CARLO CHATRIAN (Italie)

Directeur artistique de la Berlinale (Allemagne)

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LES FESTIVALS ET LA CRITIQUE

A Pierre et Jean, les deux pôles du monde où j’ai grandi

Comme beaucoup de mes collègues, j’ai été critique de cinéma avant de continuer dans le domaine des festivals. En quoi cette expérience influence mon travail de sélectionneur est difficile à dire. Cependant, je sais que, encore aujourd’hui, l’acte de gribouiller sur un cahier des pensées, d’exprimer mes doutes ou mon enthousiasme lors d’un coup de fil ou par email accompagnent et précèdent toute œuvre de sélection. Il y a dans cette démarche la volonté de remettre en question, non pas tant le film que mes propres goûts – qui sont très volatiles, soumis aux vagues de la mode, du moment, de l’humeur.
Certes, les films, parfois, s’imposent et demandent une réponse immédiate. Néanmoins, j’ai compris qu’élargir l’horizon du regard, mettre en action sa pensée et la faire réagir avec celle d’autrui peut offrir des surprises. Au fond, il s’agit d’entendre ce que le film suscite, en termes de réactions, de sentiments, d’émotions.
Il y a plusieurs façons d’exercer la critique : personnellement, je ne l’ai jamais considérée comme une affirmation de soi. Ayant grandi dans une région frontalière, plus que l’appartenance à une langue, à une communauté, à une paroisse, c’est le désir de voir ce qu’il y avait de l’autre côté des montagnes qui m’a poussé. La critique comme miroir d’un monde partagé en deux, héritage de la Deuxième-guerre mondiale… Un monde où il y a les bons et les mauvais, où il faut choisir son camp, mettre en place l’artillerie, bien viser les objectifs les plus faciles et tirer… Où les cinéastes se répartissent entre ceux qu’il faut défendre et ceux qu’il faut descendre, à tout prix … Tout cela m’a vite fatigué.

Je dois dire que les festivals m’ont permis de dépasser cette dynamique. Voir des films en série, passer du film du réalisateur attendu à un autre qui n’a que son titre pour se présenter, écouter les suggestions d’un groupe qui est à chaque fois différent, plus large et hétérogène que celui avec qui on se confronte jour après jour, donne à l’analyse une tournure plus ample, moins focalisée sur le jugement et mieux disposée à remettre en question ses principes. Les festivals sont pour moi des lieux d’ouverture, où la question de la mise en scène acquiert une multitude d’expressions.
Le début de ma fréquentation des festivals en tant que critique a été synchrone avec ma découverte des textes de Serge Daney, qui ont été pour moi un important contrechamp. Précurseur d’un monde qui n’avait plus de barrières insurmontables, il “passait” d’un sujet à l’autre, d’un monde à un autre, en découvrant d’autres cinématographies, en faisant entendre des voix nouvelles, en mettant en relation le (re)connu et le nouveau, le noble et le populaire, le haut et le bas. Ses textes sont une invitation au voyage. A travers le temps, dans l’espace et avec l’esprit.

Souvent on réduit le travail des festivals à l’acte de sélection, alors que ce qui m’intéresse et me donne du plaisir c’est aussi et surtout faire de la programmation. Construire des hypothèses qui sont comme des chemins qui passent d’un film à l’autre et qui dessinent des lignes dans la grande carte qu’un festival représente. Un peu comme dans le montage cinématographique, il faut éviter tout raccord facile, ne pas déprécier l’intelligence du spectateur et donc lui laisser des trous qu’il pourra remplir.

J’ai eu la chance de pouvoir travailler dans des festivals généralistes, ce qui a permis de mettre en dialogue les films du passé avec ceux du présent, le mainstream avec le pointu, l’essai avec la fiction. Si la critique aiguise le regard, les festivals ouvrent des portes. Il faut, bien sûr, garder une ligne de fond et ne pas se perdre dans une programmation qui transforme l’éclectisme en chaos mais, dans un festival, il faut aussi risquer le clash. En sachant que c’est du conflit que, souvent, naissent les passions les plus fortes. Un festival est-il une vision du monde ? Ou serait-il plutôt une maison qui veut accueillir plusieurs mondes à la fois ? En ce qui me concerne, il n’y a pas une bonne réponse. Il y a des réponses qui sont, tour à tour, le résultat d’un travail de longue haleine et d’occasions inattendues. Je me retrouve souvent à penser en termes dialectiques entre l’exigence d’établir une vision qui est le résultat d’un discours cohérent et la volonté d’être suffisamment ouvert pour permettre à tout spectateur de trouver sa place.

La question du public est souvent présente dans le cadre d’un festival, mais j’ai l’impression, en employant ce terme, “le public”, qu’on risque de se tromper. Le public reste toujours de l’autre côté : une fois la sélection accomplie, il sera juge - et souvent les réponses sont des encouragements à être plus audacieux. Après, il est vrai qu’un festival crée des conditions uniques et expose le spectateur à des tours de force qui ne sont pas la norme. Ayant à l’esprit cette dimension, j’ai tendance à considérer la critique comme le résultat d’un acte d’élection. On écrit pour répondre aux émotions, aux sentiments, aux questions que le film a suscité en nous ; dans un festival aussi on choisit un film parce qu’il nous a parlé, parce qu’on a entendu une voix parmi des milliers, et parce que cette voix résonne encore et qu’on voudrait la partager. Entre élection et sélection il y a bien des différences, mais au fil des années les festivals ont progressivement abandonné le principe selon lequel les films devraient arriver chez eux, comme une délégation qui ferait une ambassade, et ils ont commencé à se mettre à la recherche des films au lieu de les sélectionner.

Les festivals, comme la critique, permettent et encouragent un rapport direct avec les créateurs. S’entretenir avec un cinéaste est une partie essentielle de mon travail. Et un grand plaisir. En même temps, en développant des relations, on prend le risque de perdre cette distance qui est la loi dans tout rapport professionnel. Faire la distinction entre la personne et le cinéaste devient parfois impossible et pourtant il faut le faire. La critique a créé et puis nourri le concept d’auteur. Il n’est pas question ici d’en refaire la genèse ; l’important est que ce concept s’est avéré être aussi efficace que flexible. Résultat : la notion d’auteur est devenue aujourd’hui synonyme de réalisateur, avec une acception positive. Les festivals surtout ne peuvent plus s’en passer, même quand ils visent ailleurs. Comme si toute la sélection d’un festival était de facto un “cinéma d’auteur”. Si pour le critique un “auteur” est quelqu’un avec qui on établit un rapport affectif, et que l’on est prêt à défendre même quand sa voix résonne d’une manière moins limpide, pour les festivals et le marché qui les accompagne, “auteur” veut dire valeur sûre et donc vente augmentée. Heureusement, la réalité est plus complexe que cela. Il reste cependant vrai que penser un festival (et une critique) hors de la notion d’auteur est le grand défi du XXIème siècle. Si les festivals aujourd’hui souffrent d’une certaine homogénisation, c’est parce que le monde est devenu plus petit, certes, et que les distinctions culturelles et de langage ont perdu une grande partie de leur pureté, mais aussi parce que la critique a imposé le concept d’auteur comme unique alternative au succès économique.

Il serait naïf de terminer sans mentionner la place grandissante occupée par le marché. Dans ce texte, j’ai souvent employé le terme “ouverture” à propos des festivals. La volonté de faire place au nouveau – la Semaine de la Critique avec sa sélection de premiers et deuxièmes films en est l’exemple parfait – se heurte à une tendance à la normalisation des goûts, qui est un principe omniprésent dans tout marché. Les festivals sont des machines très complexes, ils ont pu grandir en dimension et en puissance parce que le marché a compris qu’ils donnaient au cinéma indépendant la vitrine à laquelle il n’avait pas accès. Critique et festival visent à distinguer certains objets ; leur indépendance des lois du profit assure aux films une position unique. Une sélection et un prix sont une marque ultime de qualité ; toutefois force est de remarquer qu’aujourd’hui les festivals permettent à un nombre toujours plus grand de films d’exister. Plus que certifier leur valeur, ils assurent leur survie. Il me semble que l’explosion, en nombre et dimension, des festivals a enlevé à la critique une partie de son pouvoir. À l’heure des réseaux sociaux la critique renonce souvent à mettre en œuvre un discours et se contente de dire les choses. Ainsi, elle s’expose au poids du marché, à celui de ce que le “public” veut ou voudrait lire ou entendre.

Si d’un côté on remarque avec intérêt une action conjointe de la presse, de certaines institutions et des syndicats pour mieux équilibrer certaines défaillances du “système cinéma” ou des tares héréditaires d’une culture qui heureusement commence à questionner certains acquis, de l’autre il est triste de voir comment la discussion est souvent réduite à la polarité inclusion/exclusion, qui encore une fois me paraît très liée à une logique propre au marché. Dans ce cadre, le rôle d’une critique indépendante et autonome, qui ne se contente pas d’anticiper ou de juger les choix des festivals, est vital. Ce qui manque ce ne sont pas les voix des critiques mais un système qui permette à la critique de déployer son action. Dans l’époque présente, si préoccupée de garder toujours haute la vitesse de croisière, de se déplacer au lieu de voyager, de voir le plus grand nombre de films possible, l’action de la critique peut être un remède puissant. Un peu comme l’oxygène pour quelqu’un qui a perdu son souffle. 

Carlo Chatrian