PRESSE CINÉMA : COMMENT ÇA VA ? (2/2)
Que lisent les étudiants en cinéma ?
Petite étude non exhaustive sur les lectures de cinéma des étudiants en cinéma. Où l’on apprend que oui, ils lisent encore, et même parfois sur papier, et qu’ils savent très bien trouver leur bonheur dans l’offre pléthorique d’Internet.
L’idée de cet article est née de la réflexion du comité de rédaction de La Lettre sur la situation actuelle de la presse papier dédiée au cinéma. Un état difficile voire critique (sans mauvais jeu de mots). Qui interroger pour mieux interpréter les chiffres de l’OJD ? Des patrons de presse, des kiosquiers, des journalistes ? L’étudiant en cinéma étant le “cœur de cible” de la presse cinéma, nous avons choisi de le questionner. Ainsi 21 étudiant.e.s de quatre écoles (cinq de la Fémis, un de Louis Lumière, huit de l’ESEC et sept de l’ESRA Paris) ont répondu par mail à nos trois questions :
- Lisez-vous la presse papier cinéma ?
- Internet peut-il compléter ou remplacer le travail
critique des revues spécialisées ? - Qu'attendez-vous d'une revue de cinéma (papier) ?
Leurs réponses constituent une photographie à l’instant T des lectures d’étudiants parisiens en cinéma. Et c’est passionnant.
LES CAHIERS, MAIS PAS QUE...
Dans le domaine de la presse papier, Les Cahiers du cinéma demeurent indétrônables. Près de la moitié des étudiants interrogés les lisent ou sont abonnés. Positif, Première et La Septième Obsession sont présents également mais dans une moindre mesure (cités trois fois chacun).
Pourquoi les Cahiers ? Une étudiante de la Fémis résume bien sa relation à cette revue : “[Elle] m'a appris à forger mon regard critique sur les films, en lisant les analyses, regards et opinions des autres. J'aimais le temps pris par un critique sur un film. Et ces lectures ont peut-être forgé ma propre pratique puisque j'écrivais sur le cinéma, dans mon master de Recherche. Désormais, depuis que je suis à la Fémis, je lis Les Cahiers mais presque plus jamais les critiques de films. Je lis surtout les articles plus généraux, qui analysent une tendance du cinéma, un thème, ou surtout les articles qui donnent la parole aux créateurs, aux cinéastes, ou aux aspirants cinéastes, ou qui rendent hommage à une figure disparue du cinéma. Je cherche désormais des portraits, des témoignages. Je n'aime plus les opinions, les analyses.”
Une lassitude vis-à-vis des critiques “généralistes” revient parfois, comme chez cet autre étudiant de la Fémis : “Les textes critiques qui se contentent de résumer le déroulé d'un film en y accolant des adjectifs ou superlatifs tout faits me paraissent de plus en plus nombreux dans la presse cinéma dominante (Le Monde, Télérama, Libération, Les Inrocks, Première...).” Même réflexion pour Joé (Esec) : “J'attends d'une critique un point de vue partial et subjectif du journaliste. J'aime les points de vue tranchés, inattendus, qui sont développés en argumentation. C'est pourquoi je ne suis pas client des critiques qui donnent leur avis et leur ressenti sur un film en alignant des adjectif mille fois éculés. Finalement, je me fous de l'avis et du ressenti d'un journaliste, j'attends de lui qu'il me donne matière à réfléchir avec un point de vue clair et bien développé. C'est pourquoi je n'aime pas du tout les personnes, sur internet, qui font des vidéos en se disant critiques, ils ne font selon moi que donner leur avis : j'aime bien parce que, je n'aime pas parce que. Ce qui ne donne pas matière à réfléchir et qui est très ennuyeux.”
En dehors des Cahiers, les lectures papier restent très éclatées et sans parti-pris : le journal de MK2 Trois couleurs est cité trois fois, deux étudiants sont fans d’American Cinematographer, un de Cinemateaser, un autre de VO.
L’hebdomadaire Le Film Français, est cité sept fois. Il est lu régulièrement grâce aux abonnements des écoles, mais aussi consulté sur Internet via sa lettre gratuite : les informations sur la profession sont considérées comme indispensables.
Enfin, quelques étudiants sont lassés du papier : “Je ne lis pas de presse papier cinéma et je n'en suis pas fière.” avoue l’un. “Je ne lis pratiquement plus de presse papier. L'essentiel de mes lectures se fait sur Internet, en privilégiant la gratuité des contenus” ajoute un autre. À l’inverse, Alice, à l’Esec, souligne : “Je suis beaucoup moins attentive à la lecture d’un article sur un portable que sur un magazine papier. Lire un magazine est un vrai moment tandis que lire l’article sur son portable peut se faire à toutes les heures de la journée.”
Mais la majorité des étudiants interrogés font peu de différence entre lire une revue sur papier ou sur écran.
INTERNET : S'INFORMER VITE, COMPARER, ÉCHANGER
L’offre est infinie et chacun y trouve son bonheur. L’énorme disparité des réponses est à l’image du champ des possibles : lecture de sites gratuits de revues installées, ouverture sur la presse anglophone, blogs spécialisés, émissions cinéma de télévision, podcasts, utilisation de Twitter… Peu de sites sont fédérateurs, à part Allociné, cité six fois (moins que les Cahiers). Pour tous, Internet ne remplace pas le papier mais le complète. “Et permet de sauver plus d’arbres”, comme le souligne un étudiant écolo.
Surtout, le web permet la comparaison : “Pour me forger une opinion sur un film je veux lire plusieurs opinions et je ne compte pas acheter plusieurs revues papier pour le faire” explique Pablo (Esra), qui consulte les sites de Télérama, À voir À lire et SensCritique mais aussi les sites web IMDB, Metacritic et Allociné “grâce à leur fonction de rassembler des listes des opinions de plusieurs critiques.” “J'aime beaucoup le ton et la ligne éditoriale du site Chaos Reigns qui me pousse à élargir ma cinéphilie vers des zones plus obscures, déclare Thibault (Fémis). Sinon le site Dvdclassik est très costaud, notamment pour les critiques de films de patrimoine. La chaine Youtube de Blow Up animée par Luc Lagier effectue un travail très intéressant sur la mémoire du cinéma. Enfin, les tables rondes de Transfuge (disponibles sur leur site internet) sont passionnantes et laissent un espace libre à chacun des journalistes pour s'exprimer longuement sur des films (trois à quatre par mois).”
La possibilité d’échanges qu’offre Internet est appréciée, notamment par Damien (Fémis) : “Je suis membre et utilisateur quotidien du site SensCritique, selon moi beaucoup plus cinéphile qu'Allociné avec lequel je ne suis pas toujours d'accord. La liberté qu'offre le site où chacun peut s'inventer critique, écrire et partager sur les films, avec l'aspect réseau social culturel, me plaît beaucoup. Je suis également quelques chaînes YouTube, comme celles du Fossoyeur de films ou d'In the Panda.” Egalement étudiant à la Fémis, Yannis utilise Senscritique “pour avoir un florilège de critiques assez différentes. Parfois je compare les critiques résumées des différentes revues professionnelles avec celles des spectateurs sur Allociné. Ça m'intéresse de voir les différentes tendances politiques et esthétiques de ces revues sur certains films qui m'intriguent. C'est donc plutôt dans une optique de comparaison que j'aime lire sur le cinéma, des critiques de personnes qui ont adoré ou détesté un film, et leurs raisons.”
L’information immédiate est logiquement un critère du choix du web : “Internet est surtout un médium utile à l'actualité factuelle du cinéma, développe Paul (Fémis). Quel réalisateur/réalisatrice/production fait quoi et quand ? Quel film va bientôt sortir ? Quelle rétrospective à la Cinémathèque ? Quelle polémique sur quel film ? Internet est un médium trop rapide, trop immédiat pour laisser de la place à la pensée qui a besoin de temps pour se développer.”
Autre qualité d’Internet, l’accès direct aux professionnels. Ainsi Naomi (Louis Lumière) parcourt-elle “souvent les comptes Instagram de l’ASC [American Society of Cinematographers], de l’American Cinematographer et de l’ICFC (International Collective for Female Cinematographers) qui invitent chaque mois des directeurs de la photographie à s’exprimer sur leurs travaux actuels ou passés, photogrammes à l’appui. Jay Holben avait notamment publié une série d’essais optiques très intéressants ! Et ils répondent aux commentaires... ce qui est très enrichissant pour les étudiants.” Comme le conclue franchement Joude (Esra) : “Internet remplace à peu près tout le travail du papier (journal, presse etc.). Et pourquoi pas ? Des articles sur internet font des fois plusieurs pages avec des vidéos à l'appui : No film school, The Solomon society, Cinefix et des chaînes Youtube.”
ALORS QU'ATTENDENT-ILS D'UNE REVUE DE CINÉMA ?
La distance et la réflexion sont les deux arguments mis en avant. Quand “les "penseurs" du cinéma rencontrent les 'faiseurs".” comme le résume bien Paul, de la Fémis : “Des revues papier, j'attends une réflexion artistique, sociologique et politique sur le cinéma. La pure actualité cinématographique m'intéresse peu. J'attends que des journalistes/chercheurs tissent des liens entre les films qu'ils critiquent et l'histoire du cinéma. Qu'il y ait des ponts entre les films actuels et plus anciens, afin d'avoir de nouvelles références et de m'ouvrir à d'autres perspectives cinématographiques. Aussi, j'attends qu’ils développent une pensée subjective sur le monde contemporain par le biais d'une réflexion sur le cinéma. En fait, j'aime quand ils envisagent le cinéma comme un certain état du monde... quand ils sortent les films des salles de cinéma, du "spectacle", pour les confronter à l'actualité par exemple. Pour finir, j'apprécie beaucoup les numéros avec dossiers thématiques sur la technique au cinéma. Les numéros des Cahiers sur le son, les caméras, le montage... ”
Alice, de l’Esec, aime la découverte : “Dans les revues papier, j’aime les grands articles sur des histoires secrètes de films et lire des interviews de réalisateurs et acteurs. J’attends une découverte, un article de cinq pages ou plus qui m’invite à plonger dans l’histoire d’un film. J’aime aussi qu’il y ait des schémas, des images en complément de l’article. ”
Une revue peut aussi apporter aux étudiants des informations sur la “cuisine” d’un métier auquel ils se destinent : “J'attends d'une revue de cinéma qu'elle soit bourrée d'interviews passionnantes, écrit Louis de l’Esra. Pas seulement d'actrices, d'acteurs et de réalisateurs… Aussi de scénaristes, producteurs, chefs op' ou compositeurs. J'attends aussi de ces interviews qu'elles soient approfondies. À la rigueur, je préfère qu'il y ait 5 interviews de plusieurs pages, bien travaillées, plutôt que 15 d'une page.” Un étudiant anonyme de l’Esec recherche “des analyses détaillées des actualités du Cinéma international, des revues sur les films sortis dans la semaine, des statistiques box-office/entrées/PDM/ventes internationales, etc.., des articles ciblés autour de problématiques contemporaines, liées aux anciennes et nouvelles technologies notamment.” Mathilde, de l’Esra également, aimerait y trouver “"les dessous" d'un film : son plan de financement, d'où vient l'idée du film mais également des secrets de tournage”.
La revue de cinéma sur papier est donc le lieu de la réflexion sur le septième art et ses métiers, de la prise de position, de la distance vis-à-vis de l’actualité cinématographique, pourtant jamais citée comme trop rapide ou indigeste.
Mais ce temps (et l’argent) nécessaires à l’élaboration d’une revue de qualité, les journalistes de cinéma l’ont-ils seulement encore aujourd’hui ?
Valérie Ganne
(Merci à Pierre-Simon Gutman,
qui a rassemblé les témoignages des élèves de l’Esra)