Caméra d'or

Arsène Lupin de la célébrité par Fabien Gaffez

1. Témoigner de l’expérience d’un jury cannois, c’est d’abord, c’est toujours, s’émerveiller et s’offusquer, d’un même regard, du grand cirque cannois. Dans la violente lutte des classes qui s’y joue, on se voit comme par miracle surclassé : toutes les portes s’ouvrent, tous les regards se posent, l’espace d’une douzaine de jours en apnée narcissique. On y fait l’expérience d’une jetset qui vous colle un jetlag existentiel : dans un smoking qui coûte la peau des fesses, on tâche d’abord de ne pas se tacher. On profite de ce monde auquel on n’appartient pas, on erre avec ironie dans un parc d’attractions opulentes et de vanités bouchées. Tant de grave frivolité donne l’impression d’un roman de Fitzgerald mis en scène par Adrian Lyne. De retour chez soi, avec le sentiment du devoir accompli, on se dit que c’est probablement le dernier Cannes qu’on a envie de vivre.

2. Néanmoins, la vie d’un juré de Caméra d’or est intense : vingt-cinq premiers films à départager, non pas pour choisir le meilleur, mais pour élire celui qui aura su ouvrir en nous sa voie. Dans ce parcours du combattant en tenue correcte, nous avons des chaperons, Stéphane et Olivier, qui transforment ce séjour dense et studieux en un havre de paix relative. Il faut répondre à de nombreuses sollicitations officielles, devenir gibier de photocall, dîner divinement, écouter de nombreux discours, papoter avec des stars, monter et descendre des marches, s’excuser d’être là, s’excuser d’être las — et ménager sa monture pour que la fatigue n’entame pas notre enthousiasme.

3. L’espace me manque pour faire l’inventaire des épiphanies du quotidien de juré. Une simple vue. Lors de la cérémonie anniversaire du 70e, Thierry Frémaux avait réuni un nombre incroyable de cinéastes, de stars, de « gens de cinéma ». Après une cérémonie assez fade à l’issue de laquelle Vianney nous cassa les oreilles avec ses cris d’orfraie, tous descendaient les marches et attendaient les voitures officielles qui nous emmèneraient vers le plus grand dîner de gala de ces dix dernières années. On fait la queue parmi les smokings et les robes de soirée, comme sur le quai d’un métro de luxe, dans l’effluve des parfums de marque et les relents de sueur de pingouin. Le plus amusant, c’est qu’on se distingue forcément au milieu de cette foule surexposée : l’anonymat y devient curiosité, on vous y dévisage, intrigué de ne pas vous reconnaître. Intrus au sein de ce tout petit monde, on s’imagine en Arsène Lupin de la célébrité.

4. Notre jury était présidé par Sandrine Kiberlain qui, dans la vie, dégage la même sérénité bienveillante qu’à l’écran. Elle nous offre de petits cadeaux de bienvenue : un appareil photo jetable et argentique, un carnet et un stylo pour prendre des notes. Sa douceur réfléchie, sa beauté renégate, son intelligence délicate font d’elle une présidente rêvée, qui nous invite à un dialogue permanent (tous les films ont été discutés, amendés, rapatriés après les nuits qui portaient conseil). Les autres jurés avaient cette même qualité d’écoute, chacun apportant son expertise qui, le plus souvent, se résumait à l’essentiel : l’amour du cinéma. Il y avait la magnanime perspicacité d’Élodie Bouchez, la fougue cinéphile de Guillaume Brac, le salvateur goût populaire de Thibault Carterot, la quiète profondeur de Patrick Blossier, le professionnalisme exigeant de Michel Merkt.

Chacun apportait sa virgule clairvoyante au discours collectif. Nos voix dissonaient parfois, mais nous étions d’accord pour choisir un film qui ressemblerait à notre présidente. Nous l’avons trouvé : Jeune femme, de Léonor Serraille, est un film qui sonne juste — chose très rare. D’autres films, dans ce cru 2017 assez modeste, nous ont à des titres divers marqués (liste non exhaustive) : Petit Paysan, Tesnota, I Am Not a Witch ou Cuori puri.

Tout ce que vous aimeriez savoir, les coulisses de nos délibérations, les secrets d’alcôve ou de fabrication, de famille ou d’État, je ne l’écrirai pas.