Le chaud et le froid
Entretien avec Emmanuelle Spadacenta et Aurélien Allin
Emmanuelle Spadacenta et Aurélien Allin sont respéctivement la rédactrice en chef et le rédacteur en chef adjoint de CinémaTeaser
Lorsque la fermeture des cinémas a été annoncée le 14 mars, quel était l'avancement du numéro 93 du 1er avril ?
Aurélien Allin : Miss avait déjà été redaté, Mourir peut attendre... On ne pensait pas que ça allait aller jusque-là. Comme l'a dit Emma, il y a des mois où l'actualité en salles est insuffisante pour faire le magazine dans le respect de notre ligne éditoriale. Chaque année en avril, il faut être inventif.
E.S. : On a notamment des problèmes de couverture. Pour le mois d'avril, la fermeture des salles nous a conforté dans notre choix de mettre Doona Bae en couverture, pour la série Kingdom sur Netflix. Quand on a vu que les salles fermaient, on était plutôt satisfaits d’avoir fait ce choix. Comme on avait ces neuf jours, on a essayé de coller le plus possible à ce qu'un confinement exigeait : les gens allaient regarder des films et des séries chez eux. On a donc essayé d'étoffer le magazine pour qu'il soit d'actualité pour ces gens, mais finalement on a quand même réduit la pagination de 16 pages. Le magazine en faisait 100 au lieu de 116 comme d'habitude. On a été obligé. On n’a pas changé les délais, on a bouclé quand il fallait boucler.
A.A. : Les neuf derniers jours ont été un peu violents. Le sommaire a bien changé. Enlever 16 pages, c'est pas mal...
E.S. : Il y a facilement 50 % du magazine qui a dû être changé en neuf jours. On a retiré beaucoup de choses qui avaient été faites au dernier moment. Par exemple, j'avais fait une interview de Rodrigo Sorogoyen pour Madre, dont la sortie était prévue le 22 avril. CinemaTeaser est partenaire du film : forcément, tu veux vraiment accompagner la sortie, tu enlèves très vite tes pages pour les garder pour la sortie effective du film... Est-ce que tu les compenses ou est-ce que tu ne les compenses pas ? C'était extrêmement confus comme période : parfois les attachés de presse n'avaient pas été assez réactifs (mais parce qu'ils ne le pouvaient pas, je ne blâme personne) ou on me disait que les films allaient tout de même sortir, mais en VOD... On avait des informations sur des distributeurs qui voulaient mettre à disposition leurs films en VOD, et finalement ça ne s'est pas fait. Pour Mano de obra, on avait eu vent que le film allait être mis à disposition en VOD.
A.A. : Ça avait été dit dans le JDD, Libération...
E.S. : Voilà, on avait demandé confirmation et on avait laissé le sujet, avec une indication extrêmement floue du support. Il fallait parfois abdiquer : tu as les infos que tu as, et tu imprimes. Pour The Hunt, on avait de la chance : Universal nous avait dit qu’il sortirait en VOD pendant le confinement. J'avais quand même une interview de Craig Zobel de 6 pages. Beaucoup d'attachés de presse et de distributeurs ont joué le jeu, ont essayé d'épauler la presse - en tout cas, nous on s'est sentis épaulés - avec des informations qu'ils nous transmettaient dès qu'ils les avaient. C'était un moment de panique et d'extrême confusion, on a tous fait avec les moyens du bord.
Certains papiers reportés étaient signés par des pigistes ? Comment ça s'est passé économiquement : vous les avez payés ou vous avez reporté le paiement ?
E.S. : Si je ne m'abuse, très peu de papiers de pigistes ont été reportés. Mais tout est en discussion permanente avec les pigistes. Pendant le confinement, on a payé des papiers car on s'est rendu compte que des pigistes perdaient des sous. De façon très pragmatique, il n'y avait plus rien à écrire dans certains médias dans lesquels ils travaillaient par ailleurs. On a donc essayé de les accompagner. Puis, à un moment, le magazine est en stand-by. Là, ce sont des discussions permanentes avec les pigistes, qui comprennent la situation, qui savent aussi qu’après, ça ira mieux.
A.A. : Et puis les pigistes nous ont en plus aidés : ils nous ont apporté des sujets !
E.S. : On est dans la presse indépendante, tout est fait en discutant beaucoup. La clé, c'est le dialogue avec les pigistes, qui savent aussi que le coup dur qu'ils subissent, nous on le subit autrement, en tant que presse indépendante, et il y a une sorte d'entraide qui se met en place. Il y a eu zéro conflit avec les pigistes. En tout cas, je pense qu’ils ont compris qu’on avait fait ce qu’on pouvait.
Le numéro sort le 1er avril, les kiosques sont censés être ouverts mais ce n'est pas forcément le cas... Quel impact ça a eu sur les chiffres de ventes papier (car vous proposez aussi une édition numérique) ?
E.S. : On était en constante discussion avec notre régleur, qui nous disait combien de points de vente étaient ouverts, lesquels étaient fermés... Mais là encore, c'était une très grande confusion. On distribue aussi beaucoup dans les grandes surfaces, qui restaient ouvertes finalement, donc là ça allait à peu près. Mais on savait que pour les gares, les aéroports, les stations de métro, c’était mort... A fortiori, tu tires un peu moins. Je ne vais pas te donner les chiffres de vente, mais on est contents d'être sortis en avril. Parce qu'on est très fiers d'être d'allés au bout, d'avoir proposé à nos lecteurs et à nos abonnés un numéro qui les accompagnait quand il n'y avait plus de cinéma, pour prouver que la culture et le cinéma étaient quand même chez soi, même si les salles n'étaient pas ouvertes. Après, quand les films ne sortent pas, que les DVD ne peuvent pas être pressés... c'est normal qu'un annonceur doive enlever sa pub, aussi. Ça s’est un peu senti dans l’économie du numéro. J'entends des confrères dire que c'est à ce moment-là qu'ils ont le plus vendus, que les gens étaient hyper demandeurs de culture, etc. Il y a quand même une mise à disposition des titres de presse qui n'a pas été faite : il y a toute une partie d'un réseau qui a été fermée, donc je ne vois pas comment tu peux vendre autant, voire plus pendant le confinement que d'habitude. Mais je les crois sur parole ! Ce qui est vrai, c’est qu’on a enregistré beaucoup d’abonnements.
A.A. : On s'est fait livrer un tout petit stock à la maison, et on avait été prévoyants sur les capacités d'envoi. On a vendu pas mal de numéros à l'acte, sur le site. Les lecteurs qui n'avaient pas de kiosque près de chez eux nous ont commandé le magazine directement sur le site et on le leur envoyait au fur et à mesure des semaines.
E.S. : On avait aussi mis en place un système. On avait tous les points de vente, donc les lecteurs pouvaient nous appeler pour savoir lequel vendait le magazine près de chez eux. Ça, on ne le fait pas trop d'habitude, mais là on l’avait mis en place. Si quelqu’un voulait sortir de chez lui, se déplacer pour aller acheter le magazine, on savait exactement où il pouvait se le procurer. Il fallait aussi qu'on accompagne nos lecteurs dans cette démarche-là.
Le 23 avril, vous annoncez qu'il n'y aura pas de numéro de mai, et que les abonnements sont prolongés d'un mois. Quel était l'état d'avancement de ce numéro au moment de son annulation, et quels sont les facteurs, hormis les sorties salles au point mort, qui ont conduit à cette annulation ?
E.S. : La question des annonceurs se pose rapidement. Ça a été l’une des raisons pour ne pas faire le numéro de mai. Mais on avait énormément d'idées pour ce numéro : on pense profondément qu'avec les pigistes on aurait pu sortir un numéro, mais comme on ne savait vraiment pas à quelle sauce le cinéma allait être mangé en juin, on s'est interrogé. On avait l'idée d'un mélange de froid et d'actualité (SVOD) comme d'habitude. On aurait éventuellement pu faire un super numéro de mai en matière éditoriale, mais en juin qu'est-ce qui se serait passé ? Comme les circonstances font qu'on ne peut pas faire un numéro de mai, tout ce qu'on avait comme idées pour mai, on les transvase en juin. Ce sont des questions de volumes de piges, d'annonceurs... Est-ce que tu ne sors qu'en numérique ? Ce n'est pas juste pour les abonnés. Il fallait qu'on s’arrête, qu’on reprenne nos esprits, qu’on prenne conscience de ce qui était en train d'arriver.
A.A. : Au départ, on y tenait à ce numéro de mai. Mais la situation faisait que ça devenait compliqué. On a préféré tout miser sur un beau numéro de juin. On se disait qu'en juin ça allait repartir, du moins on l’espérait. On a misé sur un numéro de 116 pages, avec ce mélange d'actu et de froid. Je crois que c'était une bonne décision. Je voulais faire ce numéro de mai, mais je ne regrette pas d'avoir mis en pause.
E.S. : Quand tu es de la presse indépendante, c'est fragile. Tu ne peux pas dire que tu risques un numéro, même s'il ne te rapporte pas d'argent. Non : s'il ne rapporte pas d'argent, tu arrêtes là.
A.A. : On ne voulait pas présumer ni de nos forces ni de l'état du marché.
E.S. : On ne savait plus non plus les habitudes de consommation des gens. C'est terrible dans ces cas-là : tu es dans une période de doute.
A.A. : Surtout que c'était la sale période où absolument personne ne parlait de culture. Sur Twitter, les internautes se demandaient pourquoi les JT ne parlaient pas de culture. Et personne ne parlait de cinéma. Est-ce que ça signifiait que les gens n'avaient pas envie de penser cinéma ? En même temps on voyait bien que les gens regardaient plein de choses en VOD, en SVOD. Mais c'est compliqué d'analyser le marché en restant enfermé chez soi. Et comme le dit Emma, quand on est petit et indépendant, il faut savoir raison garder de temps en temps, et ne pas mettre toutes tes billes sur des choses qui sont un peu dangereuses.
Sur des papiers qui relevaient de l'actu dans le numéro de mai, les diffuseurs acceptaient ou comprenaient que les articles prévus pour un magazine mensuel papier soient reportés ?
E.S. : Ils n’ont pas eu trop le choix ! Quand tu travailles avec des Français, ils sont extrêmement au courant de ce qui est en train de se passer et ne vont pas te causer de problème si ton numéro ne sort pas, en te mettant le couteau sous la gorge ! Ils étaient plus dans l'accompagnement de ce qui était en train de se passer que dans la rétorsion ou dans un quelque chose qui n'avait absolument pas lieu d'être. On travaillait aussi en direct avec des agents et des attachés de presse américains. Sur certains sujets, on allait directement chercher les choses là-bas. Quand tu leur dis que ça va être reporté sur le numéro d'après, je crois qu'ils s'en moquent.
A.A. : Pour te donner un exemple concret, on a eu Tzi Ma en direct avec son équipe. On a fait la démarche d'aller demander à son équipe, parce que c'est un acteur qu'on aime beaucoup, et comme il avait une actualité avec Tigertail et L'Adieu, que c'est quelqu’un qui parle assez peu souvent, on s'est dit que c'était le moment d'essayer de le faire « en froid ». On a donc expliqué à son équipe qu'on le voulait, mais qu’on n’était pas sûr de pouvoir imprimer un numéro en mai, que ce ne serait peut-être qu’en numérique... Ça ne leur a pas posé trop de problème. Ils préféraient le print, mais comprenaient la situation. Puis, on les a prévenus que l'interview serait finalement publiée en juin en print : L'Adieu, dont on est partenaire, sortait en DVD à ce moment-là ! Ils n'ont eu aucun problème avec ça. Ils savent que la situation est compliquée : ils la vivent aussi. Ils préfèrent avoir un papier en retard ou pas à la date prévue, plutôt que pas de papier du tout. Ils ont été vraiment compréhensifs. D’ailleurs, toutes les personnes avec qui on était en contact, que ce soit en France ou aux États-Unis, ont été compréhensifs et arrangeants.
E.S. : On n’a jamais eu l'impression de travailler « contre », mais toujours « avec ». Je suis presque nostalgique de cette époque, où tout le monde te disait : « pas de problème », « aucun souci », « je comprends »... (rires). Au téléphone, tu avais trente minutes, tu en prenais en fait quarante parce que tu demandais aux gens comment ça allait, ils te demandaient comment ça se passait en France... Il y avait une patience chez tout le monde, et l'envie de travailler dans le même sens. Je n'ai presque jamais connu ça. Les Américains te répondaient...
A.A. : On a pu faire des Skype !
E.E. : Oui, on a pu faire des Skype au lieu de phoners : tu voyais les gens...
Cet état d'esprit s'est reporté sur le numéro de juin, que vous avez conçu et bouclé alors que n'avait pas encore été annoncée la date de réouverture des salles...
E.S. : C’est problématique. D'un coup, on reçoit des mails annonçant que tel film sort le 8 juillet : nous, notre numéro d'été ne va pas sortir avant le 15. On va prendre du temps pour le faire. On a bouclé trois jours avant l'annonce de la réouverture. Après, tu n'as pas le choix : c'est le problème du print. Eurozoom, par exemple, comptait sortir Ip Man 4 à la réouverture des salles. Honnêtement, ça fait quelques semaines maintenant qu'on nous parlait beaucoup d’une réouverture au 8 ou 15 juillet. Donc on savait qu'Ip Man 4 sortirait mi-juillet. Finalement, le film sort un peu plus tard [le 29, NLDR], mais ce n'est pas grave : on a fait les choses en deux temps, on soutient le film et on arrange les pages pour, aucun souci. Ce qui était providentiel pour le numéro de juin, c'est qu'on avait une couverture Spike Lee. C'était la meilleure configuration possible : le film qu'on voulait mettre en couv’, c'était un film Netflix qui n'était donc absolument pas dépendant de la réouverture des salles. Après, le reste du sommaire était effectivement constitué d’une partie de ce qu'on voulait mettre en mai. C'était de la curiosité : d'aller chercher chez Amazon, d'aller chercher des séries... À ce moment-là, tu as besoin des pigistes : ce sont des forces de propositions. Et dans le numéro, il y a énormément d'actu. Même quand on fait L’Extraordinaire Mr. Rogers, le film est encore de l'actu.
A.A. : Ça a été bénéfique de ne pas avoir peur d'être légèrement en retard. Moi, j'adore traiter l'actualité. Je sais que c'est parfois mal vu, parce qu'on a quelquefois l'impression que traiter l'actualité dans ce métier, c'est faire uniquement de la promo. C'est l'opposé de ce que je pense. Mais pour le coup, arriver à faire de l'actu un peu en retard, sortir une interview en sachant que les lecteurs auront vu le film, c'est un peu décomplexant. En juin, on a des interviews de Marielle Heller ou de Alma Har’el, pour respectivement L’Extraordinaire Mr. Rogers et Honey Boy. Il était hors de question qu'on perde ces interviews qu'on avait envie de faire. Quelques semaines plus tôt les films sortaient en VOD... Même si c'était légèrement en retard, ça ne nous posait pas de problème parce qu'on se disait que les lecteurs seraient intéressés, car ils avaient eu l'occasion de voir les films quand ils étaient chez eux. C'était agréable de faire les choses de cette manière, sans pression d'être dans le « chaud » chaud.
E.S. : Surtout, je suis toujours très étonnée quand j’entends dire qu'il n'y avait pas d'actu. Ce n'est pas parce que les salles sont fermées qu'il n'y a pas d'actualité ! On est un magazine de cinéma, on doit traiter du cinéma. Et je suis désolée, mais le cinéma, il n'est pas qu'en salles. Il est principalement en salles - on est les premiers à le défendre - mais qu'on ne me dise pas qu'il n'y a pas eu d'actu pendant trois mois.
A.A. : En plus, dans les cas d'Honey Boy et de L’Extraordinaire Mr. Rogers, ce sont des films qui sont, à la base, faits pour la salle, et qui ne sont juste pas sortis. Parce que leur distributeur ne voulait ou ne pouvait pas les sortir, peu importe leurs raisons... Ce sont deux films qui nous ont plu énormément, et ce n'est pas parce qu'ils sortaient directement en VOD qu'on allait les ignorer. Effectivement, c’est faux de dire qu'il n'y avait pas d'actu : en dehors de la SVOD et des « Originals » Netflix ou Amazon, il y avait beaucoup de sorties.
E.S. : On a été obligés de faire du « froid » à côté aussi : avec une interview de Peter Ramsey sur ses jeunes heures de storyboarder, par exemple. Ça ne se raccroche à rien dans l'actualité. Mais pour faire un magazine il nous fallait ça : du froid, des sujets déconnectés. Mais par contre, il y avait de l'actu.
Craignez-vous que les distributeurs qui ont découvert qu'ils pouvaient être réactifs, par exemple en sortant Bloodshot ou Honey Boy en vidéo du jour au lendemain, adoptent de plus en plus cette stratégie-là ?
A.A. : Oui, c'est une crainte. Si on reprend l'exemple de Bloodshot, on n’a pas su qu'il sortait : on n’a pas reçu le communiqué de presse. J'imagine que des médias « digitaux » l'ont reçu, parce qu'ils sont dans la cible de l'immédiateté. Mais certains ne comprennent pas que tout média print qu'on est, et même mensuel, on peut traiter les choses, et être prévenus des choses.
E.S. : On nous bassine avec les réseaux sociaux en permanence : combien de followers, combien de likes... Et puis quand il faut annoncer une sortie numérique, on n’existe plus. On a des réseaux sociaux ! Pour une fois, employez-nous pour les réseaux sociaux et pour le site Internet ! C'est une stratégie qui m'est complètement passée au-dessus. Après, j'imagine qu'il y a eu aussi une panique et peut être - et là ils ont raison - une événementialisation de la sortie. « Surprise, dans une semaine ce sera dispo » : tout le monde est là à en parler ! Je n'ai pas vu Bloodshot, mais on ne peut pas nier que le film a fait un buzz de dingue. Mais oui, ça me fait peur, parce c'est mettre complètement de côté notre travail de journaliste. Dans ce cas de figure, on parle de films qui s'extraient complètement de tout travail critique. Je laisse les distributeurs décider de ça : après tout, ça n'est pas plus grave qu’un distributeur qui va sortir un film en technique, dans une seule salle... À la limite, ces films-là sont des films sur lesquels la presse n'est pas invitée à travailler, sauf en retard. C'est le moment où nous on retrouve notre travail, mais un peu différent : on arrive après, les gens ont déjà vu le film. On fait un travail éditorial dessus après coup. C'est ce qu'on a fait pour Honey Boy.
A.A. : On a appris la sortie d'Honey Boy en VOD quelques jours avant le bouclage du numéro d'avril. Donc on a passé une chronique dans ce numéro-là, parce qu'on avait eu la chance de voir le film. Après, comme on l’avait aimé, on ne voulait pas en rester là, donc on s'est dit qu'on allait faire un entretien, qu'on a décroché par nous-mêmes.
E.S. : C'est là qu'on doit être décomplexés pour faire des choses en retard : si on fait le travail éditorial en retard, je suis sûr que ça plaît aux lecteurs de lire une interview sur un film qu'ils ont vus. Oui, ça me fait un peu peur cette façon dont un distributeur peut mettre son film en ligne, et toi tu ne fais plus du tout partie de la conversation. Mais c'est à nous d'essayer de rentrer dans la conversation après coup, avec ou sans les distributeurs, puisque Alma Har’el, on est allée la chercher directement par son attaché de presse. Finalement, le travail n'est pas si différent. Si un distributeur ou un attaché de presse n'accompagne pas un film pour la presse, il faut faire autrement et ne pas abdiquer. Oui, c’est dommage quand, du jour au lendemain, un film que tu attends depuis des mois et sur lequel tu essaies de faire des trucs, tombe d’un coup sur Internet... Et notre travail ? On le fait autrement. De toute façon, il faut être réactif dans ces moments-là, sinon tu arrêtes tout.
Pour conclure ?
E.S. : J'aimerais qu'on soutienne les attachés de presse et les distributeurs, et j'aimerais aussi qu'on pense à la presse indépendante. Parce qu’on fait partie de la presse, et on fait partie de la culture, c'est à dire deux des domaines les plus problématiques en ce moment. Quand il y a eu ce vide total dans la communication autour de la culture, on s'est dit qu’on ne servait strictement à rien, et que tout le monde s'en moquait. C'est vrai que tu te reposes sur tes lecteurs, mais tu commences à avoir peur : tu fais quand même partie de deux secteurs qui sont totalement sinistrés. Là, ça commence à revenir, mais je déplore un peu cette toute petite niche dans laquelle on est. Les attachés de presse ont été super : j'ai eu des appels, il y a eu des messages sur Twitter... Mais finalement, on se dit qu'on est là pour soutenir les sorties, qu’on s'accroche : est-ce que dans l'autre sens les gens pensent à nous ? Parce que les premiers auxquels on pense, ce sont les exploitants, on l'a compris. Après, on a vu beaucoup d'infos sur les tournages, avec ces fameuses images de Montmartre « figé dans le temps »... Ensuite ils ont pensé aux distributeurs : dans quel état étaient les distributeurs indépendants ? On a vu beaucoup Amel [Lacombe, NDLR] de Eurozoom prendre la parole et elle a eu raison ; Jean Labadie du Pacte, qui a fait exactement, je pense, ce qu'il fallait faire pour sauver sa boîte. Tout le monde s'est débrouillé... Loin de moi l'idée de juger qui que ce soit parce que tout le monde, dans cet état de panique total, a fait ce qu'il pouvait pour sauver des emplois, garder sa boîte ouverte, etc. Et puis, il y a eu cette petite niche que tout le monde, à un moment, a ignoré : la presse culturelle, les pigistes, les attachés de presse. Maintenant, ça commence à refaire un peu de bruit. Les attachés de presse ont réussi à se mobiliser ensemble [en fondant le CLAP, NDLR (voir article)] et à interpeler le CNC. On commence à voir apparaître des papiers sur les journalistes et les pigistes culturels qui, on le rappelle, n'ont pas de travail en ce moment. Parce que même si les musées rouvrent, un pigiste ne peut pas forcément travailler. Ce n'est pas parce que le 22 juin les salles vont rouvrir qu'un pigiste en cinéma aura forcément des choses à écrire.
Propos recueillis par Michael Ghennam