Le petit paysan et la fusée
par Hubert Charuel
Il y a toujours beaucoup de gens pour vous souhaiter d’aller à Cannes l’année prochaine. L’année prochaine… alors que le film n’est même pas fini d’être écrit et loin d’être tourné. À mesure que je plonge dans le doute, ces petits espoirs finissent par me donner l’impression que s’il ne va pas sur la côte au mois de mai, c’est que Petit paysan a raté sa vie.
Nous sommes en mars. Je suis en montage depuis cinq mois et on ne trouve pas le film. On ne le trouve tellement pas qu’on se demande s’il existe. L’envoi pour le festival n’aura pas lieu parce qu’on est trop loin de quoi que ce soit. Seul et unique point positif, on est libéré du poids de Cannes sur une première œuvre. Alors, on se remet au travail, essayant juste de ne plus se perdre.
Trois semaines plus tard, je crois qu’on a retrouvé le Petit paysan perdu au fond de ma tête. Il est tout maigre et vacillant, mais il existe. On l’envoie comme ça, alors que le montage image n’est pas terminé. Cinq jours plus tard, Charles Tesson appelle la production pour inviter le film et le proposer en séance spéciale de la Semaine de la Critique, le samedi soir. L’enthousiasme de Charles et de son comité de sélection fait sortir le Petit paysan de son trou avec une fusée collée aux fesses. Par contre, on redescend très vite. Il faut tout terminer en quatre semaines et me trouver un costume.
On y est, c’est le jour de la projection à Miramar City Beach. À ce moment-là, je ne sais plus trop comment je m’appelle. Charles fait un discours d’introduction, fait un rapprochement entre Petit paysan et la chanson Petit pays de Cesaria Evora. Ça me touche beaucoup. On le rejoint sur scène avec Swann, Sara, Alexis et Stéphanie, et Claude, évidemment. Je bafouille dans le micro une phrase que j’ai apprise par cœur pour ne pas avoir l’air complètement perdu et débile, mais ça ne suffira pas.
Je m’assieds dans mon fauteuil et c’est à ce moment que je prends conscience de tout. De ces gens, des spectateurs qui vont voir mon film. Lequel va un jour passer au cinéma et aura droit à une affiche et à des critiques. Ah oui d’ailleurs, les critiques ! Ils vont voir le film là et il est probable que leur avis soit moins chaleureux que celui de ma grand-mère. Tout ça fait trop peur, mais c’est très bien ainsi. De toute façon, maintenant c’est trop tard, c’est parti. La fusée est lancée. Finalement, on était bien à Cannes… « l’année prochaine ».