DE QUOI ON PARLE ? (1/2)
Une série n'est pas un film comme les autres
S’il a pu y avoir un enjeu réel, ces dernières années, à sortir de l’espèce de mépris de classe qui existait entre les différents types d’images et à faire valoir le fait qu’il pouvait y avoir du cinéma ailleurs qu’au cinéma, il y a sans doute aujourd’hui un enjeu à retrouver la spécificité des différentes parties qui constituent le grand tout des images. Comment, sans rétablir une hiérarchie, distinguer des lignes frontières entre cinéma et série (et par voie de conséquence entre critique de cinéma et critique de série) ? Faisons une première proposition, et ouvrons le débat...
À la fin des années 1990, lorsque HBO commença à réussir son pari, celui de devenir un producteur unique de contenu original, les pros de la communication eurent une idée de slogan assez formidable : “it’ not TV, it’s HBO”. Une phrase devenue intrigante au fil des années. D’abord parce qu’elle rappelle en creux le mépris dont souffrait alors la fiction télévisuelle, ensuite parce qu’elle pose une question dont on ne parle pas assez : les nouvelles séries du petit écran, devenues incontournable et disséquées dans le monde entier, sont-elles, spécifiquement de la télé, au sens où cette démarcation a pu, jusqu’à la fin des années 1980, sembler parfaitement clair ? Bien sûr, cette interrogation est soulevée en ce moment même. Mais elle l’est à un niveau économique, industriel. Elle n’est pas tant posée que cela à l’autre niveau, esthétique et artistique. Alors que les fictions produites par les télé et les sites de streaming dépassent en termes production et de consommation le cinéma hollywoodien d’exploitation conventionnel (en salles), la question se pose : la différence entre film et série tient-elle seulement à la taille de l’écran, ou à quelque chose qui relève de la nature artistique propre à l’une et à l’autre ?
Pour cela, il semble naturel de recourir à la bonne vieille méthode : le retour aux sources. D’autant que celles-ci ont beaucoup à nous apprendre. En effet, quel que soit l’angle que l’on choisisse pour aborder le problème, critiques, fans et historiens s’accordent sur le rôle de Twin Peaks comme point de départ de la révolution télé, à la fois par l’ambition et la réussite spécifique de la série (saluée en son temps par un Serge Daney pourtant fort critique envers la télévision en général) et par sa spécificité, unique à son époque, d’avoir été co-crée par un auteur, David Lynch, alors au sommet de sa crédibilité artistique et de sa gloire (il venait de décrocher une Palme d’or pour Sailor et Lula). Mais Twin Peaks n’était pas un film de Lynch. C’était une œuvre conçue à quatre mains, dans laquelle la patte et la participation de Mark Frost était primordiale. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le film Twin Peaks - Fire Walks With Me réalisé plus tard par Lynch, et surtout la suite livrée récemment par ce dernier. Twin Peaks le retour n’a, en effet, plus rien à voir avec l’original, car autant, dans celui-ci, le metteur en scène adaptait son style à un médium différent (le feuilleton, et même le soap opéra), autant la fameuse troisième saison produite par Showtime est un long film de Lynch, entièrement tourné par lui. Détail important, puisqu’il avait eu sur les premières saisons un rôle classique de showrunner, dirigeant le pilote et quelques épisodes phares, pour laisser le reste à une équipe de pros.
Or, cette différence est centrale dans l’opposition série / films. Elle a été résumée par quelqu’un qui a l’avantage d’être à la fois un cinéaste et un showrunner, créateur d’une série à succès, Le Bureau des légendes, qui reprend une partie des personnages et thèmes de deux de ses longs métrages, Les Patriotes et Möbius. Cet auteur, Eric Rochant bien entendu, a tout résumé en quelques sentences brèves, en rappelant que, pour lui, le réalisation est centrales aux long métrages, alors que le cœur d’une série réside par contre dans le scénario et les acteurs. Rochant tue même une vache sacrée en affirmant que la réalisation des adulés Soprano est objectivement mauvaise, ce qui n’empêche aucunement sa grandeur, liée à l’écriture et l’interprétation. De ce point de vue, la différence entre série et cinéma ne tiendrait pas forcément à la production ou à la diffusion, mais à sa réalité artistique même. Une idée que Claude Chabrol défendait en arguant qu’à la télé, la caméra suivait sans réfléchir ou s’interroger l’action (qu’elle soit physique ou un simple enjeu), loin des questions de regards ou de points de vue au cœur du cinéma, de la mise en scène comme fondement de son art. Pour résumer, le film serait un médium de cinéaste, et la série un médium de scénariste. Ce qui ferait sens puisque la grande majorité des showrunners américains sont bien des scénaristes et souvent même des écrivains (ceux de Game of Thrones ou True Detective par exemple). Une idée intéressante, car elle instaurerait entre télé et ciné une vraie différence (des arts égaux mais différents, comme théâtre et cinéma) tout en évacuant en fait la problématique de la diffusion ou production, recentrant le débat sur des questions esthétiques.
Sous cette lumière (un peu systématique, mais rien n’est ici simple), des séries peuvent être du cinéma (Twin Peaks The Return, The Knick de Soderbergh, et n’oublions pas le Berlin Alexanderplatz de Fassbinder) et certains films, contaminés par le gros plan systématique, une forme de télé au cinéma (en étant un peu méchant, on pourrait citer le Argo de Ben Affleck). Bien entendu, cette idée a comme défaut d’évacuer entièrement l’apport de la salle obscure à l’expérience même du cinéma. Mais soyons sincère, depuis la généralisation des cassettes vidéos il y a presque trente ans, cette expérience a profondément, changé. Il est par contre permis de se demander si une certaine généralisation entre séries et ciné, n’auraient pas caché des différences profondes, telles que celles existant entre théâtre et cinéma presque. La série, art de la narration et du récit, contre le ciné, art de la mise en scène et du plan. Cette distinction pourrait être salvatrice, en faisant de ces deux médiums des arts égaux mais distincts, voisins mais non concurrentiels. Elle dessine aussi de vraies questions sur le rôle de la critique, qui a pu parfois justement mélanger dans un grand et large sac tous les arts de l’image. Car c’est peut-être à elle de jouer un rôle pédagogique en expliquant ce qui rapproche et ce qui sépare ces deux formes, en inventant des manières différentes de parler de l’une et de l’autre et en octroyant à chacune un espace spécifique, de façon à leur permettre de se développer librement tout en cohabitant. Potentiellement, ce travail pourrait être le grand chantier pour la critique dans les années qui viennent.
Pierre-Simon Gutman