SCOTT FEINBERG

Editorialiste au Hollywood Reporter (États-Unis)

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« Nous vivons une époque intéressante, surtout en ce qui concerne le cinéma américain, parce qu’il n’y a jamais eu autant de différence entre l’opinion de la critique et l’opinion du public. Si vous regardez les films qui sont premiers au box-office toutes les semaines, ce sont des films que les critiques n’aiment pas particulièrement et si vous regardez les films que les critiques adorent, ce sont plus que rarement des gros succès commerciaux. Donc que s’est-il passé ?

Clairement, quand l’industrie du cinéma est devenue très liée au monde des affaires, quand les conglomérats ont racheté les studios, il a commencé à y avoir une pression pour faire de l’argent avec chaque film : il y a eu nettement moins de paris, et ils se sont focalisés sur des remakes, des suites et des adaptations. Et cela a pris une telle ampleur au fil des années que maintenant la plupart des gens qui veulent raconter des histoires originales et s’attaquer à des projets ambitieux, qui enthousiasment acteurs et réalisateurs, se tournent de plus en plus vers la télévision. Parce que c’est là que se créent désormais les films qui, il y a encore 15 ou 20 ans, sortaient au cinéma. Donc, il n’y a quasiment plus de films à moyen budget. Une des seules raisons pour lesquelles on en réalise encore, ce sont les prix. Parce que certains artistes, studios et cadres veulent encore avoir la chance d’être sélectionnés aux Oscars, d’être à Cannes, etc. Pendant l’année, ils ont quelques opportunités de faire quelque chose de très ambitieux afin de rester dans cette compétition. C’est pourquoi, en tant que cinéphile, je suis très reconnaissant envers les Oscars, qui pourraient bien être la seule chose qui nous protège d’un agenda à l’année entièrement fait de remakes, de suites et d’adaptations.

Les critiques ont encore un rôle important à jouer, même si ce n’est pas le même qu’autrefois. Il n’y a plus forcément une foule de gens qui lisent les critiques pour ensuite aller voir les films, mais les gens dans le métier, eux, les lisent, et convoitent ce genre de validation. Ça permet à ces films de vivre, et pas simplement à la télévision. J’ai récemment lu quelque chose d’assez intéressant. Au milieu du XXe siècle, le critique de film du New York Times s’appelait Bosley Crowther : « Crowther avait un tel prestige que pendant 21 ans, entre 1941 et 1961, aucun film n’a gagné l’Oscar du Meilleur Film sans faire partie de sa liste des 10 meilleurs films de l’année […] Et peu de films étrangers ont réussi sans l’imprimatur de Crowther. » Ce que je veux dire c’est que les critiques, comme Crowther il y a des années, et de nos jours quelques noms comme A.L. Scott, peuvent encore faire la différence, dans le métier en tout cas. 

 

Sans les Oscars et toute la grande machine de l’industrie des prix, la situation serait bien peu reluisante. La télévision aurait totalement pris la relève, comme “LE lieu” par excellence, où les bonnes histoires et le travail bien fait peuvent avoir une vie. C’est peut-être ce qui nous attend, c’est peut-être inéluctable. Mais pour encore quelques années au moins, ceux parmi nous qui aiment le cinéma et aiment regarder des choses sur grand écran doivent être reconnaissants aux critiques et aux prix, qui permettent au moins à certains d’y rester. Et il y a encore des critiques de films et des critiques de télé, même au Hollywood Reporter, où je travaille. Alors, peut-être qu’un jour la séparation entre les deux sera obsolète, peut-être qu’il n’y aura même plus une organisation professionnelle pour les films et une autre organisation professionnelle pour la télévision, mais une seule organisation pour les deux. Mais aujourd’hui, il y a assez de différences entre les médias, et assez de contenu dans chaque média pour ressentir le besoin d’avoir différents types de critiques. Mais dans certains endroits, cette différence s’estompe, parce qu’elle s’estompe dans l’expérience du spectateur également. Nous pourrions nous retrouver dans quelques années dans un monde où la plupart des films qui sortent encore sur grand écran seraient, grosso modo, les films IMAX et en 3D, uniquement des choses pour lesquelles nous avons réellement besoin de l’expérience du grand écran, et le reste serait disponible chez soi.

Regarder la télé quand on a un écran géant chez soi, ce n’est pas la même chose qu’autrefois : les télés sont de plus en plus grandes, la qualité de l’image et du son s’améliorent, et malheureusement les cinémas d’art et d’essai disparaissent… Je crois encore que la meilleure manière de regarder un film, c’est sur un grand écran, si le cinéaste a voulu que son film soit regardé comme ça. Amazon m’a récemment permis de voir au cinéma la mini-série de Barry Jenkins, The Underground Railroad. Même si la plupart des gens l’ont vue à la télé. Donc la frontière est très floue actuellement, et je ne dis pas que c’est bien ou mal : c’est un fait. Il n’y a plus de grosse différence quand certains font des réalisations pour la télévision qui sont parfois magnifiques et qui pourraient être projetées en salles. Qu’est-ce qui fait que telle chose est de la télévision et telle chose du cinéma ? Même les Emmy Awards – l’organisation professionnelle pour la télévision aux Etats-Unis - ont dû créer une règle disant qu’il était interdit de faire partie de la sélection des Emmy Awards et des Oscars, ce que certains voulaient faire, parce qu’on ne savait pas clairement s’il s’agissait de télévision ou de cinéma. Cette année, où il y a eu un changement de la date butoir à cause de la pandémie, les choses étaient particulièrement floues car presque tout est sorti à la télé, même ce qui était censé d’abord sortir en salles. Même l’académie du cinéma a décidé d’accepter ce qui avait commencé à la télé, dans la mesure où ils étaient censés sortir en salles. Très peu de gens ont vu Nomadland au cinéma, et malgré cela il a remporté l’Oscar du Meilleur Film. D’une certaine manière, la pandémie nous a forcé à faire face à ces questions plus tôt que prévu. Elles allaient se présenter à un moment ou un autre, mais maintenant il faut vraiment se les poser parce qu’un monde nouveau approche à grands pas.

 

Les festivals de films sont encore très importants. Prenez la scénariste et réalisatrice de Nomadland, Chloé Zhao, son film précédent, The Rider, n’a pas été un gros succès commercial, mais c’était un très bon film que les gens ont surtout vu en festival et qui leur a fait reconnaitre son talent, ceci lui a donné la possibilité de faire Nomadland, et aussi de faire un film Marvel, Les Éternels. Je ne sais pas si c’était son ultime ambition de réaliser un film Marvel, mais ça lui a permis de se faire un peu d’argent afin de, je suppose, continuer de faire des films de moins grande envergure. C’est donc là que les talents sont révélés. Et les critiques sont, encore une fois, très importants car ce sont eux qui voient tout et critiquent tout pendant ces festivals. Ils peuvent défendre des personnes qui, autrement, n’auraient jamais eu l’attention des studios, ni même de Searchlight Pictures. C’est encore comme ça que l’on se fait un nom. Beaucoup de gens se sont fait connaître au Festival de Cannes ou à la Semaine de la Critique par le passé et ont eu l’occasion de faire des choses de plus grande ampleur parce que cela leur avait permis d’être découvert.

Les années 1980 ont été la décennie où les films d’arts et d’essai ont commencé à exploser, avec Miramax, Focus, Sony classics, etc. D’un coup, on n’avait plus besoin du soutien d’un studio pour réaliser un film. Donc des gens très talentueux l’ont fait et ont pu être découverts. En fait, cela a commencé à démocratiser le métier. Puis les changements technologiques ont permis à tout le monde de réaliser un film ; les festivals de films ont permis à tout le monde de montrer son film ; et les critiques ont permis à tout le monde d’être reconnu pour avoir fait un bon film. Chacune de ces étapes est donc importante. »

Propos recueillis par Michael Ghennam