Pigiste à l’heure de la Covid
Par Philippe Rouyer
Avec la fermeture des cinémas et l’interruption des sorties de films en salles qui alimentaient une grosse partie de mes tribunes, il a bien fallu m’adapter. Je n’ai pourtant pas à me plaindre. Si mes revenus de pigiste se sont retrouvés sérieusement écornés après la perte de certaines commandes, j’ai pu largement sauver les meubles grâce à la réactivité et à la confiance de mes supports habituels, à ma DVDthèque et aux fulgurants progrès du numérique. Nul doute que ma capacité à travailler aurait été bien moindre si ce confinement avait eu lieu avant l’expansion d’un Internet à très haut débit qui a permis la tenue de multiples visioconférences, l’enregistrement d’émissions de radio et de télévision à distance et, pour un vaste public, l’accès en streaming à une grande partie de l’histoire du cinéma via les plateformes de VOD et SVOD. C’est d’ailleurs à ce sujet que nous, critiques de cinéma, avons eu un rôle à jouer. Une fois suspendues la ronde des sorties en salles et les injonctions de se précipiter pour découvrir telle ou telle nouveauté, que visionner sur son lieu de confinement ?
Dans le magazine Psychologies, où j’envisage ma page cinéma comme prescriptrice, la question s’est posée avec d’autant plus d’acuité. Comme tous les mensuels, le numéro d’avril, bouclé avant le confinement, a vanté des films qui ne sortiront qu’à l’automne. Mais dès le numéro de mai, bouclé le 20 mars, ma page était rebaptisée « Home Cinéma » et j’y recommandais un choix de titres sortis en DVD en février-mars (également accessibles en VOD) avant de proposer un petit guide des plateformes pour s’aventurer hors Netflix. Plus classiquement, dans les numéros suivants, j’ai commenté des sélections de sept films « qui font du bien » en juin, « pour prendre l’air » en juillet. J’y voyais l’occasion de faire partager mes coups de cœur dans un dosage ludique de classiques célébrés par tous et de perles plus rares.
À Positif, le chantier était tout autre. La revue a pris la décision de continuer à paraître avec sa pagination habituelle, soit plus d’une centaine de pages destinées à un public cinéphile et exigeant. Or, notre mensuel consacrant en temps ordinaire un bon tiers de ses livraisons à l’histoire du cinéma, il y avait chez les rédacteurs un appétit et des connaissances qui se sont avérés fort utiles. Les dossiers, comme celui du numéro de mai, consacré aux actrices françaises, ont pu être enrichis. Ce qui m’a permis de faire un entretien téléphonique avec Hafsia Herzi au moment même où la crise sanitaire venait de la contraindre à interrompre le tournage de son deuxième long métrage comme réalisatrice. De nouveaux ensemble ont été entrepris : autour de la publication française des Mémoires de Woody Allen, des séries télévisées, de Sergei Loznitsa dont on avait pu suivre la rétrospective intégrale au Centre Georges Pompidou en janvier dernier… Privé de ses trente pages annuelles de recension des films de Cannes, le numéro de juillet-août a été transformé en un spécial Hollywood : au volumineux dossier Blake Edwards (soixante pages sur lesquelles les rédacteurs planchaient depuis déjà plus d’un an) se sont adjoints des textes sur des vétérans d’Hollywood (Henry King et William A. Wellman) et sur trois cinéastes contemporains dont on attend avec impatience un nouveau film ces prochains mois (Christopher Nolan, Wes Anderson et Denis Villeneuve).
Cela va sans dire, l’absence de films nouveaux a pesé à toute la rédaction de Positif. En avril, j’ai regretté de ne pas aller à Beaune à la découverte des dernières tendances du polar. En mai, j’ai terriblement regretté de ne pouvoir aller prendre le pouls de la création cinématographique mondiale à Cannes, pour la première fois depuis plus de trente ans. Malgré tout, ces numéros ont été confectionnés dans la bonne humeur, avec le plaisir de disposer enfin du temps et de la place pour écrire sur tout ce dont nous avions envie. Jamais la critique n’avait été aussi proche d’un art d’aimer. Une poignée d’articles sur des films inédits décevants sortis sur des plateformes ne nous a pas moins permis de renouer avec une écriture plus polémique. Enfin, nous avons choisi de maintenir en juin notre couverture sur le Michel Ange d’Andreï Kontchalovsky vu en projection de presse avant le confinement : nous avons fait le pari que nos lecteurs seraient intéressés par un entretien avec le cinéaste avant de découvrir son film à la réouverture des salles.
En modifiant les règles du jeu, le confinement nous a contraints à changer nos habitudes, à penser notre métier différemment. Une de mes grandes joies est d’avoir pu continuer à enregistrer des émissions télévisées du Cercle… à la maison. Sur un format plus court, avec seulement trois chroniqueurs autour d’Augustin Trapenard, et la plateforme MyCanal comme terrain de jeu pour un libre accès aux films nécessaires à nos décryptages d’extraits, la spécialité de l’émission. Comme il n’était pas question de rejouer nos débats d’il y a quelques mois sur tel ou tel film, la décision a été de privilégier une approche thématique : les soignants et le confinement, ou bien le désir sous toutes ses formes. Cette formule nous permettait d’opérer tous les rapprochements imaginables pour faire dialoguer, par exemple, Dernier Amour de Benoit Jacquot et Deux Moi de Cédric Klapisch. La plus belle innovation, à mes yeux, a été notre spéciale Bong Joon-ho, une émission entière pour analyser, extraits à l’appui, l’univers et le style de l’auteur de Parasite. L’expérience nous a enchantés. Une prochaine émission spéciale est en préparation avec Claude Lelouch. Et nous devrions poursuivre l’an prochain, dans l’idée de prendre du recul avec l’actualité des salles pour mieux écouter nos envies de cinéma.
Philippe Rouyer
Président du Syndicat Français de la Critique de Cinéma