Ce que les réseaux sociaux ont changé
Par Marie-Pauline Mollaret
Plus de deux milliards d’utilisateurs actifs mensuels dans le monde pour Facebook (dont 33 millions en France, soit presque un Français sur deux), 328 millions sur Twitter (21,8 en France), 600 millions sur Instagram (11,8 en France)… C’est un euphémisme de dire que les réseaux sociaux ont entraîné une mutation profonde et générale des habitudes. Comment le monde du cinéma s’est-il emparé de ces nouveaux territoires à conquérir ? Quelle place pour la presse spécialisée dans le flot continu des posts Facebook et des tweets ? Et, au fond, avec quel impact pour la profession ?
D’un réseau à l’autre, la situation est évidemment différente. La presse spécialisée est unanimement présente sur Facebook, un peu moins sur Twitter ou Instagram, où sont davantage représentés les médias en ligne ou récents. Les comportements sont, eux aussi, variables, même s’il existe d’importantes constantes. Cela va, globalement, de la simple utilisation des réseaux comme relais des sujets du magazine ou du journal (ce qu’on pourrait réduire à de l’autopromotion) à un travail plus vaste d’animation de communauté, avec publications spécifiques et interaction avec les internautes. Les réseaux sont ainsi bien pratiques pour réagir à chaud à l’actualité (un décès, par exemple), proposer un jeu-concours, diffuser une information de moindre importance qui ne fait pas l’objet d’un article spécifique (partenariat, anniversaire), relayer une bandeannonce ou une affiche, proposer une photo prise sur le vif pendant un événement…
Sur son compte Instagram, Studio Ciné Live dévoile, par exemple, les coulisses de ses séances de photo, notamment pendant le Festival de Cannes, et propose une belle galerie de portraits réalisés pour le magazine. Première, lui, utilise Instagram pour diffuser des images de tournage ou promotionnelles, en misant à la fois sur l’humour et le glamour, tandis que So Film y couvre de manière assez décalée les événements qu’il organise comme le So Film Summer camp ou Les Tropicales. Il y publie également des extraits d’interviews issues du numéro en cours, de même que La Septième Obsession, qui utilise principalement ce réseau social pour faire sa promotion.
Sur Twitter et Facebook, si l’autopromotion bat aussi son plein (annonce des prochains numéros, des prochains dossiers, des prochaines interviews, liens vers les news et les critiques disponibles en ligne…), certains tentent de se distinguer avec des publications plus exclusives. En octobre, Première a livetweeté (c’est-à-dire proposé un reportage en direct, via Twitter) le « Showeb de rentrée », cet événement organisé par Le Film français pour présenter les films qui sortiront dans les mois suivants. Un site comme Accreds.fr utilise Facebook pour publier directement de courts textes sur certains films, notamment lors du dernier Festival de Venise. Les Cahiers du cinéma proposent sur Facebook des offres spéciales pour ses abonnés. Le magazine en ligne Écran noir revient en images sur des films ou des événements marquants du passé, et rend hommage à des personnalités du cinéma via sa page Facebook.
On le sent, si les réseaux sociaux ont un énorme potentiel en termes de contenus (outre relayer les articles existants, tout ce qui ne peut figurer dans la version « standard » du média y a sa place), les médias penchent encore largement vers une utilisation « sage » et assez balisée de ce formidable outil de publication et de diffusion. Si bien que, si l’on étudie le fil Twitter de plusieurs médias sur une période de temps donnée, on a malgré tout le sentiment d’une succession de news qui se répètent avec une certaine homogénéité. Début octobre 2017, c’était par exemple les bandes-annonces du nouveau Star Wars et de Justice League, l’annonce de la mort de Jean Rochefort, l’affaire Weinstein, et la sortie de Blade Runner 2049 qui tenaient le haut de l’affiche. À travers le miroir déformant des réseaux sociaux, on a parfois l’impression que la presse de cinéma passe plus de temps à relayer les éléments de communication autour des films, des stars et des studios qu’à proposer des informations ayant une valeur ajoutée. Il n’y a qu’à voir la place parfois très étroite laissée à l’exercice critique.
D’autant que les réseaux sociaux induisent des comportements qui peuvent vite devenir absurdes : la double nécessité d’exister dans le flot des publications et de solliciter en permanence l’attention du lecteur amène les médias à se lancer dans une course aux accroches plutôt qu’aux contenus. A priori, le temps des réseaux (qui est celui de la réaction et de l’immédiateté) n’est pas compatible avec celui de l’analyse. Le format non plus, d’ailleurs, qui oblige à une concision extrême. Il faut ainsi être le premier à publier une info, qu’il s’agisse d’un avis (forcément expéditif) sur un film très attendu ou de l’annonce du décès d’une célébrité. Et que dire de la surenchère lors de certains événements, comme par exemple au moment de l’annonce de la sélection cannoise par Thierry Frémaux, quand le fil Twitter est littéralement envahi de posts tous identiques, litanie un peu ridicule des mêmes titres qui reviennent en boucle ?
Toutefois, si une chose est évidente, c’est la rapidité avec laquelle les usages évoluent sur les réseaux. Il y a donc vraisemblablement quelque chose à inventer pour apporter aux publications un peu mécaniques une dimension éditoriale approfondie.
Peut-être faut-il regarder du côté des professionnels, notamment les distributeurs et les festivals, qui ont déjà un usage complémentaire de leurs réseaux sociaux et tentent de fidéliser les followers via des contenus exclusifs et spécifiques. Ils peuvent, bien sûr, diffuser des images en avantpremière, mais aussi proposer des éléments sur les coulisses du film ou de l’événement, donner la parole à des comédiens ou des participants, établir la liste des salles où sont visibles les films, signaler les séances complètes… Ainsi, le distributeur Bac Films publie-t-il des photos du réalisateur Ruben Östlund avec sa palme lors d’une soirée consacrée à The Square. Les Films du Losange mettent en avant un film qu’ils n’ont pas produit mais qu’ils souhaitent conseiller à leur communauté Facebook, Laetitia de Julie Talon. Le Festival du film britannique de Dinard publie sur sa page Facebook des interviews exclusives des équipes des films en compétition. L’Arras film festival livre des vidéos et des photos de ses coulisses…
Curieusement, les professionnels se sont totalement appropriés ces nouveaux outils, non comme le volet supplémentaire d’un plan marketing bien huilé, mais comme un lieu d’« éditorialisation » leur permettant de structurer leurs propres contenus, d’informer leur communauté, et surtout de s’adresser à leur public sans intermédiaire, quand la presse peine encore à trouver ses marques. On a, dans une certaine mesure, l’impression d’être revenu à l’époque de l’émergence d’Internet, lorsque les rédactions tentaient de déterminer quelle utilisation faire de leur site web et comment hiérarchiser l’information entre la version papier et la version numérique. Aujourd’hui, il y a ainsi encore beaucoup de tâtonnements autour de la meilleure stratégie à mettre en œuvre sur les réseaux sociaux. Peut-être parce que, pour beaucoup, il n’y a pas de stratégie, justement, mais une utilisation plutôt empirique, sans moyens spécifiques, et sans vision à moyen terme.