MICHAEL WEBER
Vendeur et producteur (The Match Factory / Match Factory Productions - Allemagne)
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Quand on se rend dans un grand festival, comme Cannes, et que l’on ouvre n’importe quel journal spécialisé, c’est comme si absolument rien n’avait changé. En revanche, en ce qui concerne la presse généraliste, qui pouvait remplir plusieurs pages sur le cinéma il y a quinze ans, on constate que cet espace a considérablement diminué (même s’il a – parfois - été compensé en ligne). En Allemagne, cette réduction de l’espace dédié au cinéma a conduit à ce que les critiques aient encore moins d’impact qu’auparavant. En revanche, en Angleterre, il est absolument impossible de vendre un film s’il a de mauvaises critiques.
Il y a d’autres immenses variations selon les pays. J’ai été très impressionné par l’impact qu’a, aux États-Unis, la critique en ligne (chose que je n’ai pas encore perçue en Europe). Je ne suis pas tellement d’accord avec l’idée que les réseaux sociaux nuisent à la critique. En effet, ils ont fait de certaines plumes de véritables célébrités. Tout le monde dans l’industrie suit, par exemple, Manohla Dargis, du New York Times. Sa voix sur les réseaux sociaux atteint une audience beaucoup plus large que celle du New York Times. En ce sens, la critique cinéma me semble toujours extrêmement vivante et attractive.
En même temps, il y a actuellement, je pense, des bouleversements profonds dans la manière dont le public perçoit le cinéma, le reçoit, et même en discute, et il me semble que nous sommes un peu en retard par rapport à cela. À tort ou à raison, nous sommes toujours profondément attachés à un certain type de cinéma, qui peut être perçu comme un cinéma de festival, ou ce qu’un critique allemand a récemment présenté comme des “films pour les musées”, qui n’ont plus aucune véritable connexion avec le public. Et dans le même temps, nous rejetons un cinéma “mainstream”, qui se situe à l’opposé de ce cinéma de festival que nous pensons devoir chérir et protéger. J’ai parfois l’impression que nous ne sommes finalement peut-être pas assez curieux, pas assez ouverts à d’autres conceptions du cinéma. Bien entendu la critique continue à jouer efficacement son rôle traditionnel, et un bon retour critique sur un film aide souvent le cinéaste à concrétiser son projet suivant. Il y a néanmoins des limites à ce processus, car, pour que cela fonctionne, il faut vraiment la combinaison de trois facteurs : un succès commercial, même modéré, un succès critique, et un succès en festivals.
Si l’on regarde la carrière de l’un des parrains de ma compagnie, Aki Kaurismäki, ou d’autres cinéastes de la même époque, comme Jim Jarmusch, on s’aperçoit qu’ils ont eu le temps : celui de développer leur style, avec cinq ou six films tournés pour affiner leur approche du cinéma, celui de développer une forme de maitrise de leur art, avant de réaliser les œuvres qui ont été leur grand bond en avant. Ce temps, désormais, n’est plus accordé aux cinéastes. Le public ne le leur accorde plus, mais les critiques non plus. Je pense au cas d’un metteur en scène qui avait percé internationalement avec son premier long métrage. Quand est arrivé son second film, tout le monde s’attendait logiquement à ce qu’il soit sélectionné à Cannes. Et comme ça n’é pas été le cas, la plupart des critiques ont considéré que cela voulait dire que ce nouveau film était forcément moins bon. De façon très révélatrice, j’ai constaté que les critiques ne jugeaient pas ce film sur ses mérites propres, mais par rapport à un contexte et à des attentes. Et j’ai trouvé cela très désagréable. En accordant beaucoup d’importance à des événements qu’ils ne devraient pas prendre en compte, les critiques se privent, à mon avis, du grand privilège qui est le leur : celui d’être indépendants de l’industrie du cinéma. Ce faisant, ils s’enferment, un peu comme des hamsters dans une cage, où la roue tourne de plus en plus vite, et la pression monte de tous les côtés.
Un exemple positif, et lié à la Semaine de la critique, pourrait, en revanche, être celui de The Lunchbox, un film totalement soutenu par la presse, qui a ensuite été également porté par l’industrie, parce que la Semaine et la critique avaient enclenché le mouvement. Ce rôle moteur de la critique peut encore exister, même si certains changements dans le milieu ont fait avancer les limites au-delà desquelles il ne peut plus s’exercer. À une époque, un film de Kaurismäki pouvait, en Allemagne, faire un demi-million d’entrés. Cela ne me semble plus possible aujourd’hui. Même avec un chef d’œuvre pleinement soutenu par la presse, il ne pourrait plus dépasser une certaine barre. Et je pense que ce phénomène est global, et ne concerne pas que le seul cinéma d’auteur.
Mais après tout, nous avons déjà vu passer beaucoup de changements. A peu près cinq ans après le début de ma carrière, le DVD est apparu, et tout le monde a déclaré que c’était la fin ! Mais, contre toute attente, les ventes de DVD sont devenues une des plus grandes sources de revenus de l’industrie, y compris, avec l’aide de la critique, pour le cinéma d’auteur. Puis, le DVD a commencé à chuter, et tout le monde a pensé que c’était la fin, que jamais le streaming ne permettrait le même genre de bénéfices. Mais déjà, on commence à voir les possibilités, encore faibles mais bien réelles, qu’offre le streaming pour le cinéma d’auteur. Pourtant il y a encore cette opposition, pour la critique, entre écrire sur un film lorsqu’il sort dans les salles, ou lorsqu’il est diffusé sur une plateforme. C’est un défi à surmonter. Il devrait y avoir plus d’espace, pour pouvoir accueillir les deux, au lieu d’avoir à faire un choix.
Nous devons sans doute être plus conscient de nos limites par rapport à cette idée d’“aider les films”. Tout ce que nous faisons, que nous soyons critiques ou producteurs, que l’on travaille dans une chaîne de télévision ou dans un festival, sert en fait toujours deux maîtres : d’un côté le public, de l’autre les cinéastes, dont on protège la liberté pour leur permettre de parvenir à créer quelque chose d’original, de nouveau, d’intéressant. Il y a quelques années, la critique a activement soutenu et porté l’émergence de différents mouvements, comme l’école de Berlin en Allemagne, la nouvelle vague argentine, la “weird wave” grecque, et, l’exemple le plus célèbre, le Dogme danois. Tout cela s’est construit avec le soutien de la critique (de manière sans doute moins prononcée pour le Dogme, que Von Trier a vraiment porté lui-même). Mais, à moyen terme, aucun de ces mouvements ne s’est imposé sur la durée, car il leur a toujours manqué un vrai succès public. On le voit très bien avec la nouvelle vague argentine : la critique a beaucoup œuvré pour imposer l’idée d’un mouvement, ils l’ont beaucoup mis en lumière, mais, au bout du compte, même si les cinéastes qui appartenaient à ce mouvement (Lucrecia Martel en tête) sont toujours là, il leur a fallu faire leur propre chemin, chacun de leur côté. De la même façon, que reste-t-il de l’école de Berlin, à part Christian Petzold ? Il est peut-être temps de ne pas répéter cette stratégie, de regarder dans des coins totalement différents, de tenter de s’ouvrir, d’apprendre à intégrer les changements profonds qui sont intervenus dans le cinéma.
Propos recueillis par Pierre-Simon Gutman