Il fallait être réactif
Par Stéphanie Belpêche
Samedi 14 mars 2020, le bouclage durant lequel tout a basculé. Ce soir-là à minuit, l’État décrétait la fermeture de tous les lieux accueillant du public. Préfigurant la mesure de confinement décidée par le président Emmanuel Macron trois jours plus tard, tout le personnel du JDD a été sommé de rentrer à son domicile, avec son ordinateur portable de bureau configuré avec soin par les informaticiens qui se préparaient déjà au télétravail. Le lundi, la rédaction en chef s’est réunie par vidéoconférence pour élaborer une stratégie. L’objectif premier consistait à protéger les salariés, à s’ajuster au maximum aux contraintes personnelles de chacun, pour effectuer ce marathon qui s’annonçait périlleux. Avec comme mot d’ordre informer nos lecteurs sur tous les supports (print, web, newsletter). À ce moment-là, on ignorait encore que les kiosques resteraient ouverts dans ce contexte inédit, on se préparait au pire. Toute l’organisation interne a été bousculée, et le journal a fait l’objet d’une refonte complète, pour se consacrer intégralement au COVID-19. Il était désormais divisé en quatre grands thèmes : la maladie et les sujets médicaux, la vie confinée à la maison, le traitement politique de la crise, les conséquences économiques et le monde d’après. Les managers des rubriques traditionnelles ont été répartis entre ces différents pôles. Les reporters pouvaient faire des propositions et contribuer dans le domaine de leur choix.
La section Plaisirs, qui héberge le cinéma, a évolué considérablement. Il a fallu s’adapter avec les salles condamnées et les films reportés. Certains collègues étaient mieux lotis : celle qui s’occupe de la gastronomie a dû fournir des recettes de chefs pour la newsletter quotidienne afin d’aider les Français enfermés à redécouvrir les joies de cuisiner ; ceux en charge des séries et de la musique avaient régulièrement de quoi alimenter leurs chroniques, avec le boom de toutes les plateformes de streaming. La page intitulée Le Dimanche de… s’est transformée en portrait de star confinée. Les pages Tendances se sont pliées aux contraintes du coronavirus : un guide pour survivre sans son coiffeur, les albums photo en ligne qui explosent. Mon autre domaine de prédilection, les beaux-arts, était aussi en berne avec des musées portes closes et des expositions fantômes visibles uniquement en visite virtuelle. J’ai cherché par quels moyens je pouvais continuer de faire exister le cinéma. D’abord, la newsletter m’a permis d’écrire un article par jour pour recommander un film aux lecteurs selon des catégories amusantes : le huis clos en écho au confinement (Shining, Buried, Panic Room) ou au contraire l’exaltation des grands espaces pour s’évader (Lawrence d’Arabie, Voyage of Time, La Marche de l’Empereur), le feel good movie pour se remonter le moral (Chantons sous la pluie, Certains l’aiment chaud, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain), l’animation pour parents et enfants réunis devant leur télévision (J’ai perdu mon corps, Vice-versa, Minuscule), les divertissements familiaux (Les Goonies, Jumanji, Harry Potter).
J’aurais pu ajouter les histoires de virus, de pandémie et de zombies, qui ne manquent pas, mais cela aurait été de mauvais goût ! J’ai aussi participé à la newsletter culture Bon Dimanche pour la case dédiée au classique du patrimoine (Une Etoile est née, Diamants sur canapé). Concernant les sujets plus développés, à de multiples reprises j’ai mené l’enquête auprès du monde du cinéma à l’arrêt, en interrogeant distributeurs, producteurs et exploitants sur leur gestion de cette crise sanitaire sans précédent, l’assouplissement de la chronologie des médias, la tentation de la VOD, l’annulation des festivals, l’interruption des tournages, les conditions de la reprise de l’activité, l’embouteillage des sorties à venir, les alternatives (le drive-in)… Avec une question : qui osera essuyer les plâtres cet été si le taux de remplissage des salles est limité à cause des mesures de protection ? Des papiers publiés dans les rubriques Économie ou Plaisirs, la légèreté était privilégiée. J’ai consacré une page à Louis de Funès, meilleur antidépresseur face au COVID-19 (les rediffusions de ses comédies ont battu des records d’audience), en téléphonant à Alain Kruger, le commissaire de la rétrospective qui lui sera bientôt consacrée à la Cinémathèque française, et à Danièle Thompson, la scénariste de La Grande Vadrouille, La Folie des Grandeurs et Les Aventures de Rabbi Jacob. J’ai réalisé une interview d’Arielle Dombasle, revue en janvier dernier au Festival de Gérardmer, qui a accepté de me raconter sa vie recluse dans son appartement parisien. Quand les dates de Cannes sont arrivées, j’ai listé les Palmes d’or qui ont suscité le scandale (Sous le soleil de Satan, Elephant etc.).
Sans oublier, comme la pagination de l’édition papier était réduite, la création d’une rubrique sur le site internet dévolue aux films inédits qui sont sortis directement en VOD ou SVOD. Vus en liens ou en festivals avant le confinement : L’Extraordinaire Mr. Rogers, de Marielle Heller, avec Tom Hanks, Bloodshot, de Dave Wilson, avec Vin Diesel, Shadow, de Zhang Yimou, Pinocchio, de Matteo Garrone, The Hunt, de Craig Zobel, Donnybrook, de Tim Sutton (découvert à Beaune), Bull, d’Annie Silverstein et Charlie Says, de Mary Harron (repérés à Deauville), The Room, de Christian Volckman, et Warning Do Not Play, de Kim Jin-won (révélés à Gérardmer), Tyler Rake, de Sam Hargrave, avec Chris Hemsworth, et La Terre et le Sang, de Julien Leclercq, avec Sami Bouajila, chez Netflix. La liste est longue. Face au COVID-19, il fallait être réactif et flexible, se réinventer et repousser ses limites. Tout en s’armant de courage et en ne relâchant jamais les efforts.
Stéphanie Belpêche