Le cinéma français s'abonne à la VOD
Par Alex Masson
La crise du Covid-19 aura confirmé une nouvelle habitude du public mondial : la consommation de VOD a explosé. Une déflagration qui impacte jusqu'aux fondements même de l'industrie cinématographiques française, augmentant les fissures qui étaient déjà très visibles. Une révolution serait-elle en marche ?
Alors que les salles sont fermées depuis le 14 mars, il a été question de cinéma comme jamais pendant le confinement. Des audiences records pour la programmation, aussi quotidienne que patrimoniale des chaînes du service public à une progression phénoménale de la VOD (+ 36,5 % pour le premier trimestre 2020, avec une explosion notable depuis le mois de mars), voir des films aura clairement été une des occupations préférées des Français cloîtrés à domicile. La pointe visible, au moins médiatiquement, de cet iceberg aura été l'impact sur les plateformes SVOD. Au premier plan Netflix annonçant un gain de quasiment 16 millions d'abonnés /monde entre fin janvier et fin avril, mais surtout les mise en lignes par Amazon Prime de Forte, la comédie de Katia Lewkowicz et du Pinocchio de Matteo Garrone. Tous deux auraient dû sortir en salles le 18 mars. Faute d'écrans, leur distributeur (pour Pinocchio) ou producteur (pour Forte) ont opté pour un plan B d'urgence, en les vendant à la branche cinéma de la société de Jeff Bezos. Que ces choix soient discutables - Cf. l'entretien avec Katia Lewkowicz sur la question et ses corollaires sur une page voisine - ou pas, leurs raisons économiques sont non seulement des plus audibles, mais elles auront renforcé la fragilité du système français de distribution traditionnel. Jusqu'à résonner comme un ultime coup de semonce visant la fameuse chronologie des médias.
Si l'État, via le CNC avait autorisé, à titre exceptionnel, des dérogations raccourcissant le délai légal de sortie en VOD d'une soixantaine de films distribués début mars et à la carrière donc avortée, Forte et Pinocchio s'en affranchissaient en renonçant à la case Salles pour débouler directement en SVOD. Cette double première en France aura secoué le Landernau de l'industrie cinéma, en posant un jalon de taille, possible bascule de la chaine habituelle de diffusion. Jusqu'à remettre en question l'enjeu du public – Amazon Prime ne communiquant, pour le moment, pas sur ses audiences, difficile de savoir s'il a été au rendez-vous- pour remettre en avant l’enjeu financier.
Rien de honteux à révéler que les tractations effectuées ont permis de rembourser les investisseurs de Forte, comme au Pacte de ne pas être mis en péril, entre autres, par les pertes sèches des campagnes publicitaires effectuées pour la sortie initiale de Pinocchio. Le débat autour du manque à gagner pour les salles – la FNCF, comme l'AFCAE, ont fait savoir avec véhémence qu'elles voyaient ces deux défections comme une trahison- est des plus sensible car il relance celui sur la durée de vie des films en salles. Surtout quand, à fortiori, la menace ne pesait pas pleinement sur Forte, les comédies françaises grand public ayant usuellement plus facilement accès aux écrans que le cinéma étranger hors Amérique (-36,2% d'entrées entre 2018 et 2019 pour une part de marché de 9,6% selon le Bilan 2019 du CNC).
Une inquiétude ne concernant pas que les productions françaises : avant même les mises en ligne de Forte et Pinocchio, certaines majors américaines auront décidé d'annuler les sorties françaises de certains titres énonçant des craintes sur le potentiel d'entrée de stars – Tom Hanks dans L'extraordinaire Mr Rogers – ou d'un registre pourtant populaire – Bloodshot, film de super-héros, soudain relégués au destin des direct-to-vidéo d'antan...
Des exemples très discrets en comparaison de la décision d'Universal de proposer The Trolls 2- Tournée mondiale en VOD, avec succès (100 millions de dollars de locations en 20 jours, soit à peine un tiers de moins que l'exploitation salles américaine du premier volet, mais avec le bonus d'une rentabilité supérieure, le pourcentage de répartition des recettes studio/plateforme étant bien plus favorable à Universal que celui de la répartition studio/salles).
Ces chiffres ont changé la donne : cette même major annoncera rapidement revoir désormais ses stratégies de sorties, entre exclusivité VOD de certains films, ou sorties simultanées salles/VOD sur d'autres. Le mastodonte Disney suivra rapidement la marche en indiquant « repenser ses plans de sorties ». Sans être effrayés par les menaces de boycott de réseaux de salles : qui peut croire qu'elle se passeront des prochains épisodes de licences comme Fast & Furious, James Bond ou Star Wars ?
La place de choix réservée aux blockbusters sera encore plus prépondérante lors de la réouverture des salles. Du moins si l'on en croit l'inquiétude croissante des exploitants, notamment, mais pas uniquement, des circuits, de voir repoussées les sorties de Wonder Woman 1984 ou Tenet, probables machines à box-office, prévues en juillet. Par ricochet, l'angoisse monte chez les distributeurs indépendants, sans garantie du nombre d'écrans réservés à leurs films. La récente recommandation de la Médiatrice du Cinéma n'étant pas des plus rassurante quand elle prône fermement une multiprogrammation. Ses principes vertueux ayant tout pour finir viciés : comment faire de la place à plus de films quand le nombre de projections diminuera, baisse de jauge des salles imposée par les conditions sanitaires oblige, et quand, pour y pallier, les multiplexes doubleront les écrans pour les films à la demande la plus forte ? Quelle autre possibilité pour les autres qu'un partage des séances restantes, entrainant un effet mécanique d'entrées faibles ?
Par crainte de cette débâcle, certains distributeurs ont anticipé la situation, en optant pour des sorties direct-to-VOD, de Nuestras Madres, la caméra d'Or 2019 ou Il était une fois dans l'Est. D'autres se sont saisis de cet outil de diffusion en proposant une concrète distribution alternative, via leurs propres services de VOD (Shellac avec Monsieur Deligny vagabond, puis Technoboss) ou en complétant le dispositif de E-Cinéma (principe de séances en streaming à horaires fixes et géo-localisées, associant les salles de cinéma proches, par un pourcentage sur les achats de tickets virtuels) initié par des structures comme La 25e heure.
Si la COVID-19 aura donc ralenti la planète, elle aura paradoxalement accéléré le mouvement d'une industrie du cinéma placée désormais à l'heure des choix par rapport aux solutions que permettent la technologie. La volonté politique jusqu’alors particulièrement prudente s’en est vue boostée : le 6 mai dernier, Emmanuel Macron annonçait en grande pompe une application de la directive SMA (série d'obligations, intégrant le financement de la création audiovisuelle française par les plateformes de SVOD étrangères) dès janvier 2021. Sans préjuger des négociations ardues - au bras de chemise présidentiel va succéder un bras de fer -, que cela entraînera entre les ministères de la culture et de l'économie et les poids lourds que sont devenus Netflix, AmazonPrime, Disney +, sans compter les prochains entrants (HBOmax, Peacock...).
Les exploitants comme la distribution pourront-ils attendre le résultat, qui ne se fera pas sans concessions, d'un côté comme de l'autre ? Surtout face à une situation d'urgence, quand s’annonce un embouteillage de blockbusters dès 2021, qui rétrécira l'entonnoir déjà étroit où tentait de se glisser la production indépendante. Avec des plateformes qui, face à la pénurie de « produits maison » (à cause des tournages interrompus par la crise sanitaire), accueilleront à bras ouvert toute proposition d'achat de film extérieurs afin d'alimenter leurs flux...
Un des symptômes de la Covid-19 est de redoutables migraines. Elles ne sont rien face à celles que devraient provoquer l'amplification du casse-tête du cinéma français qu'elle vient de déclencher.
Alex Masson