédacteurs qui répondaient à des petites annonces et qui avaient, comme nous, envie d'écrire sur le cinéma sans vraiment se représenter ce que serait notre lectorat.

Comment s’est composée l’équipe de rédacteurs ?

L'équipe de rédacteurs s'est composée au gré des rencontres. Nous avons toujours reçu beaucoup de candidatures spontanées de jeunes passionnés qui veulent écrire sur le cinéma. Nous nous attachons à répondre à chacune d'entre elles mais ne retenons que celles qui offrent à nos yeux un vrai potentiel.

Sont-ils bénévoles ? 

Oui. Tout le monde est bénévole, y compris les personnes composant le comité éditorial car nous considérons que l'ambiance ne peut être saine que si tout le monde est sur un pied d'égalité. Moi qui ai été rédacteur en chef pendant 14 ans, il m'aurait été inimaginable de dégager un revenu (même si mon implication devait représenter une trentaine d'heures hebdomadaires, en plus du job qui me faisait vivre et n’avait rien à voir avec le cinéma) grâce aux textes que d'autres auraient écrits sans contrepartie financière. Aussi difficile soit-il de faire vivre un site important sans offrir aucun salaire aux collaborateurs, Critikat s'est nourri de l'enthousiasme désintéressé des uns et des autres. Cela a - je pense - rendu d'autant plus saine notre organisation et notre rapport avec les films et les attachés presse. Si l'une des premières motivations de nos rédacteurs est bien évidemment de pouvoir écrire sur le cinéma et d'être lu par une large audience, beaucoup attendent aussi de Critikat de pouvoir progresser. C'est pour cela que nous nous sommes toujours attachés à faire un vrai travail de relecture pour que chacun se sente accompagné et puisse avoir un retour sur son travail. Je sais que beaucoup de rédacteurs considèrent que Critikat a été une bonne école pour eux. C'est l'une de mes principales fiertés dans cette aventure.


Au départ, quelle était la ligne éditoriale de la revue ?

Dès le départ, notre objectif s'inscrivait dans une volonté de partage et de pédagogie. Nous n'avons jamais été tenté par une ligne éditoriale dogmatique car cela ne pouvait pas s'accorder avec notre modèle : nous étions beaucoup trop de rédacteurs avec des profils bien trop divers pour s'imposer une seule ligne à suivre. Nous avons rapidement préféré jouer la carte de la complémentarité en donnant la possibilité à chaque rédacteur d'enrichir le site de ses connaissances, de son domaine de spécialité. L'important pour nous était de trouver un équilibre entre le plaisir (le fait qu'on soit bénévole exigeait que chacun y trouve son compte, s'épanouisse tout en ayant l'impression de progresser) et une certaine rigueur dans l'écriture (essayer de penser le cinéma, éviter les affirmations gratuites, sortir de la position de spectateur, etc.).

Comment s’est posée au départ la question du modèle économique, puis comment a-t-elle évoluée ?

Elle ne s'est pas posée car nous n'avions aucune volonté de professionnalisation. Nous savions que notre modèle économique (un site de cinéma spécialisé qui s'impose une exigence en termes d'écriture) était incompatible avec le fait de dégager un salaire. Nous avons tenu ainsi pendant plusieurs années jusqu'à nous rendre compte que l'absence totale de revenus nous empêchait de mener une refonte du site (il faut bien payer un webmaster) ou même de soutenir les rédacteurs lorsqu'ils se rendaient dans des festivals (Cannes, Venise) à leurs propres frais. Nous sommes passés par des campagnes de dons qui ont plutôt bien fonctionné (nous avons reçu des marques de soutiens assez impressionnantes de la part de lecteurs) puis nous avons conclu un accord avec une régie pub avec pour exigence que cela ne dénature pas l'identité du site. À un moment, fort de notre succès, nous avons envisagé de passer sur un modèle payant (à la Médiapart) : nous avons donc envoyé un questionnaire à l'ensemble de nos lecteurs pour qu'ils nous fassent un retour sur Critikat. Si leur attachement au site était des plus encourageants, ils ont très majoritairement rejeté le modèle d'un abonnement payant. S'est alors posé le dilemme suivant : souhaitions-nous à tout prix mettre en place un modèle qui nous permettrait de gagner notre vie au risque de perdre une grande partie de notre lectorat ? Nous avons donc abandonné cette idée très rapidement.

Comment l’accès aux statistiques précises des visites que permet Internet influence-t-il le contenu du site ?

Nous surveillions régulièrement les statistiques, non pas dans un objectif de mener une course aux clics, mais parce qu'être lus a toujours constitué notre principale récompense et qu'il était important pour nous d'identifier les attentes de nos lecteurs. Dans un objectif de stimuler notre audience, nous avons tenté de créer une rubrique "brèves" parce que c'est le contenu le plus simple à créer et qu'il est plus facilement partagé sur les réseaux sociaux. Mais ce type de format ne faisant pas vraiment partie de notre ADN, aucun rédacteur n'a voulu prendre en charge cette rubrique et celle-ci a fini par être désertée. Je sais qu'elle a été abandonnée dans la nouvelle version du site mise en ligne en janvier 2019 sous l'impulsion de Josué Morel, le nouveau rédacteur en chef, et je pense que c'est une décision cohérente. Nous aurions pu faire davantage sur les séries mais nous ne pouvions malheureusement pas tout couvrir. Je suis heureux de voir que le sujet revient sur le tapis sous l'impulsion de la nouvelle équipe. Ils ont même déjà proposé des articles passionnants sur Black Mirror ou The Deuce.

De quelle manière avez-vous utilisé les réseaux sociaux ? Aviez-vous une visibilité sur la proportion de visiteurs arrivant sur une de vos pages via les réseaux ? 

On a mis quelques années à percuter que Facebook puis Twitter pourraient nous assurer une visibilité auprès de potentiels nouveaux lecteurs. Si l'audience générée par nos posts reste relativement marginale (tout comme notre présence dans les revues de presse Allociné), cela contribue néanmoins à installer la "marque" Critikat dans le paysage médiatique. Nous avons aussi constaté que ceux qui étaient abonnés à notre page étaient plus réceptifs aux posts concernant des films qu'ils connaissaient déjà. Morale de l'histoire : il vaut mieux communiquer sur les films qui passent à la télévision que sur la dernière sortie salles.


Quelles sont les grandes évolutions qui ont marqué l’histoire de Critikat, dans son contenu ou son fonctionnement ?

Il est difficile d'identifier toutes les étapes qu'a franchies Critikat en 14 ans. Mais je me souviens que la première fois qu'un cinéma nous a fait confiance pour mettre en place un ciné-club, cela nous a permis de rendre encore plus concret notre travail : rencontrer nos lecteurs, débattre avec eux des films que nous souhaitions leur montrer, cela n'avait pas de prix. Après, grâce à l'impulsion et à l'implication de nombreux rédacteurs, nous avons animé une émission de radio pendant plusieurs années, créé des podcasts, des vidéos, participé à la programmation du Cinéma du Réel, mené des entretiens avec de grands cinéastes, couvert des festivals comme aucun autre média. Tous ces événements nous ont permis de nous construire une légitimité.

Qu’est-ce qui t’a conduit à prendre la décision de quitter la rédaction en chef de Critikat ?

La fatigue. Je me suis beaucoup impliqué pendant 14 ans et je pense que j'étais arrivé au bout de mon implication. J'étais à court d'idées, j'avais perdu l'envie, même d'écrire sur les films. Je ne voulais pas que ma démotivation puisse contaminer l'équipe qui, elle, restait mobilisée. J'ai donc fait le choix de me retirer et ma plus belle récompense fut que Josué Morel, qui faisait déjà partie du comité éditorial de Critikat depuis plusieurs années, se propose pour reprendre ma suite. Il avait toutes les qualités requises pour impulser au projet l'énergie nécessaire : des idées, de la rigueur, de l'engagement, du désintérêt. Je peux donc désormais me consacrer à d'autres projets l'esprit léger. Je suis fier qu'ait pu se mettre en place un tel passage-relais.

Au début de cette décennie, beaucoup de revues de cinéma en ligne se sont lancés. Aujourd’hui beaucoup ont disparu. Certains continuent mais de façon souvent précaire. Malgré quelques exceptions, comme Critikat, les réussites dans ce domaine ont surtout été des réussites personnelles, de journalistes auxquel Internet a permis de se faire remarquer et recruter par la presse traditionnelle. Est-ce qu’on peut considérer que la question économique a mis un coup d’arrêt à l’utopie de la presse en ligne comme alternative au déclin de la presse papier et à la relative disparition de la critique dans les médias traditionnels ?

Ce n'est pas mon rôle de généraliser sur ce qui est arrivé aux autres sites Internet même si je reconnais que Critikat bénéficie d'une longévité exceptionnelle dans le paysage de la critique en ligne. Au-delà des limites et de la précarité qu'impose le bénévolat, la pérennité d'un site Internet de critiques de cinéma est aussi lié à ce que l'on décide d'en faire. Cela n'a jamais été mon objectif de me créer une carte de visite dans le but d'être repéré par la presse traditionnelle. J'étais bien plus excité par l'idée de me créer une sympathique famille de cinéphiles, de partager avec elle et nos lecteurs ma passion pour le cinéma. Pour ceux qui ont vraiment en tête de se professionnaliser (c'est à dire de gagner leur vie) via la presse en ligne, c'est un sacré défi à relever et je ne sais pas s'il est aujourd'hui viable dans le secteur du cinéma. Il est de plus en plus difficile de décrocher un CDI au sein d'un journal et la plupart des jeunes qui vivent chichement de la critique aujourd'hui sont contraints d'être pigistes et de rester précaires. Je pense qu'à moyen terme, critique de cinéma ne sera plus un métier. Ainsi, ceux et celles qui continuerons d'écrire ou de publier sur le cinéma le feront armé(e)s de leur seule foi. 

Photo rédacteurs Lettre (3) Propos recueillis par Nicolas Marcadé