Jacques Richard, un dandy éclairé
Propos recueillis par Nadia Meflah
Parler cinéma avec Jacques Richard relève d’un acte esthétique où la politique des corps rejoint celle d’une conscience aiguë du temps. Précis, porteur d’une mémoire du cinéma toujours reliée au présent, Jacques Richard a un regard lucide, avec l’élégance et l’humour noir dignes d’un George Sanders, tout à la fois désabusé et toujours amoureux. Un dandysme éclairé, qui ne cède ni à l’aigreur ni à la complaisance de soi.
Cinéphile, futur cinéaste, as-tu pensé à devenir critique ?
Lorsque je suis monté à Paris, je suis allé aux Cahiers du cinéma où j’ai été mal reçu. C’était l’époque de Daney, Comolli, Kané, Toubiana. Je n’ai jamais réussi à m’intégrer. J’avais commencé à écrire dans Libération, où Jean-Paul Sartre était encore dans le coup, un article sur Histoires d’A, le documentaire de Charles Belmont et Marielle Issartel sur l’avortement. J’ai ensuite écrit pour la revue Art Press de Catherine Millet sur le film de Garrel Le Berceau de cristal (1973), où d’ailleurs j’avais donné un coup de main pour le tournage.
Au début des années 70, époque charnière, tu étais proche de Jean Eustache, de Philippe Garrel. La critique était-elle avec eux un sujet de discussion ?
Je vais te décevoir car nous étions tous concentrés sur les films que nous étions en train de faire et pas beaucoup sur les critiques. En revanche, j’ai été à un moment attaché de presse et programmateur des cinémas La Clef et Le Seine. Le Seine appartenait à Éric Duvivier, le neveu de Julien, qui avait aussi une société de production qui faisait tourner Pierre Clémenti, Jacques Dufilho, etc. Ses films étaient financés par des laboratoires pharmaceutiques et tous portaient sur la maladie, la folie. J’avais déjà tourné Le Vivarium et Rouge de Chine, j’étais dans une position un peu délicate. On montrait dans ces salles India Song de Duras, Comment ça va de Godard avec qui j’ai fait un entretien pour le dossier de presse, La Montagne sacrée de Jodorowsky, les films de Marcel Hanoun, avec qui je suis devenu très ami.
C’est Henri Langlois qui t’a donné l’idée de programmer des films contemporains qui ne sont pas dans les circuits, des films d’avant-garde ?
Je ne découvrais à la Cinémathèque que des films qu’on ne voyait nulle part ailleurs. Des films un peu étranges, de jeunes réalisateurs inconnus. Tout le monde était accueilli à bras ouverts, que ce soit par Mary Meerson ou par Henri Langlois. Le fait qu’un film soit projeté même une seule fois à Chaillot lui donnait pour toujours son bulletin de naissance, sa fiche d’état civil, et au réalisateur son baptême de cinéaste pour l’éternité. D’ailleurs, les premiers films de Garrel étaient programmés presque uniquement à la Cinémathèque.
En 1975, un homme, qui bien plus tard deviendra ministre de la Culture, a écrit un bel article sur ton film Né dans lequel jouent Fabrice Luchini, Catherine Ribeiro et Michael Lonsdale…
Né, c’est la première syllabe de négation, c’est un film hégélien. Effectivement, le film a été en grande partie rejeté par la critique et le public, sauf par Frédéric Mitterrand.
C’est lui qui a écrit dans le magazine 20 ans : « Jacques Richard ressemble à ces lycéens de Terminale, dont on ne sait pas s’ils vont rafler tous les prix, ou mettre le feu au lycée ! ».
Ma sœur Chantal Poupaud était l’attachée de presse du film et je me souviens de la première critique parue sur Né : « Le prototype du film tuant qui vide une salle en cinq minutes. »
Déjà cinéaste, restais-tu attentif à la critique dans ces années 70 ?
Je continuais à lire un peu les Cahiers et surtout Cinématographe, où je trouvais des entretiens très intéressants. Je voyais toujours beaucoup de films en salles de cinéma.
Tu réalises ensuite un film assez audacieux, Rebelote au début des années 80.
C’était un choix militant, je voulais repartir aux origines du cinéma. Le muet était une façon de revenir à l’image sans sacrifier à la facilité des dialogues, ceux-ci pouvant ramener le film dans un contexte plus narratif et psychologique.
Le film est sélectionné à Cannes en 1983 et la critique semble te suivre…
Jacques Poitrenaud l’a pris dans la sélection Perspectives du cinéma français. Rebelote dure une heure vingt, mais c’est tout de même une épreuve pour le public de voir un film muet en noir et blanc… La critique était en grande partie subjuguée par Léaud et assez positive aussi. Même ceux qui le détestaient, en particulier pour sa voix, l’appréciaient ! C’est un film qui m’a permis de réaliser ensuite Ave Maria. Depuis 1975, mes films divisent la critique, une partie ne me supporte pas du tout, une autre partie me suit. Il n’y a pas de consensus, ce qui me convient assez. Actuellement, je ne lis plus aussi régulièrement les critiques. D’une manière générale, je la trouve assez bienpensante, une pensée unique s’en dégage, signe de notre époque d’ailleurs. Même au Masque et la Plume, que j’écoute de temps en temps car cette émission reste amusante : lorsqu’ils ne sont pas d’accord, c’est toujours pour des raisons périphériques, à travers une vision assez similaire, assez formatée.
En 1984 sort ton film Ave Maria, qui subit une campagne d’une rare virulence, portée par des associations d’extrême droite.
La représentation de la religion a toujours provoqué des réactions disproportionnées de la part des intégristes, quels que soient leurs bords. Que ce soit Le Miraculé de Mocky, Je vous salue Marie de Godard ou La Dernière Tentation du Christ de Scorsese. Beaucoup de salles de cinéma ont eu peur de projeter Ave Maria.
Comment a réagi la critique ?
Charlie Hebdo, Le Canard enchaîné, L’Humanité et La Croix m’ont soutenu. Les autres pas vraiment. Libération avait titré « Navet Maria »… Je n’étais pas blessé, car ça fait partie du jeu, un journaliste a le droit de s’exprimer. En revanche, ce qui me dérange c’est de comprendre, en lisant leur prose, de quelle philosophie ça vient. Au Monde et à Libération, certains vont systématiquement descendre mes films. Ce ne sont que des positions idéologiques, et là, c’est un peu dommage… Ce qui me dérange aujourd’hui, c’est l’effet du matraquage. Pour qu’un film existe vraiment, il doit être pris en charge par tous les relais de communication. En outre, rares sont aujourd’hui les films d’auteur qui peuvent rester plus de trois semaines sur plusieurs écrans. On a même inventé le terme de « petit film » que chaque spectateur, même inconsciemment, a intériorisé. On est condamné à offrir un chef-d’œuvre, il y a une injonction à combler constamment le public.
Et si je te demandais quel ouvrage de critique tu as chez toi ?
Eh bien, chère Nadia, ce n’est pas un livre, mais un coffret de DVD de Serge Daney où, peu de temps avant sa mort, il parle brillamment du cinéma en général. J’aime aussi beaucoup Jean Douchet et certains écrits de Roland Barthes.