Forte

Entretien avec Katia Lewkowicz

Que la sortie de Forte, directement sur Amazon Prime transforme ou non les règles en vigueur reste à voir. En attendant de connaître son impact sur les débats, toujours en cours, autour de la chronologie des médias, un autre peut déjà se mesurer, celui sur sa réalisatrice, Katia Lewkowicz, qui revient sur un cas de figure inédit.

Comment s'est mise en place cette sortie sur une plateforme ? Quelle a été votre implication ?

Copyright Céline NieszawerL'initiative est venue du producteur, sous l'impulsion de Melha Bedia. Ce film avait été développé par elle ; je suis arrivée dans un second temps sur ce projet. Le travail était harmonieux au point que toutes les décisions se prenaient entre nous trois, sur l'idée que si deux étaient convaincus, le troisième suivait. En l'occurrence, ils ont été très vite certains qu'il fallait déplacer Forte vers les plateformes. J'avoue que ça ne m'a pas réjoui, mais l'avenir était des plus incertain : nous avons été confinés le lundi 16, Forte devait sortir le 18. La tournée province de soixante dates venait de s'achever, la promo s'achevait. Le distributeur nous a dit qu'il ne savait pas quand on pourrait reporter la sortie, ni s'il aurait suffisamment d'argent à remettre au pot pour la visibilité. On s'est dit qu'il n'y avait de toutes façons pas de bonne solution et, donc, comme Melha et le producteur étaient convaincus, je les ai suivis.

Il n'y avait pas de bonne solution, mais pourtant au cours d’une interview dans Quotidien lors du confinement, Melha Bedia a clairement dit que cette mise en ligne était le moyen qu'un maximum de gens voient Forte...

...C'était une volonté claire bien avant la crise sanitaire : nous avons fait ce film pour qu'il puisse divertir le maximum de personnes. Donc qu'il fallait aller là où sont les gens. Avec le confinement les salles étaient fermées, c'était le moyen de leur amener le film. Cette certitude a été renforcée par les réactions très enthousiastes lors de la tournée province. C'était presque injuste de devoir attendre un an ou je ne sais quel délai pour sortir Forte en salles.

… Cette idée d'un « maximum de gens » bute contre une politique des plateformes SVOD qui est de ne pas communiquer ou très peu sur leurs audiences. Vous ne savez donc a priori pas combien de personnes ont vu Forte à ce jour.

4146787.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxx On n'en sait effectivement rien du tout si ce n'est par, et c'est assez fou, les milliers de messages reçus sur les réseaux sociaux depuis la mise en ligne. L'effet est dix mille fois plus fort qu'avec une sortie salle, où il n'y a même pas d'effet retard : certains postent des messages pendant qu'ils sont en train de voir Forte, copie d'écran à la clé. C'est assez vertigineux. Cela dit, en tant que réalisatrice, les chiffres ce n'est pas ce qui me concerne le plus. Il m'importe davantage que les financiers s'y retrouvent. Surtout dans un moment où les échos de sociétés à l'arrêt ou pas loin de la fermeture sont de plus en plus forts.

Est-ce qu'il n'y a pas un paradoxe à accepter de proposer Forte à un potentiel public plus fort, puisqu'Amazon Prime a acquis les droits monde...

Pour vingt ans...

… tout en le privant du coup, de sa seconde vie usuelle, vu que cette vente écarte une exploitation vidéo voire en télévision ?

Si, et un gros. Mais le discours que je vous tiens aujourd'hui n'est pas celui que j'aurais tenu hors confinement. Je ne milite pas pour casser la chronologie des médias. Cette mise en ligne est un cas purement exceptionnel. La salle et la VOD ont deux fonctions totalement différentes : la salle éveille un désir très fort chez un spectateur qui va faire la démarche d'y aller, d'acheter un billet, de consacrer du temps à un moment unique. La VOD est un outil incroyable par sa richesse et sa diversité pour alimenter la curiosité des gens, qui se disent : « tiens, ce film-là, je ne serai sans doute pas allé le voir en salle, mais maintenant qu'il est à portée de main, pourquoi pas le tenter ? ». Or, dans ce contexte exceptionnel, reporter la sortie à une date hypothétique allait contre le désir immédiat, très visible lors de la tournée d'avant-premières.

Au-delà de cette envie de faire exister Forte publiquement, l'annonce de cette mise en ligne puis de celle du Pinocchio de Matteo Garonne a donné l'impression d'une impérative survie économique des films. Qu'est-ce que cela dit des fragilités de la chronologie des médias ?

Avant même le cas de Forte, cela fait quelque temps déjà que je me dis que beaucoup de films trouveront sans doute plus leur voie sur les plateformes qu'en salles : l'embouteillage récurrent de chaque mercredi est de plus en plus pesant pour les réalisateurs. Travailler trois ou quatre ans sur un film et voire que sa sortie peut être balayée par un phénomène extérieur n'est pas simple à vivre. Alors imaginez quand c'est le monde entier qui est paralysé. Il fallait, et il va falloir, puisque ce cas de figure est appelé à se reproduire, travailler à inventer un mode alternatif, mais inhérent à chaque situation spécifique. Le sentiment d'urgence a été cependant plus marquant dans le cas de Pinocchio. Sur Forte, mon producteur a réagi rapidement auprès des financiers. Certains ont d'abord été réticents, mais ils ont admis qu'un report de sortie était économiquement trop dangereux, là où cet achat leur permettait au moins de se rembourser. Mais je comprends très bien le point de vue de structures comme Canal+, où, si les films qu'ils financent finissent sur des plateformes, cela met leur existence même en balance. Tout comme pour Jean Labadie, qui, s'il ne vendait pas Pinocchio à Amazon Prime, mettait sa société en péril. Personne n'a tort ou raison quand il s'agit de sauver sa boîte.

Inversons la situation : si Amazon Prime était intervenu dès le départ sur Forte pour devenir son diffuseur exclusif. Auriez-vous accepté de le réaliser ?

C Céline NieszawerOui. D'ailleurs quand le financement du film s'est avéré difficile, j'ai proposé à mon producteur d'aller voir les plateformes... Réaliser aussi des publicités m'a rendue très consciente du nombre de supports audiovisuels existant. Les plateformes montant en puissance, il va devenir crucial pour les cinéastes de les investir, afin de pouvoir continuer à faire le cinéma qu'on veut faire mais aussi d'amener une qualité au public, où que ce soit qu'il pose ses yeux. Par ailleurs, travailler pour une plateforme met d'emblée des choses sur la table : on sait combien d'argent on aura pour faire un film, ce qui évite lors de l'écriture de se dire qu'il faudra prendre tel ou tel acteur selon les desiderata des diffuseurs. Il y a aussi moins d'interlocuteurs. Sans compter le fait de savoir que, de toute façon, il y a un certain nombre d'abonnés, donc autant de spectateurs potentiellement captifs. Ce n'est pas très éloigné de la publicité, où l'argent m'est directement donné par la marque, donc je n'ai qu'un objectif : faire le meilleur spot possible, le reste est totalement évacué, ce qui est loin d'être négligeable. Reste que la sensation de voir vivre un film par sa sortie salle, se retrouver devant des rangs qui rient ou s'émeuvent à l’unisson, a quelque chose d'unique, dans l'énergie et la joie que cela procure. Devoir y renoncer est une frustration.

N'y en-a-t-il pas une aussi par la sorte de dépossession de Forte, qui donc appartient à Amazon Prime pendant vingt ans ?

J'ai effleuré cette question avec le générique du film. Celui que j'avais construit énonçait tous les participants économiques, Canal, France 2... Désormais, c'est remplacé par « Amazon présente ». Je trouve ça vertigineux, mais il ne faut pas oublier qu'au bout du bout du bout, les films n'appartiennent pas aux réalisateurs. Nous les faisons mais ils sont la propriété des producteurs. Là encore, mon travail dans la publicité m'a amené à admettre que nous sommes là pour nous exprimer, avec notre sensibilité et l'espoir qu'ils vont accompagner notre travail, mais ils sont nos commanditaires. Aucun de mes films ne m'appartient, ce sont leurs producteurs qui continuent à les faire vivre ou pas.

Les plateformes vont rapidement elles aussi faire face à un problème de contenus : leurs productions internes sont elles aussi stoppées ou retardées par la crise sanitaire. Il y a donc une certaine logique de leur part à se tourner vers des films conçus à l'extérieur : les acheter leur revient bien moins cher que de produire les leurs, et ils y trouvent de quoi alimenter leurs flux. Si je suis votre analogie avec le milieu publicitaire, cela revient à faire de Forte, un consommable. Comment le percevez-vous ?

Pourquoi tu pleures Mais j'ai la même impression avec le cinéma depuis longtemps. Le jour où est sorti Pourquoi tu pleures ? mon premier long métrage, j'ai été saisie par la pensée d'avoir fait quelque chose qui permettait aux personnes qui gèrent les colonnes Morris, aux sociétés qui vendent du pop-corn de gagner de l'argent, aux gens qui écrivent dans les journaux de gagner leur vie. Et que la semaine suivante, ce serait le tour de quelqu'un d'autre. Ça été une suffocation de se dire que mon film était aussi un produit, mais c'est resté gravé en moi. Ce qui est très nouveau est qu'effectivement, les batailles qui se livrent dans le cinéma sont à propos de contenus. Et que les plus forts dans cette affaire aujourd'hui sont les plus gros catalogues, ou qu'il y a de quoi s'inquiéter qu'ils deviennent américains ou chinois au gré des ventes. Cette modernité amène aussi des questions importantes : qu'est-ce qu'est aujourd'hui le cinéma français, en tant que produit culturel ? Doit-il le rester ? Mais pour moi la question d'un film en tant que produit est réglée à partir du moment où, que ce soit en salle ou sur une plateforme, il faut payer pour voir. Donc il y a une fonction commerciale.

En tant que créatrice, ce poids de plus en plus prégnant de l'industrie ne vous pose donc pas de problèmes ?

J'entends des gens du milieu se dire : « Est-ce que les films de Claude Sautet pourraient faire les mêmes entrées dans l'époque actuelle ? » Mais ils oublient qu'à l'époque il y avait moins de choix. Le public se ruait donc en salles. Tout est complètement chamboulé, de la consommation des films à la manière dont ils sont regardés, qui a totalement changé. Ce qui n'est pas forcément négatif : ma mère s'est abonnée à Canal+ et puis un jour je suis tombée sur elle devant un film de Lars Von Trier et elle m'a dit « Je ne savais pas ce que c'était, j'ai regardé, c'est pas mal ». C'est d'une force inouïe. Nos enfants ne regarderont pas les mêmes films que nous, mais ils auront accès à des films qu'ils n'iraient pas voir s'ils n’allaient qu'en salles. Les réalisateurs doivent avoir ça en tête : pour que des gens soient prêts à payer le même prix, dix euros, pour aller voir un film dans un multiplexe que pour un abonnement d'un mois à Netflix, il faut qu'on réfléchisse à notre force de proposition sur grand écran. Sans compter que Forte aurait pu se retrouver face à un blockbuster Marvel en salles. A partir de là, il est nécessaire en amont de se demander ce qu'on peut amener aux gens, à prix de billet égal.

Restons sur cette notion de proposition : les plateformes de SVOD pourraient à l'avenir réduire l'engorgement des films qui sortent en salles chaque semaine, en préservant leur économie. Il était jusque-là très compliqué pour l'industrie du cinéma français de régler cette question, puisqu'il était compliqué de procéder à une sorte de sélection naturelle, qui désignerait quel film « mérite » ou non d'être en salles...

Ce n'est pas encore aussi pragmatique. Entre autres parce qu'il y a encore des surprises. Il suffit de prendre en compte le succès phénoménal d'Au nom de la Terre, alors que le milieu y croyait si peu qu'il aurait pu finir sur une plateforme. C'est ce qui reste extraordinaire dans nos métiers, et qui pousse à faire les films avec le maximum de sincérité. Mais ça marche aussi à l'inverse : beaucoup de films formatés pour les salles ont connus de lourds échecs l'an dernier. Il est du coup impossible de hiérarchiser les choses, puisqu'il y a régulièrement des contre-exemples.

Avec cette « sortie » de Forte, vous avez été une sorte de pionnière dans un climat où le clivage entre les salles et les plateformes reste très marqué. Quelles réactions avez-vous reçu de l'industrie ? S'il est clair que le choix des plateformes a été économique, vous a-t-il mis en porte-à-faux vis-à-vis d'elle ?

J'ai été très surprise : c'est évidemment ce à quoi je m'attendais et au contraire, j'ai reçu des messages forts de soutien, qui me confortent dans l'idée que la ligne « la salle c'est du cinéma, la SVOD ce n'en est pas » est à dépasser. Surtout quand il y a des films extraordinaires qui ne restent en salles que deux ou trois semaines et qui vont pouvoir faire leur vie sur les plateformes. Et pour tout vous dire, le jour de la mise en ligne de Forte, je faisais mes courses et j'ai regardé sur mon téléphone si ça marchait bien. Ma première réaction a été de me dire : « Oh, j'ai fait un film que je peux regarder en marchant », puis de penser que c'était ce que font énormément de jeunes aujourd'hui. Et bien, même si, encore une fois, j'ai un amour absolu pour le cinéma en salles, pourquoi pas ? Si ça leur permet de voir des films qu'ils ne verraient jamais autrement, des films qui leur ouvrent l'esprit. C'est notre regard qui est étriqué et pense que l'écran de téléphone est petit. Puisque le leur s'y est adapté, habitué, c'est à nous de réfléchir à comment ne pas rompre le contact.

Justement, la pandémie a relancé le débat autour de la volonté politique d'adapter le système français actuel aux modes de consommation, entre autres en modifiant peut-être la chronologie des médias. Mais pensez-vous que ces sorties de Forte et Pinocchio peuvent accélérer cette démarche dans un sens ou dans l'autre ?

La question ne se pose plus aux USA où beaucoup de réalisateurs, et pas des moindres, font des films pour les plateformes. Il serait sans doute utile que, côté français, les cinéastes investissent encore plus cet outil. Mais à la condition fondamentale que les choses soient claires dès le début : si je n'ai aucun problème pour réaliser pour une plateforme, je veux savoir en amont vers quoi je travaille. Je trouverai pour autant assez dangereux que, demain, des producteurs chez Netflix, Amazon Prime ou autres décident de leur côté, une fois le film en main, qu'il soit exploité exclusivement en salles ou uniquement en VOD. Parce qu'à l'arrivée, de toutes façons, c'est le public qui décidera de le voir ou pas, quel que soit l'écran.

Est-ce que cette expérience a déjà un impact sur votre mode de pensée quant à vos films à venir. Est-ce que vous avez assimilé qu'il fallait intégrer en amont, la possibilité d'une sortie sous cette forme ?

Le grand plaisir des cinéastes aujourd'hui, c'est devoir faire avec des règles pour mieux les retourner... Avoir un cahier des charges économique ou formel, ça me plait. Mais je ne suis pas totalement sûre de les respecter (rires).

© Céline Nieszawer

Alex Masson

Propos recueillis par Alex Masson