J’ai perdu ma page
Par Nathalie Chifflet
J’ai perdu la main. Je suis la main qui a perdu son corps, la main qui n’a plus écrit sur le cinéma. J’ai été amputée d’une partie de moi-même. La guerre contre le virus a tranché. Les cinémas ont fermé, nous avons été confinés puis déconfinés sans que les salles ne rouvrent. Plus aucun film sur grand écran : ma page hebdomadaire consacrée aux sorties de films de la semaine a longtemps été suspendue sine die. Jusqu’à la reprise, dont la date a tardé. Le cinéma va revenir. Ma main orpheline a tracé une croix importante sur le 22 juin.
Choix éditorial : nous n’avons pas de pages culture. Après le 15 mars, j’ai perdu ma page et je ne critique plus aucun film. Nous ne couvrons pas les sorties en VOD dans les journaux de mon groupe de presse quotidienne régionale, médias généralistes et non thématiques et spécialisés en cinéma.
Je ne parle plus des films que sous l’angle des initiatives prises pour leur diffusion. Il s’agit de décrire l’offre disponible : programmation à la télévision ; visionnages gratuits en ligne ; drive-in. Je ne parle plus de cinéma que pour en écrire la crise, les tournages arrêtés, les films reportés, les festivals annulés, les festivals réinventés en ligne. Je consacre au lancement de Disney + une page spéciale et des formats web spécifiques.
Pendant cette crise, je suis une critique sans critique et j’écris sur une grande variété de sujets : la culture à l’arrêt, les transports, l’école, les cultes, la situation sanitaire, la crise économique et sociale, etc. Les pages spéciales succèdent aux pages spéciales. L’actualité est monomaniaque, nous le sommes aussi, tout entiers absorbés à décrire, décrypter, analyser ce choc sans précédent, l’épidémie et ses conséquences.
Que devient un critique de cinéma, qui n’a plus d’espace pour écrire de critiques ? Je suis généraliste, tout-terrain, de terrain. Retour au travail de base du journaliste : traitement de l’actualité, recherche d’informations, enquête et documentation, multiplication des sources et des interlocuteurs, exercice du portrait. L’agenda n’est plus fixe, balisé, prévisible, calendrier arrêté sur les projections de presse, les dates de sorties des films, les interviews calées par une promotion bordée. Il n’y a plus aucun confort : il faut sans cesse s’adapter, réagir, plus que d’ordinaire être en veille, parcourir les sites internet, les réseaux sociaux, s’informer, avoir l’œil. Cet état de vieille permanente oblige à une tension décuplée au vu du caractère inédit, complexe et incertain de la situation.
Être critique privé de critique, c’est vivre le besoin, le manque et la frustration, c’est être ramené à la position du simple spectateur de cinéma, c’est attendre, espérer, désirer.
J’ai perdu ma page et j’ai longtemps attendu de reprendre la main.
Nathalie Chifflet