Point d’interrogation
Édito de Nicolas Marcadé
Sans avoir fait de statistiques précises, il y a fort à parier que l’usage du point d’interrogation, dans ce numéro de La Lettre, bat un record. Et pour cause, depuis la mi-mars, il paraît bien compliqué de se montrer radicalement affirmatif lorsque l’on veut parler du présent et du futur du cinéma, de la critique, ou de quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. En trois mois, toutes les certitudes se sont dévaluées, tous les « point barre » se sont recourbés en points d’interrogation. Tout est devenu question. Ce qui est à la fois anxiogène, puisqu’il n’y a plus de repère qui tienne, et confusément excitant, dans la mesure où, tout étant remis en question, il y a comme un effet de courant d’air, semant la panique dans les portes et les fenêtres, à la faveur duquel quelques nouveaux possibles pourraient réussir à se frayer un chemin.
Pour nous, et de façon très pragmatique, la première question, au moment de concevoir cette Lettre n°54 en plein confinement, a été de savoir s’il fallait faire un numéro spécial ou bien une édition, si ce n’est « normale », du moins dans la continuité des précédentes. Puis il est apparu que spécial, ce numéro ne pouvait que l’être. Le contexte était spécial. Notre état d’esprit était spécial et celui des gens que nous pourrions interviewer le serait aussi. Dès lors, autant l’assumer pleinement et consacrer entièrement cette Lettre à la crise actuelle. Ce numéro, nous l’avons donc conçu comme une photographie de la profession au moment de l’arrêt total de tout, saisie dans sa stupeur première. Comme un souvenir, pour garder une trace de ce moment et fixer un point de départ pour la suite.
« Le monde d’après » : l’expression a été en quelques semaines adoptée puis consumée par l’époque. Utilisée à tort et à travers elle est devenu une espèce de lieu commun vidé de son sens, que l’on a tendance maintenant à ranger au rebut des gadgets d’une saison, des utopies temporaires, des marottes médiatiques jetables. Et pourtant, même si on sait évidemment que le système mettra tout en œuvre pour que tout, et le plus vite possible, recommence comme avant, il paraît peu imaginable que les conséquences économiques du confinement et les séquelles qu’il aura laissé dans les esprits, puissent rester sans conséquence. Bon ou mauvais, voyant ou souterrain, subi ou pris en mains, il y aura inévitablement un monde d’après.
Pour autant il ne poussera pas de terre à partir de rien. On en parlait déjà avant. Et dans le cas qui nous occupe – le cinéma, la critique – ce qui apparaît en premier lieu c’est que le confinement a été une forme de laboratoire, d’accélérateur intervenant de façon étrangement synchrone avec les débats et les préoccupations qui étaient frémissants juste avant son arrivée. Quelques hypothèses ont ainsi pu être expérimentées grandeur nature. Quelques possibilités se sont désinhibées et temporairement réalisées (à voir ensuite ce qu’il en restera et ce qu’on en fera). On a vu s’accélérer la prise de pouvoir de Netflix et des autres plateformes de streaming, et se renforcer les nouvelles habitudes de consommation d’images du public. On a vu la chronologie des médias s’assouplir pour sortir certains films du réseau des sorties salles et les aiguiller vers celui de la VOD. On a vu pousser sur les réseaux sociaux des communautés d’échanges de films, gérant eux-même leur charte déontologique et leurs rapports avec les distributeurs et éditeurs DVD, indépendamment d’un cadre légal. On a vu ces groupes ouvrir le champ de la cinéphilie, révéler des horizons insoupçonnés. On a vu ce que la presse en général et la critique de cinéma en particulier pouvaient avoir à raconter quand elles lâchent le fil de l’actualité des sorties et des « grands rendez-vous », et peuvent partir en hors-piste. On a vu les festivals inventer d’autres moyens de se faire, d’autres dispositifs pour avoir lieu même sans pouvoir se tenir physiquement. On a vu un monde sans festival de Cannes, et cela a pu (et surtout pourra) par là-même nous permettre d’évaluer ce qu’il en est aujourd’hui de son importance, que ce soit dans nos vies de critiques et de cinéphiles, dans l’économie générale du secteur et dans les jeux d’équilibre entre art et industrie…
C’est de tout ça qu’on parlera dans ce numéro. On en parlera à chaud. Et on n’a pas fini d’en reparler. Le reste – notamment les deux dossiers ouverts dans la précédente Lettre sur la mixité au sein de la critique – on y reviendra dès le prochain numéro, et on peut parier que la collure se fera en douceur, puisque là aussi, c’est bien de changement et de monde d’après qu’il est question.
Que s’est-il passé durant la période du confinement ? On ne le saura sans doute véritablement que plus tard. En attendant voici quelques impressions et quelques faits précis.
Nicolas Marcadé